La revue Nioques : « L’idée était celle de l’atelier, de la monstration du travail, l’idée de la fabrique »

En prélude au 28e Salon de la Revue qui se tiendra le 9, 10 et 11 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Jean-Marie Gleize et Cécile Sans pour leur très belle revue Nioques.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

La revue Nioques est née de la transformation d’une première revue créée en vue de donner forme écrite à des « lectures » organisées dans divers lieux (librairies, galeries…) à Aix en Provence dans les années quatre-vingt : il était demandé aux auteurs invités de fournir une ou quelques pages manuscrites d’un texte en cours d’écriture, qui était reproduit sur papier calque et publié sous le titre  Manuscrits autographes ; à mesure que la formule se précisait, le petit objet prenant un peu de consistance et d’épaisseur finit par se transformer en une micro revue qui constitue en quelque sorte la préhistoire ou le prologue de ce qui était appelé à devenir Nioques une fois rencontré le premier éditeur consentant à se lancer dans cette aventure.

L’idée était celle de l’atelier, de la monstration du travail, l’idée de la « fabrique » comme l’écrivait Ponge, et c’est tout logiquement que la revue issue de ce premier « geste » a trouvé son nom en empruntant à Francis Ponge le titre de l’un de ses livres, mot forgé par lui pour se substituer à celui de « poésie », objet de sa critique en actes. Il se peut qu’il y ait cette représentation imaginaire dont vous parlez (et fictionnalisée par André Gide), elle correspond à une situation de fait ; il se trouve, depuis le dix-neuvième siècle, que la poésie, tout spécialement la poésie, trouve à se publier, d’abord, dans les revues, qui sont des lieux d’expérimentation, de recherche, des laboratoires, pour des pratiques à venir. Michel Crozatier, poète disparu prématurément, co-fondateur avec moi des Manuscrits autographes, avait moins en tête le devenir écrivain à travers la publication en revue, que le devenir texte de tentatives balbutiantes, de « brouillons acharnés »… La revue comme un outil pour cela, mais aussi sans doute comme une arme dans un contexte (après la « fin » des avant-gardes) alors perçu comme hostile à l’innovation formelle.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

La différence entre Nioques et les revues des années soixante et soixante-dix dont elle se veut la suite, est qu’elle ne s’autorise d’aucune définition dogmatique préalable, mais se réclame d’une pratique continue de l’expérimentation formelle. Nous évoquons ce contexte et cette perspective dans les deux paragraphes qui figurent désormais en tête de chacun de nos numéros : « Que signifiaient pour nous, dès 1990, année de la création de Nioques, la référence à Francis Ponge ? La simple nécessité d’articuler aussi rigoureusement que possible une critique radicale de la poésie (une « sortie »  raisonnée hors du cadre générique et de ses charmes) et une puissante thérapie contre l’intoxication (« ces gouvernements d’affairistes et de marchands, passe encore si l’on ne nous obligeait pas à y prendre part, si l’on ne nous y maintenait pas de force la tête, si tout cela ne parlait pas si fort, si cela n’était pas seul à parler. Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes, le même ordre sordide parle… »).

Aujourd’hui, près de trente ans plus tard, par-delà le principe d’avant-garde, nous maintenons l’exigence de l’expérimentation formelle, de l’intervention restreinte ou oblique, de la résistance passive « à voix intensément basse », de l’investigation objective, de pratiques aussi littéralement présentes que possible à ce qui nous entoure. En un mot nous souhaitons confirmer la dimension réellement politique de notre communauté et de notre revue. Nous sommes tous, de fait, des singularités quelconques ».

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Une partie des textes publiés dans la revue ont été sollicités par les membres du collectif de rédaction, et cette demande résulte des multiples relations établies entre des auteurs et la revue au fil des années, il y a ce qu’on pourrait appeler un réseau d’affinités textuelles et théoriques, un espace « commun » d’appartenance et de dialogue. Cet espace étant, je crois, suffisamment caractérisé ou repérable pour que, par ailleurs, des textes nous parviennent, directement ou présentés par des proches, qui contribuent à ouvrir la revue sur nombre de premiers textes. Il va de soi, dans ces conditions, qu’il n’est pas question pour Nioques, de l’« actualité littéraire », et du « marché éditorial », notions et réalités en marge desquelles nous nous situons ; il s’agit d’autre chose, de la survie d’une pratique libre et vitale, de l’invention du présent.

De ce présent tout à la fois actuel et inactuel, témoigne par exemple la dernière livraison de la revue, le numéro 18, qui s’ouvre sur la reproduction d’une version manuscrite du premier livre d’Anne-Marie Albiach, Flammigère, offerte par l’auteur à Claude Royet-Journoud, à Londres, le 12 mai 1967. Il se conclut par un ensemble de textes autour d’un long poème inédit de Joseph Julien Guglielmi, intitulé « ictus le vers ». Cet ensemble comporte notamment un entretien de Jean-Marie Gleize avec J.J. Guglielmi réalisé en 1996, ainsi qu’un « contre-sujet » de Christian Tarting sur le poète disparu en 2017. Le volume se compose en outre de deux textes en version originale et traduction, l’un en anglais (États-Unis) de Rosmarie Waldrop, et l’autre, en italien, de Silvia Tripodi. Ainsi que des textes de Pierre Parlant, Anne Kawala, Eugénie Zely, Dominique Quélen, Daniel Pozner et du plasticien-poète Claude Yvroud. La revue reconnaît ainsi sa dette envers des auteurs qui l’ont accompagnée dans ses débuts et qui restent pour elle des références capitales (A-M. Albiach, R. Waldrop, J.J. Guglielmi) ; elle poursuit, en publiant le poème de S. Tripodi, le travail commencé avec son numéro 14 qui était consacré à la jeune poésie italienne, et la publication d’auteurs qui tous participent des expériences d’écriture « après » la poésie que Nioques cherche à susciter ou à promouvoir. Il s’agit donc d’un volume assez représentatif de l’esprit dans lequel nous travaillons.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Il me semble qu’on ne peut pas dire « toute revue », parce qu’il existe toutes sortes de revues différentes, ainsi des revues de théorie littéraire (comme la revue Poétique), ou des revues consacrées au cinéma (comme la revue Trafic), ne peuvent être comparées à des revues qui publient exclusivement des textes de création (comme la revue Nioques). Et l’on ne saurait prétendre qu’une revue comme Nioques cherche à faire revoir ou revenir quoi que ce soit dans la mesure où elle cherche plutôt à faire voir et à faire venir ce qui est et ce qui n’est pas encore. Et sans que l’objet de cet à venir soit a priori donné ou définissable. On souscrit à l’une des propositions de notre ami Claude Royet-Journoud : la poésie (ou ce qui nous en tient lieu) est bel et bien « un métier d’ignorance ».

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Il est évident qu’une revue comme Nioques, même si elle suscite l’envoi de très nombreux textes de la part de jeunes auteurs, est toujours économiquement précaire. La situation tendue des librairies, avec toutes leurs difficultés que l’on connaît, de l’inflation des nouveautés à une rentabilité fragile, ou encore la baisse des budgets dans nombre de bibliothèques complexifient bien sûr la diffusion des revues. Concrètement, il s’agit pour Nioques, à chaque numéro, de trouver suffisamment de lecteurs pour assurer, avec ces ventes, avec les abonnements, et une aide du CNL, l’impression des numéros suivants (toute l’équipe de la revue est bénévole).

Pour cela, il est essentiel que Nioques puisse être visible. Des étudiants à qui nous parlions de revues de création dans le cadre de rencontres avec le master « Monde du livre » d’Aix-Marseille, nous ont questionnés : « Toutes ces revues ont l’air passionnantes mais où, nous, étudiants, pouvons-nous les voir ? ». Pour qu’une revue comme Nioques arrive jusqu’aux lecteurs, nous avons besoin du soutien que nous apporte notre diffuseur Les Belles Lettres quand il présente la revue aux libraires,   nous avons plus que jamais besoin des libraires formidables et militants qui prennent un et, encore mieux, quelques exemplaires de la revue (car s’il y a un seul exemplaire dans la librairie, quand il est vendu, la revue disparaît aux yeux des lecteurs). Nous avons aussi besoin que des bibliothèques s’abonnent à Nioques (comme le font par exemple certaines bibliothèques universitaires américaines). Au moment où, dans de plus en plus de formations, on propose des cursus autour de la création, il nous semble essentiel de retisser le lien revue de création/bibliothèque municipale ou universitaire. Nioques, de son côté, cherche activement à aller à la rencontre des lecteurs. Nous répondons toujours avec grande joie aux invitations à des manifestations, lectures. Nous avons souhaité également créer une communauté de revues, avec des publications qui nous sont proches, l’idée étant de faire circuler nos lecteurs d’une cabane à une autre. La revue PLI de Justin Delareux sera ainsi à nos côtés lors du Salon de la revue. Nous préparons aussi un numéro 20, Danser/Écrire, non pas un numéro sur la danse mais des écritures travaillées, de l’intérieur, par la danse, une danse interne en quelque sorte, avec des chorégraphes, danseurs, plasticiens, photographes, écrivains… Nous souhaitons que ce numéro soit l’occasion de faire découvrir Nioques dans des lieux autres, festivals, centres de danse etc., en allant à la rencontre d’autres possibles lecteurs. C’est ainsi l’ensemble de ces gestes indispensables, de l’équipe, des auteurs, de notre diffuseur, de l’éditeur La Fabrique qui nous héberge, de nos amis libraires et bibliothécaires déterminés, des lecteurs qui prennent la revue dans leurs mains, l’achètent, s’y abonnent, qui constituent autant de gestes politiques.