En 2017, paraissaient les Lettres à Dominique Rolin. 1958-1980 de Philippe Sollers qu’éditait Frans De Haes dans la collection blanche de Gallimard. Tout récemment, la même maison nous procure les Lettres à Philippe Sollers 1958-1980 de Dominique Rolin, ouvrage confié aux bons soins de Jean-Luc Outers. Un parfait diptyque pour illustrer une grande passion amoureuse mais sans que les deux « paroles » ou les deux « écritures » se rejoignent jamais vraiment comme en reflet de ce qui fut une liaison toute clandestine et toute elliptique pendant longtemps — jusqu’à ce que Bernard Pivot révèle dans une émission télévisée que le Jim dont parle Rolin en ses livres était bien Sollers. Ainsi Sollers et Rolin se sont aimés éperdument pendant des années à l’insu du public, y compris du milieu littéraire et parisien dans lequel les deux romanciers et amants étaient pourtant plongés, lui venu de Bordeaux, elle venue de Bruxelles.
La clandestinité allait de pair avec une différence d’âge appréciable, Dominique ayant une vingtaine d’années de plus que Philippe. Il y allait d’un grand et sublime défi : notre amour est au-delà du temps. Un défi vibrant à même les deux correspondances et voulant que la commune vocation littéraire renforcée par le charme physique des deux partenaires ait pour effet de transcender les âges. Avec éventuellement un retournement tout paradoxal et quelque peu machiste faisant que, à plus d’un moment et face à l’image conquérante et transgressive venue de Sollers et de son avant-garde telquellienne des années 60, on voie Dominique Rolin se penser en disciple du jeune maître et quêter modestement conseils et encouragements.
Mais autonomisons ici même la production épistolaire de la seule Rolin et ne jouons donc pas à croiser les deux correspondances, d’autant moins que le propos amoureux est prédominant et doit agit en écholalie dans l’échange des lettres. Car ce propos a bien barre sur tout le reste ; il annule les classements ; il ne cesse de dire et redire la fusion du couple : je suis toi comme tu es moi. Soit cette attaque de lettre comme il en est bien d’autres dans le recueil : « Je ne te dis pas assez comme je t’aime, ce que cela peut représenter : pouvoir t’aimer, savoir que tu es. Aujourd’hui, la conscience de tout cela est montée lentement, d’heure en heure, jusqu’à l’étouffement. » (p. 239) Où l’on perçoit ce qu’a d’essentiellement privé ou intime une telle écriture. Et si bien que le lecteur, sous les redites et l’antienne érotique, aurait parfois tendance à demander grâce et n’est pas loin lui-même d’étouffer. Mais il doit savoir que ce qu’il lit ne s’adresse à lui que par accident et que sa lecture, toute plaisante qu’elle soit, est parfois punie de son indiscrétion.
Il reste que le vécu d’un amour aussi improbable, aussi intense, aussi identifié à l’Autre comporte quelque chose de magnifique en ce qu’il ne semble jamais faiblir et se renouvelle gaîment de lettre en lettre. Il verse même dans des exercices de style sans prétention. Car le jeu pour l’épistolière est tout ensemble de redire encore et encore l’inépuisable « je t’aime » tout en variant sur la formulation. Ainsi de tout ce qui tourne chez Rolin autour de la signature. Et la voilà par exemple qui termine sa lettre par un « Ton/Grosbijou » (p. 75) assez ridicule, mais qui doit bien jouer sur le patronyme d’un Sollers né Joyaux. On voit par ailleurs paraître, en bas de bien des lettres, tout un bestiaire de « totems », allant du Caribou au Thon et du Renard à la Tortue. Soit toute une faune niaise et charmante que Rolin partage sans doute avec tous les amoureux du monde.
Par ailleurs et en fonction des circonstances, la lettre chez Rolin passe par une dialectique de l’absence/présence, qui peut paraître, elle aussi, assez commune. Pourquoi n’es-tu pas toujours auprès de moi, se demande la scriptrice ? Mais c’est que le partenaire est requis par des voyages et des prestations au loin. C’est aussi qu’il a son logis à lui. C’est plus encore qu’il va se marier, épouser la belle Kristeva, sans rompre pour autant d’avec Rolin mais en la plongeant dans les transes et en la renvoyant ainsi au statut classique de maîtresse. Il n’empêche que le couple improbable conduira son grand défi jusqu’au terme. Certes, interviendra dans le chef de Dominique, la crainte du vieillissement mais qui semblera, à peine surgie, balayée d’un revers de main. À noter d’ailleurs que, par une sorte de pudeur prudente, le discours de Rolin est au total peu érotisé. « Quand je pense au côté charnu de notre amour, de notre entente, risque-t-elle à l’occasion, à la gourmandise de notre joie, il semble de plus en plus aberrant de transformer tout cela en écriture, (…), le tout enfermé dans une mince enveloppe de papier blanc. » (p. 162) Heureusement qu’il il y aura les séjours brûlants et bisannuels à Venise dans la chambre trentadue avec vue sur les Zattere et le canal de la Giudecca. Et c’est dans ce décor que la passion se fera légendaire et digne de s’inscrire au répertoire des grandes amours.
Par ailleurs, maintes lettres ne manquent pas de nous ramener à l’exigeant labeur de l’écriture. Car les deux amants rivalisent d’ardeurs parallèles dans l’édification de leurs œuvres. Et de se tenir de l’un à l’autre au courant de l’avancement des travaux. Chez Rolin, c’est à la page près que ce dernier est mentionné. Chemin faisant, la romancière ne manque pas d’avouer le profit qu’elle fait des audaces de son amant, de dire son admiration pour ce qui fait le génie de ce dernier, de parfois tancer Sollers de pratiquer un genre indigne de lui tel que le pamphlet jugé bon pour les seuls médiocres (Céline compris, dit-elle). À l’inverse, elle aime que son Philippe lorgne vers les sommets que sont Kafka, Joyce ou Faulkner. Et c’est un peu comme si la romancière belge entendait se hisser à la hauteur du surdoué, progresser dans sa foulée. Quant à la petite vie littéraire et germanopratine dans laquelle elle baigne forcément, elle considère de haut les agités du bocal qui la composent. En revanche, elle partage la douleur de Sollers à la mort d’un Georges Bataille dont elle sait combien il a inspiré son amoureux.
Pourtant la belle femme volontiers grave qu’était Dominique Rolin savait aussi se faire joyeuse. Jean-Luc Outers, qui l’a connue, dans une belle et sensible introduction au volume, dit à son propos : « nous avons beaucoup ri ensemble. Rien que pour entendre son rire, j’aurais fait le voyage de Bruxelles. » (p. 18). Chacune des 248 missives comprend d’ailleurs une touche d’exubérance joyeuse.
Et lorsque Rolin écrit à Sollers dans sa lettre du 19 juillet 1969, « Je voudrais tant écrire un grand livre d’amour. Le pourrais-je ? » (p. 216), on voudrait la rassurer de façon posthume. Oui, Dominique, vous avez écrit ce grand livre d’amour, et c’est celui que nous venons de lire et commenter.
Dominique Rolin, Lettres à Philippe Sollers. 1958-1980, édition établie, présentée et annotée par J.-L. Outers, Gallimard, octobre 2018, 480 p., 24 € — Lire un extrait
Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin, 1958-1983, Gallimard, novembre 2017, 400 p., 21 € — Lire un extrait