« Bug » : l’homme augmenté d’Enki Bilal

Enki Bilal, BUG

Paris, 2041. Toute connexion numérique est impossible. Un bug généralisé a eu lieu pendant la nuit. Le monde est dans l’obscurité électronique depuis que tous les liens, toutes les données ont disparu de la surface du « Néo World Wide Web ». Que sera(it) notre monde, notre quotidien sans Internet, sans les hyperliens, sans les datas ? Comment vivre débarrassés à notre corps défendant de toute mémoire vive ? Des questions que pose Enki Bilal dans Bug, dont le livre 1 paraît aujourd’hui chez Casterman.

On a souvent dit qu’Enki Bilal était un visionnaire. Mais ne serait-il pas davantage un observateur plein de cette acuité qui permet d’embrasser le monde sans sombrer alternativement dans le pessimisme ou l’angélisme  ? Le Bug de Bilal ne serait-il pas qu’une suite logique, conséquence évidente des (ex)actions humaines sur l’environnement et sur les hommes eux-mêmes, presque une promesse née de choix irrationnels ? 2041, les conséquences du « Bug Numérique Généralisé » sont globales et multipolaires : la planète redécouvre l’analogique, connaît nombre de crashs d’avions, d’immobilisations d’automobiles, de banques pillées, de suicides d’adolescents ne se voyant pas devoir vivre « comm’ ça sans Siri et weface » (sic), d’évasions de détenus des prisons digitalisées. Face à l’impossibilité de se reconnecter, le recours aux méthodes old school devient impératif.

© Enki Bilal

On peut me reprocher plein de choses, mais j’ai le sentiment d’être lucide. Et je tiens profondément à cette notion de lucidité et aujourd’hui encore je ne comprends pas comment on peut être aveuglé et ne pas voir. A ne pas oser nommer le mal.
(Enki Bilal, mars 2016, entretien pour Diacritik)

Après l’hybridation comme seule échappatoire à la destruction programmée de la planète, la mémoire comme rempart contre le révisionnisme ou l’obsession humaine de vouloir croire en quelque chose qui le dépasse jusqu’à se fabriquer des divinités, Enki Bilal entend parler de la déshumanisation née de la prééminence des écrans et de la confiance aveugle placée dans l’intelligence artificielle. Une uchronie n’est jamais que le prolongement d’une prise de conscience, l’an 2440 de Louis-Sébastien Mercier nous le disait déjà. Si le 2041 d’Enki Bilal est apocalyptique et le Bug creuse un sillon cher à l’auteur de la trilogie du coup de sang ou de la tétralogie du Monstre, le sous-texte n’est jamais loin et Bilal prend soin de toujours laisser affleurer quelques îlots d’espérance, des bastions, des derniers recours : la connaissance, la culture, la mémoire (stockée ailleurs que sur des serveurs informatiques), les livres : tout ce qui fait et a fait jusque-là l’essence même de l’homme. Apprendre, pour comprendre. Savoir, pour évoluer. Connaître, pour se (re)connaître soi-même.

Retour au Bug. Un homme, K. Obb, « multinational, expédition martienne oblige », semble être le dernier rempart contre l’annihilation ultime. Infecté par un mystérieux virus hautement contagieux qui le bleuit d’heure en heure, Obb se réveille omniscient, comme si le parasite (un des autres bugs du livre, kafkaïen) qui chemine dans son corps lui avait inoculé le virus de la connaissance universelle. Il devient donc une sorte d’élu que vont se disputer les grandes puissances (jusqu’au bug, la planète vit en coupe réglée sous le joug de démocraties de façade et de dictatures religieuses ou militaires) désormais réduites à l’état de quart-monde déconnecté et privé de toute influence. Et la fable de prendre une autre forme, plus amère, sur l’état d’un monde, de notre monde…

Une fois encore, le graphisme puissant d’Enki Bilal fait merveille. S’il a délaissé la monochromie qui avait la force d’Animal’z, Julia et Roem et La Couleur de l’air pour retrouver des couleurs aussi éclatantes que son propos est sombre, Bug conserve ce dessin à l’aspect brossé qui n’est pas sans rappeler Gerhardt Richter. Le bleu et le gris cendre des décors le disputent au rouge qui éclabousse par sa violence de sang et aux couleurs en aplat des tabloïds criards forcés de (re)naître sous la plume de pseudos journalistes à l’orthographe approximative mâtinée d’agrégats de fake news.

Pourchassé, capturé par le Califat, Obb prend conscience que si ses pouvoirs infinis sont l’objet de toutes les convoitises, c’est parce que la connaissance est une arme à même de servir intérêts privés et motivations étatiques. Dans Bug, pour Enki Bilal, la solution viendra prendre la forme d’un homme augmenté. Un seul être contre tous, somme de ce que l’humanité a confié aux machines, aux serveurs informatiques, a stocké dans des clouds susceptibles d’être piratés par des potentats mal intentionnés. Le tout numérique versus les ambitions et agendas de chefs d’état, ça ne vous évoque rien ? Les frontières numériques abattues, le retour à des méthodes anciennes, au thermique, à l’hertzien, au papier ressemble moins à un recul qu’à une possible rédemption, verso de toute apocalypse. Les forts connaissent désormais la peur — de perdre leurs privilèges sinon leur raison d’être, leur pouvoir de nuisance et de sujétion. A l’opposé, prenant conscience que le virus est certainement son salut, Obb décide de fuir en compagnie du Dr Junia Perth. Le premier homme, la première femme, patients zéro d’une nouvelle exo-humanité.

 

Enki Bilal, BUG, Livre 1, 88 p. couleur (lettrage Fanny Hurtrel), Casterman, novembre 2017, 18 €