De l’inquiétude
Je suis d’un naturel inquiet. Dans mon premier roman, Paris s’émiette et fond sous une pluie corrosive. Dans mon deuxième roman une jeune femme disparaît comme si ce n’était rien, comme si c’était facile et évident de disparaître, comme si au fond c’était la permanence, le scandale – et non les ruptures qui nous dévient de nous-mêmes. Dans le troisième, des œuvres d’art se dégradent, se transforment : des images bien aimées, à titre privé ou collectif, deviennent irregardables. Quant au quatrième roman, celui que je suis en train d’écrire, mieux vaut ne pas en parler.
Je passe sur les détails mais il y a des obsessions, des rituels. Il y a des documents, jugés compromettants, qui ne sont jamais hachés assez menu, qui ne sont jamais assez illisibles. De même pour les cartes bleues une fois qu’elles expirent. C’est simple, quand je me mets à découper une carte bancaire, je n’arrive plus à m’arrêter. J’ai conscience que ces inquiétudes sont un héritage, à tout point de vue, y compris et peut-être surtout littéraire. Je ne suis pas la première à découper mes cartes bleues, je l’ai appris des meilleurs, de mon père dans la vie, de mes pères en littérature. A chaque fois que j’en saccage une, que je jouis de l’effort croissant pour couper des morceaux toujours plus petits, je pense à mon père et je pense à un certain romancier. Je pense à eux en même temps, à la main de l’un, au texte de l’autre, engagés dans cette action triviale qui consiste à couper du plastique au-delà du point où cela est raisonnable. Ainsi les moments où je me déchausse de moi-même, où je suis à moi-même la plus étrange, la plus opaque, sont aussi les moments où je m’inscris le plus clairement dans une tradition, dans une filiation, où je rends hommage à ceux dont je viens, à ceux dont vient mon écriture.
J’ai aussi conscience que ces obsessions, ces rituels, sont des résidus du 20e siècle. En cela ils ne suffisent pas. Aujourd’hui la question de la trace que l’on laisse se joue sur un autre plan. Un jour, quelqu’un qui avait lieu de s’y connaître m’a dit : Si c’est sur Internet, considère que c’est public, et considère que c’est pour toujours. C’est très facile à oublier, bien entendu, car c’est abstrait. La vérité c’est que tout reste. Bizarrement cela m’inquiète encore plus que l’impermanence de toute chose. Bizarrement cela m’inquiète d’avoir peur de choses qui ne devraient plus me faire peur depuis dix ou vingt ans, et de ne pas encore craindre ce qui est à craindre.
Du fantastique
Je m’interroge en ce moment sur notre rapport individuel et collectif au fantastique. J’entends fantastique au sens large, comme l’irruption dans le quotidien d’un dérèglement, d’une entorse à des lois jusque-là jugées naturelles. Il me semble que le quotidien est au fantastique ce que Venise est à l’eau. Mais le principe même de ces torsions, de ces distorsions, c’est que l’on s’y fait. Que très vite, elles n’ont plus rien de fantastique, justement.
Par exemple, il n’y a pas si longtemps, je me trouvais sur une plage ravissante, à Ischia. Ischia est une île très verte, très fleurie, au large de Naples, réputée pour ses sources et ses thermes où soldats et civils venaient se soigner. Encore aujourd’hui l’on y voit – ou j’y ai vu – davantage de corps blessés, en convalescence : ces corps que l’époque contemporaine a tendance à cacher, à considérer comme obscènes, à Ischia, timidement, ils se révèlent. Ce qui est à la fois un choc et une sorte de soulagement. La confirmation que le monde nous entame.
Bref, ce jour-là, nous nous sommes installés en toute illégalité sur une plage privée, au nez et à la barbe du maître-nageur qui sans doute avait d’autres chats à fouetter. Je me suis avancée dans la mer avec l’assurance feinte de celle qui serait dans son bon droit, à sa bonne place. Je nageais en me disant que cette eau verte et transparente, ce sable fin, comme le soleil et la vue des hauteurs fleuries – que tout cela était le résultat d’une fraude, et n’en était, je l’avoue, que meilleur.
Quand je suis sortie de l’eau, que j’ai regagné mon transat et mon ridicule petit parasol en paille – parasols dont la répétition créait une ligne qui, vue de l’eau, était très plaisante – je suis restée debout un instant au soleil. Un drone a survolé la plage. Je me souviens qu’il ne faisait presque pas de bruit, ce qui était surprenant étant donné sa taille considérable. Le drone a ralenti, tourné, le drone est descendu à hauteur d’homme. Puis à hauteur de femme de moyenne stature. Puis le drone s’est arrêté devant moi, presque à hauteur de mon visage, et nous nous sommes regardés, le drone et moi.
D’abord j’ai replié les bras sur ma poitrine. Je me sentais nue, ce que j’étais plus ou moins, mais je me sentais davantage nue devant la machine que, mettons, devant le maître-nageur. Mon cœur battait. J’ai esquissé un petit sourire gêné, j’ai haussé les épaules, comme si le drone était quelqu’un ; et susceptible, qui plus est, d’être apaisé par une mine contrite. J’ai eu honte de moi. Ensuite je me suis demandé ce que le drone pouvait bien penser. J’ai fait un pas de côté. Le drone m’a suivie.
Le drone n’avait pas l’air de trouver absurde l’idée de payer pour une baignade en mer.
Le lendemain je suis revenue et j’ai attendu, mais en vain.
En rentrant à Rome où je vivais à l’époque, j’ai décidé d’apprendre à piloter un drone photographique. C’est très facile. Et c’est très jouissif. Après quoi ils ont commencé à se glisser ici et là dans mes textes. Le drone est un exemple intéressant pour moi, car je me souviens bien que lorsque j’en voyais un je pensais encore immédiatement à la guerre. C’est la première chose qui me venait à l’esprit et ce jour-là sur la plage mon corps a réagi comme devant une arme. Ce n’est évidemment pas le cas quand je vois un avion, quand je parle d’un sonar, que sais-je. En cela le drone est un moment intéressant pour moi : en dépit de son omniprésence, y compris sous forme dégradée de jouet, son origine et sa destination première – son obscénité intrinsèque – n’ont pas encore disparu sous une foule d’usages banals. Je suppose que ce sera bientôt le cas. Déjà je l’ai manié avec plaisir et innocence, et ce plaisir, cette innocence, sont le cheval de Troie par quoi un système de domination s’infiltre en moi, devient acceptable. Ainsi, grâce à cet objet, je peux suivre la façon dont un monde se fait en moi tandis qu’un autre se défait.
De l’écriture
Je passe sur les détails mais il y a des obsessions, des rituels. Un jour, une écrivaine que je tiens en haute estime m’a dit : on croit qu’on écrit ce qu’on veut, mais en vérité on écrit ce qu’on peut. Je pense à cette phrase à chaque fois que je me mets au travail. J’y pense en particulier quand j’entends dire, comme cela arrive souvent, que le roman est mort. Moribond. Souvent, ce qui n’arrange rien, ce sont de grands romanciers qui disent cela. Comment écrire quand même les maîtres vous condamnent, condamnent le genre dans lequel vous avez choisi (si tant est que ce soit une question de choix) de vous reconnaître ? Mais entre les écrivains et leur genre de prédilection il existe un rapport organique, physique, qu’il est poli de taire ; aussi est-il possible que « le roman va mourir », dans leur bouche, signifie « le romancier va mourir », « je vais mourir » : et il est bien vrai que de cela, la littérature ne nous sauvera pas. Mais pour le reste, qui sait ?
Jakuta Alikavazovic
Octobre 2015
Histoires contre nature, éditions de l’Olivier, 2006.
Corps Volatils, éditions de l’Olivier, 2007, disponible en poche chez Points, Prix Goncourt du premier roman
Le Londres-Louxor, éditions de l’Olivier, 2010, disponible en poche chez Points.
La Blonde et le Bunker, éditions de l’Olivier, 2012, disponible en Points (Lire ici l’article de Christine Marcandier), mention spéciale du jury du Prix Wepler et le Prix de la page 111