« Ce fut un coup de chance. Ou la conjonction des astres » : tout juste diplômée de l’université du Minnesota, Janet Groth entre au New Yorker, réceptionniste au dix-septième étage. On est alors en 1957, l’Amérique s’apprête à vivre des révolutions multiples, et quel meilleur poste d’observatoire que ce desk ? « Comme on dit là-bas, l’important n’est pas qui vous êtes mais qui vous connaissez ».
Le « qui vous êtes » a pourtant son importance : Janet Groth a toujours rêvé d’être écrivain, elle a envoyé une nouvelle à un journal organisant un concours et a raté de peu le premier prix : « c’est une autre blonde à l’Œdipe mal digéré qui remporta le prix : Sylvia Plath ». Tout est dit : un humour ravageur qui contrebalance un manque chronique de confiance en soi, ce sentiment de toujours tout devoir au hasard alors que la jeune femme finira professeur émérite de littérature à la State University of New York, après avoir enseigné à Vassar, au Brooklyn College et à Columbia… « Avec les années, la princesse scandinave se métamorphosa en universitaire à lunettes en écaille » et ce sont ces multiples mues que narre ce livre, celles d’une jeune fille, celles de la société qui l’entoure et du monde littéraire dans lequel elle évolue.
Là est le ton, irrésistible de ce livre, entre sentiment de ne pas tout à fait appartenir à l’univers du New Yorker, d’être en partie extérieure aux féroces batailles des auteurs et dessinateurs, et observation acérée et piquante de tout ce qui se déroule sous ses yeux, des histoires auxquelles elle a, bien sûr, un accès privilégié. La jeune femme blonde, terriblement séduisante, va s’ouvrir au monde, et le sous-titre original du livre est explicite, An Education at the New Yorker : c’est bien un apprentissage du monde littéraire et de la société qu’entreprend Janet Groth, en regardant évoluer éditeurs, journalistes, écrivains et dessinateurs, en y vivant de belles histoires d’amitié ou des relations amoureuses plus houleuses.
« Peu au fait des rouages du pouvoir », Janet Groth qui se rêvait rédactrice ou au moins contributrice régulière n’a jamais (ou presque) bougé de son poste de 1957 à 1978, sous la houlette de William Shawn (à la barre du New Yorker de 1952 à 1987). Elle a conscience de « l’aura prestigieuse » qui l’enveloppe « comme une cape » dès qu’elle évoque l’endroit où elle travaille et sait parfois en jouer. La « réceptionniste » est en apparence la jeune blonde à séduire et/ou la confidente, elle est surtout celle qui voit évoluer Muriel Spark ou les grandes signatures du journal, dont l’un des papes du New Journalism, Joseph Mitchell. Elle raconte leur amitié, « pas si innocente que ça », l’impasse dans laquelle se trouve Mitchell alors qu’il tente de construire un récit autour du marché aux poissons de Fulton Street.
Mitchell voudrait « entrecroiser dans un même ensemble la disparition du vieux Sud et la disparition de l’ancien port et du marché aux poissons de New York », raconter la figure tutélaire de ce port, Tony Fabriziano et à travers lui son propre père. Ces « ramifications » sont l’essence même de ce type de récit, de la narrative non fiction, entre rendu factuel et subjectivité assumée, enquête et récit. Mitchell voudrait donner « à voir, à sentir et à entendre », dépasser ses propres « contradictions ». Il n’y parvient pas mais « après tout, Joyce avait mis plis de sept ans pour écrire Ulysse »… La panne de Mitchell durera de fait bien plus longtemps, les notes demeurent brouillon et Janet est « le témoin » d’une page de l’histoire du New Journalism qu’elle narre avec piquant.
Janet Groth chronique ainsi l’histoire du New Yorker à travers des anecdotes, dont celle, irrésistible, de Truman Capote au service artistique, trouvant un moyen peu orthodoxe de régler la question épineuse des dessins rejetés sans avoir à se confronter à la colère de leurs auteurs. Elle raconte les déjeuners du mardi des dessinateurs, les fêtes littéraires, Tom Wolfe et son « costume blanc en peau de requin », les bars en vue de Manhattan, « la stratosphère du jazz ». « J’aimais mon petit avant-poste à l’étage des auteurs, il me donnait l’impression d’être au cœur de l’action. Quand J. D. Salinger cherchait le distributeur de Coca-Cola (il n’y en avait pas), c’est vers moi qu’il se tournait. Et si Woody Allen se trompait d’étage (ce qui lui arrivait souvent), j’étais celle qui le conduisait deux étages plus haut ». Beaucoup se dit à travers l’apparent épiphénomène ou le quotidien banal d’un journal, surtout selon la perspective adoptée par Janet Groth : une légère ironie qui est la touche d’une suprême élégance.
Rien, dans ce récit, n’est extérieur à la propre vie de Janet Groth, ses fiançailles terribles avec un dessinateur du journal qui vont la conduire à une tentative de suicide, sa vie de bâton de chaise, sa manière de se détacher, peu à peu, « du cliché de la blonde stupide ». L’Amérique change, Janet Groth aussi. Elle narre les années Kennedy, « l’ère Camelot », la place que les femmes et les Afro-Américains tentent de conquérir à tous les étages (dont le dix-septième du New Yorker), Dallas, le Vietnam, les débats autour de la pilule, de l’avortement et de la liberté sexuelle. Elle dit, enfin, et c’est passionnant, les mutations du magazine, sur plusieurs décennies.
Tel est ce livre, rayonnant depuis le centre que constitue le poste d’observation de Janet Groth au 17e étage du New Yorker durant 21 ans, un Talk of the Magazine, pour décaler le titre de la mythique rubrique « Talk of the town », un compte-rendu en séquences, scènes et « visions disparates ». Janet Groth a longtemps espéré, en vain, entrer à la rédaction du New Yorker ; elle a fait mieux, écrire sa chronique et en croquer l’esprit.
Janet Groth, La réceptionniste du New Yorker (The Receptionist. An Education at the New Yorker, 2013), traduit de l’anglais (USA) par Hélène Cohen, éditions du Sous-Sol, février 2018, 272 p., 21 € 50