De l’utilité d’une image : Jérôme Ferrari (À son image)

Jérôme Ferrari À son image détail couverture Actes Sud

« La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps, mais le fixe. »
Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde, Verdier, 2012

Les quelques réflexions qui suivent constituent plutôt un produit dérivé, car le dernier roman de Jérôme Ferrari À son image a déjà reçu la presse qu’il mérite tant par sa qualité que par son appartenance aux trente romans sur lesquels les projecteurs se dirigent dans la surproduction de la rentrée littéraire. Les comptes rendus ayant exploré abondamment le roman aussi les questions politiques et celles de représentation qu’il pose, je ne voudrais pas en ajouter un autre, mais m’arrêter à ce qui, à première vue, peut sembler réducteur : sa couverture. Elle peut intriguer à plus d’un titre, surtout si l’on sait qu’elle a été choisie par l’auteur et ne résulte pas d’une politique éditoriale.

Cette irritation vient pour moi après coup, après la lecture du roman. Quelqu’un me dit qu’il trouve la couverture nulle, et cela finit par éveiller ma curiosité. Je voudrais écarter la question de savoir si la couverture est appropriée à ce que développe le roman ou non. Quel est donc le rapport entre cette photo et celles dont le roman parle plus ou moins abondamment ? En effet, chacun des douze chapitres s’écrit aussi autour d’une photographie citée entre parenthèses en exergue sous le titre extrait du requiem et leitmotiv du chapitre. Autrement dit, comment passe-t-on de cette photo idyllique et translucide à la citation de Mathieu Riboulet au début du livre, comment mesurer leur écart ?

Le moment où Mervyn O’Gorman a pris sa fille en photo sur une plage du Dorset fait écho à deux photographes auxquels Ferrari consacre beaucoup d’espace : Gaston Chérau et Rista Marjanović. Mervyn O’Gorman et sa recherche esthétique constituent autant le contrechamp des deux autres en ce qui concerne leurs photos de guerre que leurs désirs d’harmonie et de paix. Gaston Chérau l’exprime ainsi dans une lettre à sa femme, citée par Ferrari : « Comment peut-on mourir dans un paysage pareil ? », lorsqu’il essaie de réconcilier ses rêves d’Orient avec son statut de reporter couvrant la guerre italo-turque en 1911-12.

Rista Marjanović revient tout juste de son expérience de la deuxième guerre des Balkans, quant Ferrari évoque « la jeune fille vêtue de rouge » : « En juillet 1913, il (Rista M.) rentre à Paris, sans doute avec joie. S’il a l’occasion de voir les merveilleuses photographies prises en couleurs cette même année, sur une plage anglaise du comté de Dorset, d’une jeune fille vêtue de rouge, il ne peut qu’en être émerveillé. La photographie rivalise de délicatesse et de beauté avec la peinture. La jeune fille, la barque posée sur les galets, les falaises blanches et la mer sont arrachées toutes ensemble à la course du temps, placées hors de ses atteintes en un lieu qui préserve à jamais le doux grain de la peau, l’intégrité d’une chair sanctifiée, la jeunesse. »

En lisant ce passage, je n’avais pas tout de suite fait le rapprochement avec la couverture. La citation de Mathieu Riboulet en exergue paraît du même coup moins éloignée : sa comparaison ou rivalité entre peinture et photographie, entre suspension du temps et sa fixation est ici déplacée sur un plan esthétique. Mervyn O’Gorman a voulu photographier comme les préraphaélites peignaient, autant que Marjanović avait rêvé d’être peintre.

En 1969, date de sa mort, Rista Marjanović avait déjà arrêté toute photographie depuis neuf ans sans raison apparente. Ferrari y décèle une fatigue, un sentiment d’avoir raté sa vie, ou tout simplement un doute insurmontable sur l’utilité de ses images : « Peut-être Rista M. a-t-il fini par se dégoûter de ces images qui n’égaleront jamais la peinture parce que, finalement, ce n’est pas en tant qu’art que la photographie donne la mesure de sa puissance. Son domaine n’est pas celui des beautés éternelles. Elle tranche le cours du temps comme la Moire implacable et cela, elle seule a le pouvoir de le faire. S’il en est bien ainsi, Rista M., devenu vieux, a dû prendre conscience qu’il s’était fourvoyé toute sa vie sur un chemin qui n’était pas le sien. »

Un doute que Ferrari partage facilement et interroge à travers son héroïne, tout en insistant sur le fait que la fiction permet la contradiction entre auteur et narrateur, ou narratrice. La narration y compris la couverture choisie peut s’installer dans cet écart. En 1913, la « jeune fille rouge » ouvre une « courte parenthèse » entre deux guerres, exprime l’émerveillement devant les premières photos en couleurs et par son rappel à la peinture met également entre parenthèses la vie de Rista M., consacrée à la photographie.

Par ailleurs, cette vie pourrait se résumer d’après Ferrari en une seule prise, concentrant « le visage du siècle » : « Car en 1969, il ne peut plus ignorer que ce jour-là, sous la tente d’un hôpital de campagne, au bord du cimetière bleu de la Méditerranée, il n’a pas seulement pris la photo d’un soldat famélique à l’agonie, mais qu’il a capté une fois pour toutes, en une seule image saisissante, le visage du siècle. »

Jérôme Ferrari À son image couverture Actes Sud

Ainsi la photo de Mervyn O’Gorman s’insère parfaitement dans le propos du roman, qui ne cesse d’interroger le statut représentatif de la photographie, voire celui de la représentation tout court. Certains critiques ont regretté ce choix comme Pierre Assouline, qui n’y voit pas moins qu’un contresens. Christian Thorel suggérant d’abord un désir d’apaisement parle d’illusion entretenue par « la jeune fille aux longs cheveux, figure parfaite de beauté, de sensualité et d’innocence », qui ne présage rien sur le véritable propos du roman.

Cette photo en couverture peut aussi irriter par sa proximité à l’idéal de beauté diaphane reproduit, copié à l’envi sur nos réseaux de partage. En cela, les photos d’O’Gorman sont nos contemporains. Elles produisent une surface lisse sans véritable profondeur, la prise longue exigée à l’époque fait disparaître le fond dans un flou gaussien et donne à l’eau un aspect vitreux comme si elle était couverte d’une pellicule plastique.

Devant cet effacement, on pourrait d’ailleurs dire avec Jean-Philippe Toussaint (La Télévision) que les véritables images sont intérieures, comme de toute manière devant une photo, nous nous trouvons à interpréter, à déchiffrer son contenu autant que son hors-champ. Scrutant les écrans de télésurveillance du musée de Dahlem à Berlin, le narrateur de Toussaint finit par reconnaître le tableau de Charles Quint peint par Christophe Amberger. Comme Charles Quint dans le tableau identifié reste méconnaissable, le narrateur ferme ses yeux, et « debout dans ce couloir désert au sous-sol du musée de Dahlem, Charles Quint apparut alors lentement derrière mes yeux fermés. » C’est un mirage qui s’arrête aussitôt quant il rouvre ses yeux : « Lorsque je posai de nouveau le regard sur l’écran du moniteur, c’est mon propre visage, que je vis apparaître en reflet sur l’écran, qui se mit à surgir lentement des limbes électroniques des profondeurs du moniteur. », comme les images, silhouettes de fantômes méconnaissables qui sortent des écrans et portes scotchés de Kairo (2001), film d’anticipation de Kioshi Kurosawa, tourné juste avant la fin du roman de Ferrari, qui constitue aussi son début : « Absoute : Libera me (Légionnaire sur une plage de Calvi, 2003) ».

Pour revenir au choix de la couverture du roman de Ferrari, on comprend aussi pourquoi malgré toutes les correspondances possibles, Mervyn O’Gorman ne pouvait pas être un des photographes du roman, il se trouve littéralement en trop dans la galerie des photos intimement liées à la mort et à la perte. Celle-ci irrigue la narration pas seulement par le fait que l’héroïne meurt dès le premier chapitre.

L’été de 1913, pendant lequel O’Gorman compose sa série de portraits ne peut constituer qu’une parenthèse, une courte respiration entre les massacres qui constitueront le XXe siècle et dont il est question dans le roman de Jérôme Ferrari.

Jérôme Ferrari, À son image, Actes Sud, Arles, août 2018, 224 p., 19 € — Lire un extrait — Lire, ici, la critique de Jean-Pierre Castellani