(… juste une matière…): Contrebandes Godard 1960-1968

Préambule. Les livres apparaissent et disparaissent des rayons des librairies au gré, non du vent, mais des ventes. Ils circulent tant bien que mal, et tandis que cette forme de jeu (au chat et à la souris) se déroule, il y a non seulement à lire, mais aussi à voir – à perte de vue. Il suffit de peu – un léger défaut d’attention – pour que tel ouvrage qui nous était pourtant ô combien destiné s’évanouisse aussitôt, comme s’il n’avait jamais matériellement existé. Il se manifeste parfois en nous une telle démangeaison de découvrir, par le toucher, par le regard (par tous les sens en fait, même les plus déplacés), un tel désir de mémoriser, d’accrocher en nous quelques vestiges de ces explorations, que nous nous trouvons souvent, même quand de belles rencontres se sont effectuées, au bord du manque – ce qui est proprement insensé. De découverte à découverte, il nous faut sans cesse témoigner de ce qui ne nous laisse pas en repos, non en en faisant la critique (au sens ordinaire de séparer le bien du mal, de trier le bon grain de l’ivraie, ou même de donner de simples conseils de lecture), mais plus simplement, en racontant ce qui nous est arrivé (pourquoi nous nous trouvons soudain, une fois de plus – même si infinitésimalement –, changés). L’écriture de chroniques pourrait être tout d’abord de l’ordre du pense-bête (titre de Topor) : on range dans notre tête et, ce faisant, tissons en contrepoint le récit de cette mise en ordre (ou en savant désordre) qui, après tout – du moins peut-on l’imaginer –, pourra concerner quelques lecteurs (trois péquins ou cent mille, peu importe).

1.

Je ne me souviens avoir découvert l’existence des Éditions Matière en 2008 dans la librairie Le Monte-en-l’air en tombant par surprise sur un livre d’un certain Laurent Cilluffo (auteur dont j’ignorais alors tout – il ne faut pas se leurrer : nous avons beau avoir bâti avec le temps de solides bibliothèques, nous restons fondamentalement des ignorants) qui m’avait intérieurement commandé, non seulement son acquisition immédiate, mais aussi d’en faire au plus vite une petite recension pour la revue Neuvième art. Plus tard, le lien avec ces éditions s’est discrètement renforcé – certes, de manière discontinue, mais fermement. Peu de livres publiés (je compte au moment où j’écris 37 titres au catalogue – déjà un bel espace dans la bibliothèque, mais sans vain débordement), pour l’essentiel toujours stimulants : l’œil accroche le plus souvent à l’ouverture et se met aussitôt en quête de dialogues, essentiellement muets (car la pensée non-verbale s’y montre agissante). Ici le temps passe autrement, le vagabondage ne se déroule pas en sens unique. Le peu de place généralement accordé dans ces ouvrages au bavardage, le goût profond pour les diverses formes de silence (parfois bruyant, mais toujours blanc) qui s’y déploie, le minimalisme quasi-militant (dans sa version la plus acérée, la plus “tranchante”) qui caractérise cette production, ne peut que mettre l’eau à la bouche de celui qui se glisse dans la peau du rapporteur (ou lanceur de bouteilles à la mer).

Une enquête rapide sur internet nous apprend que “créées au début de l’année 2003 par Laurent Bruel et Nicolas Frühauf [tous deux ayant, quelques années auparavant, suivi le cursus d’études (section Design industriel) de l’école Olivier-de-Serres à Paris, puis ouvert un lieu à Montreuil nommé le Dojo cinéma : un cinéma dans une cave, avec des tatamis au sol et des plaques de protection au mur], les Éditions Matière agissent dans les champs de la bande dessinée, des arts plastiques et de la théorie à travers deux collections. La collection Imagème [en écho à Théorème] publie des travaux de bande dessinée, ou en rapport étroit avec la bande dessinée. La collection Un se divise en Deux [reprise d’un fameux slogan maoïste] publie ensemble des dessins et de la théorie, en des livres à tous égards tranchés.” On pourrait continuer à copier/coller ce qu’on trouve sur le site de l’éditeur (ou dans la revue Collection n°5 qui propose un long entretien, réalisé en novembre 2015, avec Bruel et Frühauf, cosignant solidairement leurs réponses), car y accédant, nous sommes projetés dans un espace très concret où ceux qui le nourrissent ont de la suite dans les idées et savent parfaitement faire passer ce qu’ils font. “Constituées en association loi 1901, les Éditions Matière sont membres du Syndicat de l’édition alternative (SEA). Le public est invité à vérifier de quelle alternative il s’agit.” De ces deux collections, je ne connais (un peu) que les livres de la première (la seconde n’existant apparemment que sous forme de projet quasiment mort-né). “Imagème publie des travaux de bande dessinée, ou apparentés à la bande dessinée, chacun dans son genre s’attachant à faire valoir la clarté de la ligne, une exigence de minimalisme, et, nouant le tout, le primat de la forme sur la substance — de la présentation sur la représentation. Dessins publiés par la bande, les travaux que rassemble la collection Imagème ambitionnent de constituer un corpus original de textes-en-images.”

Ayant à proximité quelques ouvrages de ce corpus, je tente ici – très rapidement – d’en prendre quelque chose comme l’empreinte (donner à voir par des mots – pas si simple, mais tant pis, lançons-nous) : 1. New Wanted de Laurent Cilluffo, sésame déjà cité de la rencontre avec Matière : une traversée d’une grande ville américaine en proie aux événements d’un quotidien dont la banalité est, comme il se doit, hantée par des figures mythiques du fantastique urbain (ici Godzilla). Remarquable réussite, non seulement en tant que recherche d’un langage, d’un style, d’un espace plastique, architectural, mais aussi en tant réflexion sur “ce à quoi le monde s’occupe” qui implique un point de vue sur “comment le Monde est occupé”. Ce n’est pas un hasard si ce livre est évoqué en bonne place dans Le minimalisme, un ouvrage cosigné avec Jochen Gerner (La Petite Bédéthèque des Savoirs aux éditions du Lombard, 2016). 2. La Méthode Bernadette, catéchisme d’un genre résolument nouveau (nous dit Laurent Bruel, son auteur et éditeur) apparu en 1934, à l’aube du Front Populaire : superbe travail de composition en noir et blanc où d’épatants cartons “comme au temps du cinéma muet” nous insufflent qu’“il faut que les âmes religieuses luttent contre l’art matérialiste, cubiste et communiste”, tandis que les images, ironiquement commentées (ça frotte à qui mieux mieux), souvent projetées telles des ombres chinoises, ou en papier noir découpé, s’affirment dans leur modernité, parfois suprématiste. On l’aura compris : s’affirme ici un art du montage qui nous procure cette jouissance relative au sentiment qu’il s’agit là, clairement, d’une vraisemblable mystification, sans pour autant nous priver de la possibilité de nous illusionner – mais c’est cela qui crée justement le plaisir de lecture exploratrice : cette ambiguïté entretenue entre le vrai, le faux, le matérialisme et la foi. 3. Explorations de Yuchi Yokoyama (sept autres volumes du même auteur au catalogue de l’éditeur) dont le “texte” n’est composé que de retranscriptions idéogrammatiques de sons (onomatopées, bruits divers). Dans un entretien ponctuant l’ouvrage, Yokoyama nous dit que “Jadis, dans le monde où nous vivons, il n’y avait pas de début, pas de fin, pas d’introduction, pas de développement, pas de dénouement, ni de conclusion.” Dont acte. 4. Le programme immersion de Léo Quievreux, de plus grand format (le double des précédents – plus proche de ce que à quoi on s’attend quand on pense “livre de bande dessinée”, mais non cartonné). Y pénétrant par effraction, comme sur cette autre scène où les idées circulent en plus ou moins grand décalage avec les images, on ressent ce silence très particulier d’où surgit parfois quelque chose comme un bruit blanc – l’irracontable (qui n’est pas l’indessinable) devant être sonorisé intérieurement (et non musicalisé) par des morphologies dysharmoniques. Il s’agit d’un livre que ne se relit jamais deux fois de la même façon, imposant au lecteur d’avoir plusieurs têtes, comme un magnétophone (dans l’ordre : effacement, enregistrement, lecture). 5. Etc. Je regrette (par exemple) de ne pas avoir à portée, au moment où j’écris ces lignes, Tarzan contre la vie chère de Stéphane Trapier paru en 2014 dans cette même collection. Mais les bons regardeurs, devraient pouvoir, au simple énoncé de ce nom, faire surgir quelques images dans leur tête, tant le style graphique de cet auteur est parmi les plus frappants de notre temps.

J’ai aussi sous les yeux quelques livres (3 publiés en octobre 2016, et 6 en novembre 2017) d’une autre collection, Matériaux, que l’éditeur présente ainsi : “une bande + des dessins = une bande dessinée : voilà le principe, formel, concret et minimal au possible, qui préside à cette collection de leporellos dont chaque opus offre à un auteur quatorze panneaux articulés [de 11.5x15cm] où (se) jouer des caractéristiques physiques, structurelles, narratives, sémantiques et esthétiques de la bande dessinée.” Les Oulipiens nommeraient probablement les “guère épais” ces ouvrages pouvant être expédiés en affranchissant une enveloppe ordinaire d’une simple Marianne. J’en ai donc neuf sous les yeux, ne connaissant de leurs auteurs que trois d’entre eux : les excellents Nicolas Nadé (publié aussi dans la collection Imagène), Manuel et José Parrondo (ces deux derniers m’étant déjà familiers via notamment leurs ouvrages à L’Association). Particulièrement sensible à la rigueur minimaliste qui gouverne cette collection (ce que l’on pourrait étendre, comme déjà suggéré, à la totalité de la production des Éditions Matière), je ne saurais que recommander aux lecteurs qui me font l’honneur de me suivre d’aller y voir de plus près, car en décrire le “contenu” ne pourrait qu’en appauvrir le charme – certes discret, mais subtilement actif.

2.

Sorti en librairie le 6 février 2018, Contrebandes Godard 1960-1968 est un ouvrage d’assez grand format (25×34) et d’une certaine épaisseur (224 pages), superbement composé (l’identité graphique des Éditions Matière étant aussi singulière et rigoureuse que pouvait l’être jadis celle des Éditions Futuropolis). Ce “monument” (n’ayons pas peur des mots) ouvre impeccablement une nouvelle collection, Séquences, dirigée par Pierre Pinchon, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université d’Aix-Marseille et aussi critique d’art – ses champs de recherche s’étendant aux 19e (il a travaillé notamment sur Gustave Moreau et Odilon Redon) et 20e siècles. “Positionnée à la croisée du cinéma, de la photographie, du dessin, de la peinture, de l’installation et de la sculpture, Séquences présente ainsi des bandes dessinées élaborées dans d’autres champs que celui de la bande dessinée, mais aussi des storyboards, des romans-photos, des publicités et autres productions fondées sur une progression d’images invitant à une lecture dans le temps.” Étant donné la qualité de réalisation et la valeur documentaire et analytique de ce premier ouvrage, on ne peut qu’espérer que cette singulière collection s’enrichisse au plus vite de nouveaux opus (on nous souffle à l’oreille qu’un volume par an serait le rythme envisagé pour les temps à venir).

© Éditions Matière


1960-1968 :
entre la sortie d’À bout de souffle et certains événements – dont on fêtera (on ne peut plus, hélas, officiellement) le cinquantenaire cette année – où Godard s’était fait maltraiter par plus radical (du moins en apparence) que lui, avant qu’il ne dépose les outils de la production cinématographique disons “classique” (même si le plus souvent fauchée) au profit d’une nouvelle forme de contrebande (se positionner en bande à l’écart pour œuvrer à la naissance d’une plus que nécessaire contre-culture ; une bande plus que jamais à part, même s’il s’avérera impossible d’accorder un authentique anonymat à qui porte un nom tant martelé : le fameux jeu de mot sur le nom de God/ard/t restant imperturbablement inscrit en lettres de néon sur le frontispice du temple de la cinéphilie). Très récemment, Le Redoutable, film ô combien ambigu, faussement dévot et redoutablement récupérateur (au sens où il est avant tout tentative de faucher une parcelle de gloire à quelqu’un qui dépasse le consensuel imitateur qui s’y emploie, tout en le reformatant au goût du jour : réduction jivaro ratée pour le coup, personne n’ayant suivi, tant du côté du grand public qui n’en avait cure que de celui des nostalgiques des sixties plus ou moins éclairés pour qui mimer n’est pas jouer), a vainement tenté de porter de rudes coups de butoir à cette prétendue addiction d’un autre âge. Mais (Contrebandes Godard l’atteste), l’empreinte de cette increvable cinéphilie militante n’est pas prête de s’effacer. Seul mot d’ordre : print the legend, et que les trop bavards se taisent. Godard a presque disparu, du moins physiquement, de notre environnement. Il est devenu, depuis déjà un certain temps, une sorte de fantôme mélancolique (surgissant parfois dans les volutes de fumée incessante de ses fameux cigares). Il faut à la fois un satellite contrôlé par Google et la viralité des réseaux sociaux pour nous offrir – pour mettre à nu, furtivement, de manière forcément décevante, mais qui ne peut qu’aussitôt se propager – une brève suite d’images animées de l’homme ordinaire Godard, marchant en compagnie d’Anne-Marie Miéville (clin d’œil people : “tiens, ils sont toujours ensemble”) dans une rue de Rolle. Banalité du cliché volé (comme Blanchot sortant d’un supermarché dans les Yvelines). Le vrai Godard (l’indomptable : celui qu’on ne peut si aisément domestiquer) demeure un artisan secret qui n’a pas encore commis son dernier “collant”, ni typographié son dernier mot, n’en déplaise à ceux qui ont déjà ironisé son oraison funèbre. Adieu au langage donnait un sacré coup de relief à ce qui persiste, en vers et contre tous, à donner forme à l’idée de poésie. Un nouveau film, Image et parole (les deux mots au singulier), est en gestation, probablement encore moins consensuel avec son époque que le précédent.

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Mais revenons à nos moutons ou plutôt à ce livre qui, pour une fois (photos obligent ?) n’est pas imprimé sur papier ivoire, mais qui garde, sur son dos, les fameuses bandes jaunes et blanches caractéristiques des Éditions Matière (doit-on penser aux papiers peints à la Tardi, aux travaux de Buren ou à rien d’autre que ce que l’on saisit immédiatement et qui nous touche ? La réponse est facile). En couverture, un fragment d’un roman-photo (ou ciné-roman) tiré d’À bout de souffle (Contrebandes Godard ne montre pas moins de trois adaptations de ce film sous cette forme inattendue – en 1960, 2 pages pour Le Hérisson ; en 1962, 54 pages pour Votre film ; et en 1969, un feuilleton en 50 épisodes pour Le Parisien – qui, à elles-seules, occupent quasiment la moitié de la surface du livre) dont l’agrandissement rend sensible le tramage des images. Transformation essentielle sur le plan matériel : on est alors projeté dans l’univers de l’imprimé et non plus dans celui de la pellicule. En quatrième de couverture un autre agrandissement, mais cette fois d’une case de bande dessinée publiée dans un improbable numéro du journal Figaropravda (dont le personnage joué par Eddie Constantine – Yvan Johnson, masque occasionnel de Lemmy Caution – est l’envoyé spécial à Alphaville). En pages de garde, deux planches de 13 rue de l’Espoir, une bande dessinée par Paul Gillon que, petit, je n’arrivais pas à lire dans le France Soir de mon grand-père (et d’ailleurs pas davantage vingt ans après, une fois rééditée aux bons soins des Humanoïdes Associés) où, de manière curieusement didactique, sont révélés aux lecteurs quelques secrets de fabrication propres aux auteurs de la Nouvelle vague (“Mais où est la caméra ? Elle est cachée dans la voiturette de poste qui venait à leur rencontre. Pour filmer, en conservant à la scène tout son naturel, Jean-Paul, réalisateur de la Nouvelle Vague est parfois contraint de faire de l’acrobatie. La vendeuse ne se sait pas filmée et traite Françoise comme une cliente ordinaire. La scène est « comme dans la vie »”). Symétriquement, dans les pages de garde finales, deux tracts en bande dessinée de l’Internationale Situationniste écrits en 1967 par Raoul Vaneigeim et où Godard est traité de “flic et curé”, bref de salaud et d’emmerdeur (l’ennui étant le leitmotiv de ces pages).

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Cinq films traités sous diverses formes pour la presse (ou, exceptionnellement, le livre), dont deux (À bout de souffle et Une femme est une femme) sous forme ciné-romans, remplissent la quasi-totalité de l’ouvrage – les trois autres (Le petit soldat, Une femme mariée, Alphaville) suscitant des formes de composition moins codées entre texte et image (les pages strictement en bande dessinée restant très marginales) se déployant sur des étendues de papier plus restreintes. Si l’intérêt du cinéaste pour les diverses formes d’art séquentiel n’est pas vraiment une surprise pour ses spectateurs attentifs, nul (à l’exception de quelques spécialistes – tels les auteurs de cet ouvrage) n’aurait imaginé à quel point Godard avait pu s’engager dans la réalisation de ce qui pourrait passer, si on parcourt ces photos-romans d’un œil distrait, comme du strict matériel publicitaire, propre aux films commerciaux (ce que ces fameux films cherchaient probablement à être dans un premier temps : un bain de jouvence apporté au commerce cinématographique avide de renouveler ses appâts. On sait depuis comment Godard a su entretenir sa légende tout en faisant défaut aux principaux critères de réussite financière de ce commerce, devenant davantage artiste tant exposable que projetable au MOMA ou à Pompidou que valeur sûre de l’industrie cinématographique – perdant magnifique incontournable, tant valorisé qu’insulté, et peu regardé, du moins une fois passé le temps de la “nouvelle vague” proprement dite qui s’éteint peu après le milieu des années 1960).

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Dans son propre (et bien fichu) attirail de propagande, l’éditeur nous souffle qu’“Au-delà de leur aspect promotionnel, les ciné-romans et les bandes dessinées conçus pour À bout de souffle, Une femme est une femme ou Alphaville participent à la fabrication du film chez Godard, en ce qu’ils fonctionnent comme des prolongements du cinéma hors la salle : une extension de l’action de l’artiste à l’ensemble de l’espace médiatique. En somme, le moyen pour Godard d’exercer son art en « contrebandes », de le déplacer vers un contrechamp populaire”. Quitte à perdre ce qui n’est peut-être pas une “âme”, mais le propre de sa recherche formelle, rajoutant de la psychologie là où il n’y en a pas, simplifiant les rythmes. On pourrait facilement trouver des exemples de “trahison” (la toute fin d’Une femme est une femme pourrait en être le sommet, transformant ce qui nous apparaît aujourd’hui comme un sommet d’audace formelle en une petite suite de friandises pour ménagères sentimentales), mais le plaisir, aujourd’hui, consiste finalement à effectuer nous-mêmes de nouveaux détournements, gauchissant notre lecture, retrouvant ainsi l’esprit de cette époque dont nous avons, non la nostalgie, mais plutôt le désir d’en relancer, parfois mélancoliquement, les dés.

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Cet efficace découpage en cases plus ou moins régulières avec incrustations de bulles de dialogues ou de récitatifs dans des images est dû notamment, et pour le meilleur nous dit-on, à Raymond Cauchetier, le plus célèbre photographe de plateau de la Nouvelle Vague, qui fut (donc) également “l’un des plus talentueux réalisateurs de roman-photo” – l’appareillage critique de Contrebandes Godard apportant de très précieuses informations sur ce travail des plus méconnus, le revalorisant même à juste titre. Ce travail de fond dirigé par le très documenté Pierre Pinchon s’effectue sur un matériau resurgissant, suite à une exposition au Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) sur le thème du Roman-photo (qui se tient jusqu’au 23 avril 2018 à Marseille). Marie-Charlotte Calafat, conservatrice de ce musée et co-commissaire de cette exposition, est aussi co-auteure des textes (par ailleurs tous remarquables) de cet ouvrage, signant une exploration fouillée des liens entre film et adaptation(s) en ciné-roman, donnant à entendre les protagonistes de cette affaire (je ne peux m’empêcher de songer à la belle émission de radio qui aurait pu accompagner cette enquête). Dans son autobiographie discrètement publiée en ligne, Raymond Cauchetier rend parfaitement compte de son métier : “Le photographe de plateau est un technicien aux fonctions mal définies. On lui demande surtout de faire une photo, place caméra, à la fin d’un plan et de disparaître illico. Car il dérange tout le monde, et fait perdre de l’argent à la production pour laquelle chaque minute doit être rentable”. Quant à ce nouvel artisanat, “nous étions une poignée de photographes, pas nécessairement maladroits mais complètement ignorants des techniques du roman-photo”. Il s’agissait donc d’apprendre sur le tas, Cauchetier sautant sur l’occasion quand Georges Dargaud lui “a proposé de prendre la direction de la revue familiale Chez nous qui périclitait doucement”. On est là directement au cœur du sujet : ces passages, en allers-retours parfois, d’art à artisanat, d’expression d’un langage neuf à sa transcription sous forme souvent des plus dépassées (quelque chose surgit violemment, une autre périclite doucement, et leur alliance doit profiter aux deux). Quelle étrange affaire…

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Et Godard dans tout ça ? Personnage d’autant plus insaisissable qu’on s’imagine à tort le connaître par cœur, il demeure dans son (inquiétante ?) étrangeté, et plus les voiles semblent se lever, plus on en découvre d’autres, plus opaques (me vient aussitôt à l’esprit l’image d’une autre star du vingtième siècle, mais de la génération précédente : Hergé. De ces deux-là, on n’aura jamais fini de proposer tant des biographies que des analyses, des délires fanatiques que des exécrations délirantes. Inventeurs de la modernité active, glissant de droite à gauche sur les planches savonnées des idéologies, tissant des liens entre la clarté de la ligne et l’obscuration du monde, entre production joyeuse, débordante d’énergie, de leur jeunesse et la mélancolie crépusculaire de leurs dernières années qui les rend parfois au bord de l’aphasie, en pleine conscience qu’entre les deux, il n’y a rien). Reprenons la présentation de l’éditeur : “Jusqu’à présent inexplorées, les raisons pour lesquelles Godard s’empare du roman-photo et de la bande dessinée sont multiples : contourner la censure politique ou l’interdiction de ses films aux moins de dix-huit ans, inventer une forme de promotion moderne pour des films nouveaux, concilier cinéma d’auteur et culture populaire, penser un nouveau rapport entre image et texte, prolonger l’acte cinématographique, s’approprier et détourner les mass-media ainsi que le fera à sa suite l’Internationale situationniste…”

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Il est hors de question ici d’écrire sur des dizaines de pages (ce qui serait pourtant assez facile) le journal de bord de cette exploration. Mais, comme déjà suggéré : faire simplement état de la stupeur si contagieuse (du moins espérons-le) de cette étrange révélation qui ne saurait remettre en question ce que l’on a déjà incorporé au sujet de Jean-Luc Godard. Cependant, il convient de noter qu’un tel travail, tant novateur qu’abouti sous forme livre, pourrait contribuer à rouvrir une fois de plus un dossier qui ne saurait être frappé de quelque “instance de fermeture” que ce soit. Ne figeons jamais, ni Godard, ni quiconque (car il est loin d’être le seul) a vécu et travaillé en changeur de formes. Le traiter de génie à l’état pur ou de plus con des suisses pro-chinois ne fait qu’entretenir le livre des vaines péripéties de la culture (l’Histoire – grande ou petite – se nourrit de ça : on se fabrique des dieux vivants pour mieux les insulter. Et on finit par ne plus savoir comment se débarrasser de ce qui encombre le regard et l’esprit, via ces fabriques incessantes d’images de marque plus ou moins établies, pour enfin considérer la matérialité de ce qui nous est offert, projeté ou non, sans devoir le juger autrement que par l’entretien du désir, lui aussi non figé, fluctuant, ouvert, in progress, d’y revenir ou de le quitter).

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Juste une avant-dernière note, au passage – à propos de ce qui aura été probablement le plus novateur de ces échanges entre flux cinématographique et discontinuité narrative sur papier : ce Journal d’une femme mariée publié par Denoël en 1965, peu après la sortie du film quasiment du même nom (dont le titre originel était La femme mariée). Macha Méril, l’actrice, déjà sollicitée pour un bonus du DVD du même film, répondant aux questions de Laurent Bruel, commet au passage quelques erreurs fort peu graves (les mêmes que sur le bonus du DVD), mais, surtout, éclaire intelligemment ce qu’elle a compris de Godard, du temps de leur collaboration. Elle affirme notamment : “Jean-Luc aurait voulu être un poète, un penseur, un agitateur, un philosophe, un scientifique… Il déteste qu’on le qualifie d’artiste, mais pour moi c’est un plasticien.” On se saurait mieux dire. Elle précise même : un graphiste, un typographe. Tout est là. C’est quasiment le mot de la fin. Cessons de prendre JLG pour ce qu’il n’est pas. Tirons certains rideaux poussiéreux et prêtons attention à ce qui s’est concrètement déposé sur le celluloïd : un sens exceptionnel de l’inscription matérielle des signes, qu’ils soient sous forme lettres, figures ou couleurs (souvent primaires). Artiste au sens fort : davantage enfant de Picasso ou Matisse que de Marx et de Coca-cola. Inutile d’en rajouter. Cut.

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Mais, selon une tradition non écrite, il convient de laisser le dernier mot à notre “sujet”. Mais à qui – au final ? JLG ? Non (laissons-le mariner dans son mutisme). Pierre Pinchon ? Pas davantage (son texte remarquable, ô combien éclairant, n’est guère résumable en quelques lignes, et encore moins paraphrasable – il convient donc d’aller y voir de plus près et de le lire dans sa totalité, sans sauter la moindre ligne). Les éditeurs – Laurent Bruel et Nicolas Frühauf ? Oui ! (Pourquoi pas). Recopions donc in fine quelques lignes de leur entretien avec la revue Collection :

 » – Est-ce que vous notez une évolution depuis vos premières publications ? – Pas sûr… Dans les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, il y a celle-ci : Creuse sur place, ne glisse pas ailleurs. Il n’y a pas d’évolution, pas d’horizon à conquérir. Juste ce travail assez besogneux, un peu ingrat, qui consiste à poursuivre inlassablement le même travail. Faire valoir la même chose de façons toujours recommencées, aventureuses, incertaines. – Il y a du plaisir aussi… – Bien sûr, il y a du plaisir. Heureusement. On ne se flagelle pas ! (Rires) Mais enfin, le projet n’est pas de « se réaliser », ce n’est pas une entreprise d’« épanouissement personnel ». Il y a de l’excitation, de la jubilation, des enthousiasmes oui, et puis il y a un partage, une mise en commun : l’une des dimensions principales de cette activité, c’est l’amitié. C’était le point central du Dojo cinéma aussi. Ce qui se constitue, ce qui est mis en jeu, au sein des Éditions Matière, c’est une fraternité.”

Pierre Pinchon, Contrebandes Godard, Éditions Matière, février 2018, 224 p., 40 €