« Désordre » sur la ville : Actoral 2018, Marseille

© Actoral 2018

Comme chaque année à Marseille, Actoral lance la saison théâtrale. Cette 18è édition prend des airs de fête d’anniversaire : pour les 30 ans de sa compagnie Diphtong, Hubert Colas (à la tête du festival depuis 2001) présente Désordre, l’une de ses pièces re-mise en scène pour l’occasion. Ici, en ville, septembre fête le théâtre, la danse et les écritures contemporaines. Pourtant cette année sonne comme la fin d’une adolescence bercée d’illusions : noircie par la marche du monde, l’hyper-connectivité, la solitude.

Le spectacle d’Hubert Colas dénonce un monde qui déraille, une humanité en morceaux. Vue d’ici la fête est triste. On tente de renouer le dialogue, de sauver quelque chose. Les acteurs de Désordre déambulent dans la « Black Lodge » de Twin Peaks entre les fauteuils qui fument et l’écran au-dessus de leur tête. L’horloge tourne à l’envers, une partie du texte est donnée à tirer au sort aux spectateurs.

Désordre © Hervé Bellamy / Actoral

Sur l’écran, à travers la télévision et le sound-system de la salle, Thierry Raynaud dénonce les dysfonctionnements du monde, le méchant petit quotidien. Sur le plateau, les autres acteurs récitent alternativement leurs textes. Oh!Tiger Mountain, figure de la scène pop marseillaise, y incarne « l’amour » (c’est écrit sur son pull) comme une entité en perdition. Il livre son chant mécanique comme un robot qui semble crier « Love me/ I love you » dans un paysage sonore d’apocalypse. Le panneau « Urgence » qui apparait à la fin de la pièce est vraiment très beau. Enseigne blanche, lettres capitales rouges, il nous fait face : On pense l’urgence ok, mais laquelle ? Les acteurs nous font face. Nous sommes la réalité, ils en sont la représentation améliorée : comme un filtre Instagram qui cache un peu la misère.

Entracte – Désordre 1 : Marseille : 0

Depuis hier tout s’écroule, la ville nous file entre les doigts. On pleure et on envoie des lettres au maire de Marseille. On écrit sur les murs de la Plaine. On lance des pétitions sur Facebook. Les immeubles de la rue c’est plus qu’un tas de cailloux. Les bars sont pleins et les verres se vident vite. Nous au comptoir, on a ramassé un vieux presque mort qu’on connaît. Ils ont fermé son immeuble au cas où. Il est assis devant nous et il pleure. Vissé sur son tabouret il dit que tout lui sera arrivé. Qu’il a jamais aimé les hôtels parce qu’on peut pas fumer dans les chambres. Que c’est bientôt Noël. On sait même pas son vrai prénom. Il aime les films de Marcel Pagnol et les petits cigares. A ses pieds deux sacs poubelles avec des affaires qu’il a pu sauver vite fait. Il pleut. Et maman dit qu’on n’a jamais vu un truc aussi triste. Qu’il va mourir à l’Hôtel Ibis de la rue Sainte. Moi je dis que j’aimerais entendre quelqu’un chanter, ou jouer du piano ça fait longtemps, il prend la poussière ce truc. Faut s’en servir. Il fait chaud à l’intérieur. On a allumé les bougies et encadré la photo du pape.

Julien Prévieux, Of Balls, Books and Hats © Festival Actoral

A la lumière de Désordre, les artistes de l’édition Actoral 2018 flirtent avec les machines. Sur scène on parle machines, on parle comme des machines, au travers des machines ou tout contre elles. Julien Prévieux fait de la parole théâtrale une mécanique systématique. Dans son spectacle Of balls, books and hats, les acteurs répètent en boucle les mêmes phrases : « Qu’est-ce que cela vous suggère ? »/ « Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre », en exécutant des mouvements rigolos. Et ils marchandent des objets. Leurs survêtements rappellent l’univers des séries de science-fiction des années 80. En incarnant l’intelligence dite artificielle, les acteurs posent la question de la performance : n’est-elle pas en elle-même une négociation, un compromis permanent entre plusieurs techniques ? Sous nos yeux, le spectacle semble le résultat d’un algorithme performatif.

On troque à Actoral, on cherche la méthode générale pour résoudre le problème du monde. Mais on a peur de la machine. Pour sa lecture d’Entartête, Benoit Toqué se présente avec une casquette en cuir, « de sécurité » il précise. Il chante la liste des gens « entartés » par Noël Godin. Action comique et mécanique perpétrée depuis plus de 50 ans, elle incarne la violence virtuelle : l’acte est fort, médiatique, symbolique. Le texte de Benoit Toqué est un hommage à ce systématisme burlesque. La pédale de loop qu’il utilise fait du texte une partition encodée, un chant mécanique. David Lopez, récompensé pour son premier roman Fief, est lui aussi invité pour en faire la lecture : la voix est saccadée et l’auteur semble choisir les extraits les plus élaborés, les mieux construits de son roman. C’est le travail qui est mis en avant lors de cette lecture, qui est en elle-même une affirmation du statut d’artiste : devant son micro et sous la lumière, David Lopez devient ce qu’il lit : Son fief, ses copains, ses copines. Il semble emporté par le mécanisme du texte, les rouages (romanesques) qui l’empêchent de respirer. Pas de musique en fond. Juste son souffle, et son cœur qui semble cogner bien fort.

Gaëtan Rusquet, Meanwhile © Actoral 2018

Ainsi cette année, Actoral présente des écritures contemporaines entravées, et une humanité en péril. Si le festival cherche à mettre en lumière un certain « désordre », c’est le travail – au sens technique – qui prévaut, et la machine qu’on tente d’apprivoiser, comme dans l’exposition « Mordre la machine » que Julien Prévieux présente au même moment au [mac]. Les performeurs de Meanwhile de Gaëtan Rusquet en sont la figuration : ils reconstruisent instantanément les édifices de polystyrène (expansé) qui s’effondrent en direct, comme des robots programmés pour reconstruire. Mais l’homme qui crée la machine ne parvient pas à l’imiter. Les spectacles proposés s’en foutent un peu de nous, parce que le « désordre » est trop beau. Parce que cette année à Actoral, personne ne sourit sur la photo de famille des écritures contemporaines. Personne non plus ne pleure. Personne n’est en colère. Les auteurs et performers nous font face le regard froid et le corps raide. Nous, on les regarde puis on quitte le décor.