La fenêtre de Diane, de Dominique Douay

Dominique Douay, La fenêtre de Diane détail couverture) © éditions les Moutons électriques

Depuis 1990, Dominique Douay n’avait plus fait paraître de roman original. Révélé par sa nouvelle « Thomas » en 1974, l’auteur de L’Échiquier de la création et de La Vie comme une course de chars à voile s’était tu pendant un quart de siècle. Il nous est revenu avec un roman ambitieux et intrigant. Un de ces livres qui ne se lisent pas seulement, mais qui se relisent.

Un tel silence n’est pas inédit dans la science-fiction française. Il suffit de rappeler Noô, livre-univers offert par Stefan Wul dix-huit ans après son précédent roman. Ou encore l’inégalé May le monde, par lequel Michel Jeury est revenu à la science-fiction, délaissée pendant vingt-deux ans au profit du roman de terroir. Dominique Douay s’était lui aussi éloigné du genre, et de l’écriture tout court, en un désamour qui s’est heureusement estompé. Comme ses prédécesseurs, c’est également avec une de ses œuvres majeures qu’il fait son retour, tenant la promesse qu’il avait faite à Patrice Duvic de renouer avec l’écriture.

À l’aéroport de Bucarest, en 1992, une jeune femme attend un passager qu’elle n’a jamais vu mais qu’elle doit accueillir, un certain Gabriel Goggelaye. Elle se sait surveillée par deux hommes, Atlan et Berenski, afin que tout se passe comme prévu. Au chapitre suivant, Atlan et Berenski sont les deux astronautes d’un vaisseau régi par un ordinateur nommé Diane. Puis l’on suit la jeunesse de Gabriel Goggelaye, un garçon qui ne semble voué à aucun destin d’exception, et qui est même plutôt un exemple parfait de médiocrité. Mais il découvre à l’occasion de son initiation sexuelle qu’il a sans doute le pouvoir de guérir les gens de maladies incurables. Ailleurs, des Lecteurs patrouillent au sein de la Bibliothèque, une station orbitale qui tourne autour du Livre, une étrange planète noire, qu’ils explorent à l’aide de machines nommées marque-pages… Les Lecteurs parcourent une infime partie de ces mondes, et un de leurs surveillants s’arrête sur une scène qui le bouleverse : une petite fille en fauteuil roulant s’avance vers la fin de son monde. Le surveillant peut toujours retourner à différents points précédant la disparition totale, mais il ne peut empêcher le sort de l’enfant. À moins qu’il n’intervienne…

Comme le résume l’auteur, le Livre « renferme la mémoire de toutes les Terres qui existent ou qui ont existé dans le multivers ». C’est une infinité de mondes parallèles qui coexistent et qui s’offrent à l’exploration de la Bibliothèque. La théorie du multivers se voit ainsi non seulement reprise, mais représentée sous les apparences et le vocabulaire de la lecture, en une double mise en abyme. D’abord, le livre La fenêtre de Diane parle d’un Livre et de ses Lecteurs. Le Lecteur peut arrêter le temps, et sauter d’un instant à l’autre, comme les écrivains peuvent jouer avec la temporalité de la narration et les lecteurs interrompre leur cheminement dans le récit, revenir en arrière ou avancer. Mais de plus, ce Livre contenu dans le roman inclut toutes les réalités possibles. Les mondes apparaissent et disparaissent, les temporalités se dédoublent et se croisent. Un vrai régal pour les narratologues et du sur mesure pour les théoriciens des mondes possibles en littérature. En entretien, Dominique Douay a confié avoir pensé donner pour premier titre au roman : Lire, disent-ils. Ce clin d’œil à Marguerite Duras était aussi une manière de confirmer et de surdéterminer la métafiction.

Si le Livre n’apparaît que dans quelques chapitres, les maîtres de la Bibliothèque peuvent à tout moment surgir dans les autres fils narratifs du roman, ou disserter sur les autres personnages, Goggelaye au premier chef, car son pouvoir les intéresse, sans toutefois les impressionner. De fait, l’essentiel du roman va suivre ce anti-héros au nom farcesque, calqué sur l’expression anglaise « google eye » (œil globuleux). Le roman prend très souvent un tour truculent avec les aventures sexuelles parfois déconcertantes du bonhomme, et la manière dont ses fantasmes érotiques prennent chair, du polisson à l’obscène. Cette composante importante rappelle un autre roman de l’auteur, L’Impasse-Temps, où un homme trouve un objet capable d’arrêter le temps, et en profite pour assouvir sans vergogne ses désirs.

Ces aventures servent de fil directeur dans un roman où la temporalité n’est en rien linéaire et où des scènes du passé peuvent même se rejouer avec des variantes. Ces manipulations du temps évoquent bien sûr l’œuvre de Philip K. Dick, dont Dominique Douay est l’un des auteurs français qui ont su le mieux s’approprier l’influence, avec Michel Jeury et Patrice Duvic. Dans le flot temporel de la vie de Goggelaye, un double souvenir revient ainsi, où un de ses amis lui apprend soit la mort de l’auteur américain, soit son hospitalisation, ouvrant le possible à un monde parallèle où Dick n’est pas mort en 1982. Le roman comporte des allusions à d’autres auteurs, comme Robert Louit, traducteur de deux tomes de la trilogie divine de P. K. Dick et éditeur de deux romans de Douay. Il est aussi fait référence à Christian Libos, pseudonyme de l’auteur français Claude Cheinisse, époux de Christine Renard, oublié de nos jours, sauf dans le souvenir douloureux de ceux qui les ont connus.

Du bureau parisien de Goggelaye à Bucarest, en passant par Bobo-Dioulasso, le roman voyage aussi en suivant les destinations imposées à un personnage manipulé par des êtres qu’il est seul parfois à apercevoir. Pourquoi faut-il qu’il consulte un dithildar, un chef burkinabé, Chef Kambou-Hien ? Pourquoi une femme lui tire-t-elle dessus à Bucarest, avant que tout le monde à l’hôpital lui dise qu’il a seulement fait un AVC ? Et pourquoi ne souvient-il pas d’avoir refusé d’être rapatrié en France, au profit d’une convalescence en Roumanie ? Sa présence serait-elle requise, et dans quel dessein, pour servir quel but ? Et quel est le secret de Diane ?

Variations sur des parenthèses temporelles, vision d’un Livre total et d’une Bibliothèque orbitale, biographie intime d’un homme moyen : La fenêtre de Diane est tout cela, mais pas seulement. La langue fluide et élégante de Dominique Douay épouse les pensées et les sensations des personnages, alors que la réalité se modifie autour d’eux, ou qu’ils observent le temps se figer. Les souvenirs autobiographiques viennent nourrir un roman qui se définit en fin de compte comme une modeste parcelle, forcément subjective, d’un grand Livre aux prolongements infinis. Véritable labyrinthe de ramifications imprévues et de bifurcations délibérées, La fenêtre de Diane mérite pour cela d’être lu et relu.

Dominique Douay, La fenêtre de Diane, éditions les Moutons électriques, 2015, 299 p., 23 €