Trames et variations : les Feuiller de Frédérique Lucien, galerie Jean Fournier

Exposition Frédérique Lucien © Frédérique Lucien / galerie Fournier

Il y a quelques semaines, le 6 novembre, Diacritik a publié un article tournant notamment autour des écrits d’Éric Suchère et de la personnalité de Jean Fournier (1922-2006), dont la galerie, toujours en activité, contribue depuis quelques temps à publier la plus que recommandable collection Beautés. J’en reprends ici un bref fragment : “à lire Suchère, on respire, comme on respire face aux dessins et aux peintures, souvent sur papier, de Frédérique Lucien, notamment celles et ceux qui prennent des végétaux comme “motif” ni décoratif, ni narratif : simple point de départ d’un dialogue non verbal avec l’objet regardé pour produire “un dessin ou une peinture qui n’est ni tige, ni fleur, ni follicule”, où “il serait question du trait, du partage, de l’incise, de la découpe, de la silhouette, du parcours, de la trace, de la fluidité, du flottement, de l’empreinte, du plein, de la densité, de la gravitation, de la courbe, de la surface, du plan, de la finitude…”

Il se trouve que, depuis le 8 novembre et jusqu’au 21 décembre, la galerie Jean Fournier propose une nouvelle exposition d’œuvres de Frédérique Lucien – les Feuiller – sous le titre Trames et variations. J’encourage les lecteurs de Diacritik résidant en région parisienne, ou pouvant se déplacer, d’aller y faire un tour, car ce qui s’y montre est aussi subtil que plaisant à regarder, aussi complexe que susceptible de nous parler directement. D’aucuns trouveront à cet accrochage des côtés décoratifs, ainsi que l’empreinte d’un japonisme actif, comme c’était “jadis” le cas pour les meilleurs peintres, des impressionnistes à certains supports-surfaciens, en passant bien évidemment par Matisse. Mais peu importe, finalement. Il est clair que l’art de Frédérique Lucien n’est pas figé, qu’elle peut passer d’un projet à l’autre, de la figuration la plus rude à la ligne quasi-abstraite la plus sensuelle, la plus détachée de l’idée de contour (ou plutôt d’enfermement), sans jamais se perdre, ou alors en s’égarant par plaisir sur certains sentiers où poussent les fruits les plus savoureux.

Feuiller © Frédérique Lucien / galerie Fournier

Puisque le nom de Jean Fournier ne cesse de revenir ces derniers temps (et ce n’est que justice), je me permets de retranscrire ce que Frédérique Lucien avait énoncé à son sujet il y a deux ans en réponse à mes questions pour “Une vie une œuvre, Jean Fournier” (émission diffusée le 15 octobre 2016 sur France Culture) : “J’ai rencontré Fournier par Joan Mitchell. Elle l’a amené dans l’atelier que j’avais à l’époque pour qu’il regarde le travail en train de se faire. On est en 1988. Fournier m’a tout de suite proposé de participer à une exposition qui s’intitulait Nuit Paris-Beaubourg. C’était un travail sur les pommes de terre, les rhizomes de pommes de terre, un travail sur papier auquel il a tout de suite adhéré. Il m’a donc proposé d’amener le lendemain à la galerie un certain nombre de diptyques sur lesquels j’étais en train de travailler. J’y suis bien sûr allé. On a positionné les œuvres au sol et il tournait autour pour me demander comment j’imaginais présenter ce travail, comment j’allais positionner ces œuvres, comment j’allais accepter de les montrer (est-ce que je voulais un encadrement ? Ou les mettre au mur, comme à l’atelier ?). Ça a été vraiment un moment très important pour moi parce que c’était la première fois que j’allais exposer dans une galerie, et pas n’importe laquelle. Nous avons convenu ensemble que les œuvres seraient accrochées directement au mur, au plus proche de ce qu’il avait vu la veille. Puis je rentre chez moi et il me rappelle le soir même en me disant : Madame, pourriez-vous apporter d’autres œuvres ? Et donc le surlendemain, je pars avec cette fois une œuvre plus conséquente (1m50 par 1m50) qui était un champ de pommes de terre. Nous avons fait encadrer ce travail qu’il a présenté dans cette exposition. Les œuvres ont été vendues dès le lendemain. Sa réflexion a été :  C’est gratiné !  Nous avons tout vendu… Il était aussi novateur car c’était une exposition de travaux sur papier et, à l’époque, ça ne se faisait pas du tout. – La galerie, pour lui et pour ses artistes, c’était quoi ? Un temple, une demeure, un espace ouvert, un lieu sacré ? – C’est la maison, c’est un espace de vie, c’est un espace de rencontres aussi, c’est un espace de méditation, c’est un espace d’énergie, de sérénité…

Pour ma part, ayant raté cet accrochage de 1988, la découverte du travail de Frédérique Lucien s’est faite un peu plus tard, par le truchement d’un livre de Dominique Fourcade, Tiré à quatre épingles, publié à 500 exemplaires chez Michel Chandeigne, qui reproduisait une dizaine de dessins pleine page de l’artiste en contrepoint du poème (dont voici quelques lignes : “tu t’es piquée quand même en dessinant, tu n’as rien dit, ça n’a pas saigné au deltoïde, mais il y a eu une légère déviation de ta main / / peau douce, à l’infini, en dépit des piqûres dans l’air, peau douce de l’air”). Par la suite, les rendez-vous dans la galerie sont très vite devenus bien plus qu’une habitude : la joie renouvelée de découvrir que, d’un accrochage à l’autre, ce n’est jamais la même chose qui est proposée à notre regard. Même si on reconnaît toujours la signature de l’artiste… Même si nulle trahison n’est à l’œuvre, car tout finit par se tendre et former comme une constellation lumineuse dans le ciel d’orage de l’art contemporain.

Début 2009, alors que venait de s’achever, toujours galerie Jean Fournier, une exposition intitulée Les commencements, Frédérique Lucien est venu témoigner en studio des métamorphoses de son dessin : “Beaucoup de ma pratique tourne autour du végétal. C’est une des bases de mon travail depuis 1987, je crois. Il y a des notes, des propos magnifiques de Matisse où il raconte comment il dessine une feuille de figuier, voire plusieurs, et comment elles sont à la fois toutes pareilles et toutes différentes. Mon travail tourne autour de cela : l’idée de collection, de multiplication d’un même élément toujours différent. C’est ce qui me permet de vraiment fouiller ma pratique avec, à chaque fois, un médium différent. Le sujet finit par ne plus être tellement important au fur et à mesure des dessins qui se construisent et se juxtaposent les uns aux autres.” (…) “Les choses se construisent d’elles-mêmes. C’est pour cela que je ne me sens peut-être pas peintre parce que le peintre construit face à sa toile, face au support, peu importe lequel. Pour moi, c’est la construction d’un dessin qui amène vraiment à une autre forme, et les choses s’enchaînent. Il peut y avoir un travail qui se fait sur une séance de deux ou trois heures, sans arrêt, pour arriver à quelque chose. Ou pas du tout… – Vous vous risquez à suivre une ligne, un cheminement ? – Oui, je pense que c’est plus de cet ordre-là. Une ligne dessinée, mais découpée aussi, dans la toile… Une ligne, voire plusieurs, avec toujours un certain nombre de contraintes que je me donne au fur et à mesure du travail. – Une ligne en métamorphose permanente qui n’est jamais deux fois la même ? – Heureusement ! Même avec le dessin sur calque, on n’obtient jamais la même ligne. Il s’agit de la faire vibrer, de lui donner une présence, une certaine vitalité.” (…) – “Y a-t-il un goût pour la précision ? – Oui effectivement. Mais que ce soit au scalpel, que ce soit avec des ciseaux, que ce soit avec le crayon, il y a toujours une transcription de ce que je regarde, de manière incisive, avec acuité, sans débordement, pour créer une forme, voire plusieurs formes afin de développer ainsi un sujet.” (…) “– Ça se montre comment un dessin ? Ou une série de dessins ? – Pour moi, c’est un travail presque aussi important que le temps du dessin. C’est-à-dire que je conçois la présence de mon dessin dans une exposition en fonction du jeu qu’il peut y avoir, des rythmes qui peuvent se créer, entre les dessins, entre les séries de dessins. Comme une conversation qui se construit.” (Surpris par la nuit, Métamorphoses du dessin, première d’une série de trois émissions, diffusion 24 février 2009, malheureusement inaccessible en dehors du site payant de l’Ina).

En 2011, un beau livre publié aux éditions Lienart sous le titre Introspectives récapitulait plus d’une vingtaine d’années de travaux sous prétexte d’un tir groupé d’expositions dans la galerie, mais aussi dans divers musées. Frédérique Lucien parle assez peu et n’écrit pas (ou alors peut-être secrètement – va savoir…). Bien que de nombreux exégètes, poètes, érudits ou simples promeneurs éclairés, aient écrit sur son travail, il y a encore probablement beaucoup à dire à son sujet, même si le silence que requiert (du moins me semble-t-il) une traversée de sa dernière exposition, la neuvième dans cette galerie, apparaît bien plus attirant que l’usage, même délicat et inventif, du verbe, et qu’il faudrait, pour une fois, se contenter, dans cet espace des Feuiller, de faire tourner sur lui-même un bâton de pluie ou de frotter telle ou telle partie d’un végétal bien choisi avec une sorte d’archet bricolé sur le terrain, tout en murmurant des phonèmes dénués de toute signification. Cela, on peut le faire dans sa tête, dans le souvenir des expériences de musiques vertes (produites uniquement avec des végétaux).

La notice de présentation de l’exposition nous informe qu’il s’agit d’une série en cours depuis 2012. “Invitée dans le cadre du projet Dessiner-Tracer, Frédérique Lucien s’est rendue au musée Matisse du Cateau-Cambrésis et au musée La Piscine à Roubaix. La restitution de ses visites s’est d’abord concrétisée par des dessins et des découpages dans des carnets. (…) Cette série est tout à la fois nourrie des dessins et des papiers découpés de Matisse et de l’observation de tissus anciens conservés à la tissuthèque du musée roubaisien. C’est un dialogue fécond entre deux conceptions du décoratif. On retrouve la liberté de Matisse dans les formes végétales et linéaires mais également une attention particulière pour les arts appliqués. (…) Les Feuiller s’inscrivent au cœur d’une démarche où le dessin se conjugue aux motifs et où l’observation d’éléments végétaux est la base d’une réflexion vers l’abstraction.

Exposition Frédérique Lucien © Frédérique Lucien / galerie Fournier

À force d’aller et venir, de pénétrer le lieu, puis de le quitter avant d’y retourner un peu plus tard, on devient un peu un Indien du Terrain Vague, hésitant entre rituel et vagabondage dans l’espace où se déploie, subtilement accrochés, ces travaux sur papier dont Emilie Ovaere-Corthay, directrice de la galerie Jean Fournier, nous précise que : “Feuiller est polysémique : en menuiserie on feuille une planche de bois ; en dessin on feuille lorsqu’on représente le feuillage d’un arbre et dans la nature ce même arbre se feuille lorsqu’il se couvre de feuilles. Par Feuiller on peut aussi entendre feuillet, comme une feuille de papier pliée sur elle-même ou une feuille utilisée recto-verso. Ainsi, Feuiller évoque et annonce tout à la fois le matériau, l’imaginaire et le sujet même de cette série née dans des carnets à la fin des années 1990.

© Frédérique Lucien / galerie Fournier

Ajoutons pour finir qu’à l’occasion de cette exposition, un livre d’artiste, fait à la main, est édité à 300 exemplaires, comprenant 30 tirages de tête incluant une œuvre originale. De quoi rapporter plus qu’un souvenir : comme un dispositif pour dialoguer intimement avec l’artiste. Emilie Ovaere-Corthay : “On ressent une jubilation visuelle à passer d’un Feuiller à l’autre, d’une trame à l’autre, d’un motif à un signe, dans le continuum de la peinture. Tout comme les motifs qui les constituent, les Feuiller sont voués à se transformer, à muter des carnets à de plus grands formats, de l’intime au monumental.”

Grand art du montage aux aguets des métamorphoses du dessin, à l’affut du surgissement de la couleur, Trames et Variations ouvre de nouvelles perspectives, ou trouées, dans l’espace-temps si singulier où agit Frédérique Lucien : accueillantes, mais non dénuées d’interrogations, incitant à des échanges aussi fertiles que la terre où auraient poussé ces végétaux que le travail de l’artiste redonne concrètement à “lire” au regard, par un jeu de taille et de placements, de mise à nu et de superpositions, qui, pour reprendre une dernière fois les mots d’Éric Suchère, produit des dessins ou des peintures “rentrant au plus profond de la matière des choses pour s’en détourner et n’être que dessin ou peinture.”

Frédérique Lucien, Trames et variations, Galerie Jean Fournier, 8 novembre – 21 décembre, 22, rue du Bac, 75007 Paris. Toutes les informations en suivant ce lien.