Macron à la NRF ou le romanesque : que d’la com’? Des usages de la littérature en politique

NFR © Christine Marcandier

Emmanuel Macron aime lire. On connaissait déjà son goût pour la mythologie grecque antique, voilà qu’il dégaine à présent son amour du romanesque, dans un entretien à la Nouvelle Revue Française (pas moins). Son amour, ou plutôt celui qu’éprouve le « peuple français », épris d’aventures hautes en couleurs, de drame, voire d’un certain sens du tragique qui met en valeur les contrastes et exacerbent les émotions.

« Par romanesque, j’entends une redécouverte au sens tragique : une perception non point du réel mais dramatique, c’est-à-dire posant la question du sens ».

Détaché du réel, mise en scène à l’eau forte d’une aventure pour un retour dialectique à la quête du sens qui anime, selon une certaine vision de l’art, toute entreprise de création : le romanesque selon Emmanuel Macron est le moyen de convertir le peuple à la politique. Contre la science aride, pour la littérature sensible ! La technique pour l’arrière-garde : on n’explique plus la politique, on la rend vibrante (« preneurs d’otages », les cheminots ; « preneurs d’otage » les étudiants qui bloquent une université déjà ruinée. Vous reprendrez bien un peu de drame ? Le réel disparaît sous la rhétorique). Sublime outil, celui des histoires que l’on raconte pour convaincre ! Sublime, le passage de la fable à la moralité, du movere (l’émotion) au docere (l’instruction). Quoi de plus attendu, de la part de celui qui « ne se « sépare pas de l’édition du théâtre de Molière illustrée par Debout » » : châtier les mœurs par le rire, orienter les esprits par le cœur. C’est le tournant empathique du contemporain qui se dit là, celui qu’identifie dans le roman – de manière critique – Suzanne Keen (Empathy and the novel, New York, Oxford University Press, 2007), que cartographie récemment Alexandre Gefen dans la littérature française contemporaine (Réparer le monde, Corti, 2017). Président, as-tu du cœur ?, s’inquiète le peuple.

Car c’est bien l’émotion populaire qui intéresse Emmanuel Macron dans cette histoire de romanesque : celle qui saisit la France (quelle France ? quel singulier à l’œuvre ici ?) à la mort de Johnny, une France réticente aux interventions d’un Président de la République, figure d’autorité massive, professorale, austère et décrépite – mais ce n’est pas en Président de la République qu’alors Emmanuel Macron parla. Indulgent, connecté à son public (puissances transcendantes du romanesque), il l’a compris. C’est du cœur qu’il a parlé, chaleureux, empathique – pas depuis la froideur et le surplomb de l’intellect. « Émotion brute ». Anti-intellectualiste, Emmanuel Macron ? C’est que Johnny est mort. C’est que l’occasion se présente, trop belle, de communier avec la foule (« le peuple français » !) autour d’un héros perdu, un camarade, un homme, enfin, comme vous et moi. On a tous quelque chose en nous de Johnny – le Président compris. Y aurait-il quelque chose d’Emmanuel Macron en chacun.e, aussi ? Magie du syllogisme.

Emmanuel Macron n’est pas le premier, ni le seul, ni le plus insistant dans son usage politique de la littérature. Quand Christiane Taubira citait Victor Hugo de mémoire, qu’elle revenait à Aimé Césaire dans l’hémicycle et dans la presse, qu’elle faisait tournoyer dans ses discours citations ou mots d’esprits des un.es, des autres, tirés des classiques (ceux que l’on appelle classiques) ou d’autres sphères littéraires, un tout autre usage se faisait jour. Citer dans le détail vs donner le qualificatif synthétique ; exalter la nuance et la complexité vs rétablir dans une lecture globale le confort du noir et blanc ; prêter l’oreille aux mots vs brandir l’arme fatale du name-dropping. Mais l’une, intellectuelle, est passée pour arrogante dans sa culture et sa curiosité (un seul exemple, choisi comme on pêche à l’aveugle dans un vivier trop abondant : l’article de Cécile Bourgneuf dans Libération, daté du 27 janvier 2016, qui parle de « l’amour des belles phrases » de l’ancienne garde des Sceaux, qui « a toujours multiplié les références lyriques pour défendre ses idées »), quand l’autre, ancien disciple de Paul Ricoeur (en réalité assistant – close enough), a le discours légitime s’il a le verbe creux. S’ébahir du prestige, se rassurer de la parole directe (le romanesque macronien est tendu vers le dénouement, il est vectorisé) sincère, celle d’une communion dans le fantasme.

 

L’histoire, l’aventure, l’émotion populaire : trois mots d’ordre, et un credo d’une efficacité rare.
Storytelling et suspense : pas besoin d’être narratologue (Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Seuil, 2007) ou théoricien de la fiction (Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999 ; Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2008 ; Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, 2010) pour connaître la capacité immersive de ces outils. Vieux pots, et meilleure soupe assurément : Emmanuel Macron sait raconter des histoires. Sous sa plume, le romanesque devient l’outil politique par excellence, celui qui refonde une solidarité entre gens qui se comprennent par le cœur, sans passer par les détours et les fioritures des grands arguments ; de gens qui nourrissent le même besoin de transcendance et de dépassement de soi dont le souffle du drame leur renvoie l’image flatteuse.

 

Emmanuel Macron aime lire ?

« J’ai connu les odeurs des fleurs d’abord chez Colette ou Giono avant de les respirer moi-même… Ma grand-mère m’a initié au premier Giono, celui de Regain et de Colline, au merveilleux Giraudoux que plus personne ne lit aujourd’hui, à Colette énormément. Ensuite, au cours de l’adolescence, il y a eu Gide et Camus. Proust et Céline sont venus après. Un livre comme Les Nourritures terrestres a été très important pour moi, en même temps que j’étais touché aussi par Camus. D’un côté, Gide l’intellectuel devenu sensuel, et de l’autre côté, Camus arrivant de la Méditerranée, avec son côté brut, minéral, devenant intellectuel engagé. Il y eut aussi René Char, pour la poésie ».

Parfait roman d’apprentissage, parfaits jalons qui charrient les bonnes valeurs au bon moment. Un sens aigu de l’occasion : naïveté et tendresse pour le bambin, révolte et sensualité du jeune homme, lucidité critique et audace en l’adulte (Et puis Garcia Marquez, pour l’exotisme). Peut-être Emmanuel Macron ignore-t-il qu’il existe un autre romanesque, qui s’intéresse au détail, au quotidien, au réel enfin, qui loin de chercher l’évasion dans l’emportement s’ancre et nous ancre dans la matière de nos vies. Un romanesque en quoi Roland Barthes lisait

« un mode de discours qui n’est pas structuré selon une histoire ; […] un mode de notation, d’investissement, d’intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie » (« Vingt mots-clés pour Roland Barthes » [1975], in Éric Marty (dir.), Œuvres complètes, IV, Seuil, 2002, p. 866-867).

Peut-être, en lisant Mathieu Riboulet (Quelqu’un s’approche, Verdier, 2016) Emmanuel Macron verrait-il que magie, bouleversements érotiques et souci du monde comme il est vont parfois de pair ; en lisant Christine Montalbetti (Trouville Casino, POL, 2018) serait-il sensible au grand écart que permet la fiction entre l’excitation du hold-up et la mélancolie lente d’une vie, heureuse pourtant, enfin peut-être, et qui touche à sa fin. En lisant Jakuta Alikavazovic (L’Avancée de la nuit, L’Olivier, 2017), saurait-il que l’Histoire et l’anticipation peuvent se mêler pour nous parler de nous, de nos inquiétudes et de nos désirs présents. En lisant Arno Bertina, aventureux pourtant, et tourné vers les marges d’un capitalisme occidento-centré (Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017 ; Anima Motrix, 2006).

Mais il ne s’agit pas de lire. La littérature, on ne pense pas avec, on capitalise dessus (au passage, s’agrégeant à ce que Pierre Bourdieu appelait les Règles de l’art [Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992] dans les fastes du capital – de la violence – symbolique).
Romanesque à haut rendement, Julien Sorel en école de com’.

À propos de l’entretien d’Emmanuel Macron avec Michel Crépu, dans le numéro 630 de la NRF (mai 2018).