Alors que George Romero nous a quitté cet été et que John Carpenter vient de faire paraître un best of de ses meilleures bandes originales, l’occasion était toute trouvée pour Diacritik de revenir sur Wes Craven, l’un des autres maîtres de l’horreur en compagnie de l’un de ses spécialistes les plus avisés : Emmanuel Levaufre.
Dans son essai Wes Craven, quelle horreur ? paru chez Capricci, Emmanuel Levaufre propose non seulement une puissante lecture puissante du cinéaste de Freddy, les griffes de la nuit dont il fait un pionnier de l’horreur littérale mais il en profite pour tracer une histoire renouvelée du cinéma américain depuis les années 70. Autant de pistes inédites et stimulantes sur lesquelles Diacritik a interrogé l’essayiste le temps d’un grand entretien.
Votre essai s’intitule Wes Craven, quelle horreur ? Pourquoi « quelle horreur ? » ? Souhaitiez-vous apporter un contrepoint aux théories formulées par Robin Wood dans les années 1970 sur le film d’horreur ?
Je crois que les grands films d’horreur états-uniens des années 1970 n’ont pas grand chose à voir avec les films d’horreur tels qu’on les faisait auparavant à Hollywood. Ces films étaient atmosphériques et oniriques, alors que les films de Romero et de Craven sont des films d’action, réalistes. Ils sont même si différents qu’on peut se demander s’ils appartiennent au même genre, à la même histoire.
Je vois le rapport entre Les Morts Vivants (White Zombie, Victor Halperin, 1932), Vaudou (I Walked With a Zombie, Jacques Tourneur, 1943) et Zombies of Maura Tau (Edward L. Cahn, 1957), mais je ne le vois pas bien entre ces films et La Nuit des morts vivants (Night of the Living Dead, George Romero, 1968). Les trois premiers appartiennent indiscutablement au même genre, et on peut les voir comme des moments dans l’histoire du genre. C’est beaucoup moins évident pour le quatrième.
Les films de morts vivants réalisés par Romero me semblent beaucoup plus proches du western, ne serait-ce que par leur rapport à l’espace, au territoire, et par leur aspect politique. Pour dire les choses de manière plus générale, je ne suis pas sûr qu’il y ait un genre (et un seul) qu’on puisse appeler le « film d’horreur ». J’ai quand même profité de la commande de Capricci (écrire un essai sur Craven, qui ne soit pas une monographie et qui fasse environ 100 000 signes) pour essayer d’esquisser une histoire du « film d’horreur » états-unien, mais une histoire complexe, non linéaire, une histoire qui tienne compte des réserves que je viens d’exprimer.
De ce point de vue je m’éloigne un peu de Robin Wood qui prend plus le « film d’horreur » comme un genre qui va de soi (selon lui, l’horreur au cinéma, d’abord mise à distance dans des pays lointains et à des époques anciennes, s’est rapprochée de plus en plus de la vie quotidienne du spectateur, jusqu’à envahir la famille états-unienne). Mais Wood a été l’un des premiers critiques et théoriciens à défendre les films d’horreur des années 1970 (en particulier ceux de Craven) et à identifier clairement leur différence avec les films antérieurs. Mon livre lui doit beaucoup.
Vous dites avoir saisi l’occasion de la commande pour esquisser une histoire du film d’horreur. Voulez-vous dire que Wes Craven était secondaire pour vous, et que le principal était de réfléchir sur le cinéma d’horreur ?
Non, pas du tout. Je considère Wes Craven comme un cinéaste important, mais je voulais le saisir en situation : montrer comment ses films sont liés à un état du cinéma horrifique qu’ils contribuent parfois à transformer, et pas toujours comme il l’aurait souhaité. Craven a quand même modifié à trois reprises la physionomie du cinéma horrifique états-unien : en 1972 avec La Dernière Maison sur la gauche, en 1984 avec Les Griffes de la nuit, et en 1996 avec Scream.
Y a-t-il un film particulier de Wes Craven qui vous a donné le désir d’écrire sur son œuvre ?
Après ce que je vous ai dit sur Romero et Craven, il pourrait sembler logique que je vous réponde : L’Emprise des ténèbres. Mais ce ne sera pas ma réponse.
L’Emprise des ténèbres est un projet passionnant. D’abord parce que c’est une réaction à chaud à l’actualité : une fiction se déroulant à Haïti pendant les derniers jours de la tyrannie de Jean-Claude Duvalier (le film sort en salles en 1988, deux ans après la chute de Duvalier). Ensuite parce que c’est l’adaptation non pas d’un roman mais d’un essai rédigé par Wade Davis, un anthropologue et ethnobotaniste (Davis défend la thèse suivante : les sorciers d’Haïti sont effectivement capables de transformer qui ils souhaitent en zombi mais leur pouvoir n’a rien de magique puisque la zombification résulte de l’action conjuguée d’une neurotoxine et d’un psychotrope). On pourrait donc croire que L’Emprise des ténèbres est une relecture critique des anciens films de morts vivants (des films qui abordaient très souvent les morts vivants dans le contexte du vaudou) par un cinéaste de l’école de Romero, un cinéaste qui aborde un phénomène apparemment surnaturel de manière strictement réaliste. Le problème, c’est que quand on voit le film, on se rend compte que cette interprétation ne marche pas (elle est valable pour quelques séquences mais pas pour l’ensemble du film). Pourquoi ? Parce que le film est si éclectique qu’il en devient presque informe, dénué de point de vue. Et je crois que ce n’est pas la faute de Craven mais des producteurs du film, trop nombreux et ayant des exigences hétéroclites (l’un voulant un film sérieux sur le vaudou, un autre un film d’aventures exotiques à la manière d’Indiana Jones, un autre encore un film d’horreur à la manière des Griffes de la nuit, un quatrième voulant ajouter à tout cela une histoire d’amour…). J’aime bien le film malgré tout, mais je suis loin de partager l’avis de beaucoup de critiques français qui le considèrent comme le meilleur film de Craven. A ce propos, je voudrais dire que les gens de Capricci ont été très bien avec moi : ils voulaient publier un essai sur Craven parce qu’ils sortaient en salle, sous son titre original (The Serpent and the Rainbow), une version restaurée du film, et à aucun moment ils ne m’ont reproché de le considérer comme secondaire.
Finalement, le film qui occupe la place la plus importante dans l’essai, c’est La Dernière Maison sur la gauche, le premier Craven. Cela me semble évident maintenant puisque c’est le film d’horreur réaliste par excellence. Je crois même qu’on peut aller plus loin et parler de film d’horreur naturaliste. Mais je n’avais pas du tout prévu de lui accorder autant de place. Je n’avais même pas très envie de le revoir. J’en gardais le souvenir d’un film sans doute important, mais franchement éprouvant. En revoyant tous les Craven, il m’a semblé évident que c’était son meilleur. Cela n’aurait pas dû me surprendre, puisque j’avais lu l’éloge qu’en a fait Stephen Thrower, un critique anglais dont je partage souvent les évaluations. Thrower est l’auteur de Nightmare USA, un livre extraordinaire sur les films d’horreur états-uniens des années 1970 – des films qui, pour la plupart, ont été réalisés en dehors d’Hollywood. Ce n’est pas un théoricien comme l’était Robin Wood, mais plutôt un critique empiriste, qui procède film à film : il ne défend aucune thèse sur les films d’horreur en général mais parle très bien de chacun, y compris des plus obscurs, et les décrit de manière sensible.
Ceci dit, je n’ai pas totalement suivi Thrower. Sa défense de La Dernière Maison sur la gauche le conduit à déconsidérer totalement les Craven suivants. De mon côté, je ne voulais pas jeter à la poubelle Les Griffes de la nuit, Shocker, Le Sous-sol de la peur, Freddy sort de la nuit, les premiers Scream, My Soul to Take – ni même L’Emprise des ténèbres. Je les avais aimés au moment de leur sortie en salle et je les aime encore, malgré des réserves plus ou moins fortes selon les films. Je voulais encore moins me débarrasser des petits téléfilms qu’il a réalisés dans les années 1980 pour la reprise de The Twilight Zone (A Little Peace and Quiet et Chameleon sont pour moi les chefs d’œuvre de sa longue période hollywoodienne). Alors je me suis demandé comment l’auteur de La Dernière Maison, un film bricolé, totalement anti-hollywoodien, avait pu par la suite mener, sans se renier, une carrière beaucoup plus commerciale pour la télévision et le cinéma hollywoodien.

Vous dîtes avoir voulu défendre l’ensemble de la carrière de Craven. Pourtant, quand on lit votre essai, on a souvent l’impression que vous la considérez comme décevante.
En quoi, notamment au regard de John Carpenter avec lequel vous le mettez souvent en parallèle, Wes Craven a-t-il eu une carrière contrariée ? Est-il un cinéaste maudit ou pire : raté ?
Craven a fait en sorte de ne pas être un cinéaste maudit en faisant tout pour s’intégrer à l’industrie hollywoodienne. Il y est parvenu, et c’était loin d’être gagné. Il faut bien avoir conscience qu’il était très mal vu quand il est arrivé à Hollywood, à la fin des années 1970. Stephen King, par exemple, écrivait des choses très dures à son sujet. Qu’avait-il fait ? Trois petites productions new-yorkaises : deux films d’horreur dont un, La Dernière Maison, considéré par beaucoup (et notamment par Stephen King) comme dégueulasse, et un porno. A Hollywood, c’était un peu le travailleur immigré, cantonné dans les boulots les moins nobles : les films d’horreur. Alors il s’est peut-être considéré comme un cinéaste raté, puisqu’il souhaitait faire autre chose, des drames sociaux notamment. D’un autre côté, il a parfaitement joué le jeu, et l’industrie hollywoodienne lui doit beaucoup. Il a lancé la carrière de trois stars (Sharon Stone, Johnny Depp et Bruce Willis), et a permis à New Line, une toute petite compagnie (la maison de production des Griffes de la nuit), de se développer au point de pouvoir produire des blockbusters comme Le Seigneur des anneaux.
Mais l’industrie hollywoodienne ne l’a pas récompensé et on peut dire qu’il a toujours été un cinéaste contrarié – même au sein de la production horrifique, même après l’énorme succès de Scream, même lorsqu’il était son propre producteur. Il a été contraint de retourner presque toutes les séquences de Cursed et il s’est lui-même contraint de retourner quelques séquences de My Soul to Take, sans parler du bel épilogue de ce dernier film qu’il a coupé au montage (on peut le voir en bonus de l’édition DVD). Immédiatement après chacun de ces deux films (deux échecs commerciaux), il a réalisé un film plus efficace et moins personnel – un succès commercial : Red Eye après Cursed, et Scream 4 après My Soul to take. Il ne voulait pas avoir l’image d’un cinéaste fini. Même à plus de 70 ans, au moment de My Soul to take et de Scream 4, il sentait qu’il devait continuer de faire ses preuves d’un point de vue commercial.
Maintenant, si je regarde sa carrière d’un point de vue non pas industriel ou commercial, mais artistique, je la trouve à la fois décevante et passionnante. Quand je dis que je la trouve décevante, je ne lui reproche pas d’avoir renoncé au naturalisme de ses débuts pour s’adapter aux conventions hollywoodiennes. Je ne crois pas qu’il aurait dû continuer dans la voie de La Dernière Maison sur la gauche. Et je vois mal comment il aurait pu le faire sans se répéter. Ce que je trouve dommage, en revanche, c’est qu’il n’y soit pas revenu vers 2005, quand la mode du film de found footage a gagné Hollywood. Mais c’est toute sa carrière, et pas seulement sa fin de carrière, que je trouve décevante. Décevante et passionnante à la fois, parce qu’on sent qu’il cherche à faire quelque chose sans jamais y arriver parfaitement. Ses meilleurs films ont toujours un côté un peu tâtonnant, jamais tout à fait accompli – même My Soul to Take qui, je crois, s’approche le plus de ce qu’il cherchait. Ce côté tâtonnant est peu compatible avec l’image d’un professionnel hollywoodien, et il cherchait sans doute à le dissimuler, mais il est manifeste quand on revoit ses films les uns à la suite des autres.
Je ne dirais pas la même chose de la carrière de Carpenter. D’un point de vue industriel, Carpenter était parfaitement adapté au Hollywood de la fin des années 70 et du début des années 80. Il y était adapté par ses goûts et par sa formation. Contrairement à Craven qui n’est pas un cinéphile, Carpenter connaît et admire depuis l’enfance les plus grands cinéastes hollywoodiens (Hawks, notamment). Contrairement à Craven qui, en cinéma, est un parfait autodidacte, Carpenter a fait de brillantes études de cinéma (quand il était étudiant, il a coécrit, monté et fait la musique d’un film qui a obtenu l’Oscar du meilleur court-métrage en 1971). Carpenter a très tôt pu réaliser des films de prestige (le téléfilm Le Roman d’Elvis en 1979) et disposer de budgets importants. Quand, en 1982, Craven réalise La Créature du marais, il dispose d’un budget de 2,5 millions de dollars (son budget le plus important jusqu’alors). La même année, Carpenter réalise The Thing pour 16 millions de dollars. Carpenter a alors 34 ans, Craven en a 43. Ils ne sont pas dans la même catégorie. Quand, à la fin des années 1980, Carpenter voit sa situation se dégrader, il ne se bat pas beaucoup. Pendant les années 1990, il a plusieurs fois manifesté le désir de prendre sa retraite, et on peut dire qu’il l’a prise au début des années 2000 (même s’il a quand même réalisé depuis deux téléfilms et un film à petit budget).
Je m’imagine Carpenter comme un aristocrate : si ceux qui ont le pouvoir à Hollywood sont trop cons, il est inutile de discuter avec eux, il vaut mieux se retirer… Craven, je vous l’ai dit, s’est battu jusqu’au bout. Et d’un point de vue artistique, la différence entre eux me semble tout aussi importante. Carpenter est un esthète qui sait ce qu’il veut. Pas un esthète au sens où il chercherait à imiter la peinture ou le grand art en général, mais au sens où il s’intéresse avant tout à la mise en scène : durée et composition des plans, jeu des acteurs, timing… Il aspire à la perfection stylistique, et fuit le tâtonnement.
Une large part de votre réflexion s’attache à réinscrire l’horreur telle que la déploie Wes Craven dans le naturalisme. Qu’entendez-vous par naturalisme ?
Le naturalisme, c’est d’abord le refus du surnaturel. C’est le point commun entre Craven et Romero, et c’est la raison pour laquelle leurs films sont des films d’action : chez eux, les personnages peuvent toujours détruire ce qui menace de les détruire, et ils le peuvent par des moyens physiques, naturels, alors que les moyens symboliques (croix, eau bénite, pentagramme…) ne sont d’aucune utilité. De même, ce qu’ils risquent, ce n’est pas d’être maudits, de devenir des vampires, des damnés, des âmes errantes, mais c’est d’être violés, mutilés, dévorés, ou bien (chez Romero) de devenir des morts vivants, c’est-à-dire non pas des âmes errantes mais des corps sans intériorité. C’est une forme d’horreur réaliste que j’ai appelée l’horreur littérale. J’ai préféré garder le terme de naturalisme pour me référer à l’école de Zola, une école qui ne se limite pas au rejet du surnaturel et à la méfiance à l’égard du symbolique, mais qui cherche à mettre en évidence les pulsions qui seraient à l’origine de nos actes. Je crois que la plupart des films de Craven relèvent de l’horreur littérale (l’exception la plus significative me semble My Soul to Take, un film dans lequel il est question d’âme comme son titre l’indique, mais je n’ai pas eu la place d’aborder ce point), alors que seul La Dernière Maison relève du naturalisme au sens de Zola.
Pourtant le personnage de Freddy, qui apparaît dans les rêves des protagonistes pour les tuer, est un personnage surnaturel. On pourrait donc vous objecter que Les Griffes de la nuit est un film qui rompt totalement avec le réalisme pour se plonger dans l’onirisme et le fantastique le plus débridé.
C’est effectivement ainsi que le film a été reçu, et c’est dans ce sens que le personnage a été développé dans les suites des Griffes de la nuit. Mais Craven n’était pas du tout satisfait de ces suites (sauf du septième film de la série, qu’il a réalisé lui-même, Freddy sort de la nuit). Dans Les Griffes du cauchemar, le troisième film de la série (au départ, un projet de Craven qui a ensuite été totalement réécrit par Frank Darabont et Chuck Russell), on lutte contre Freddy avec de l’eau bénite. Bizarrement, cela ne choque pas la majorité des spectateurs et Les Griffes du cauchemar est souvent considéré, aujourd’hui encore, comme le meilleur épisode de la série. Je préfère, et de très loin, les deux films de la série réalisés par Craven. Craven est quand même plus original et plus profond que Darabont et Russell : il prend soin de montrer, dans Les Griffes de la nuit, que les moyens symboliques n’ont aucun effet sur Freddy, mais que si on parvient à l’entraîner dans le monde réel, physique, il devient aussi vulnérable que n’importe quelle créature naturelle. Craven reste ancré dans l’horreur réaliste, même lorsqu’il donne à ses films l’apparence du fantastique le plus débridé.
Le naturalisme de La Dernière Maison sur la gauche a-t-il, comme chez Zola, une vocation didactique et, si oui, laquelle ?
La vocation didactique, chez Zola, est indissociable de son ambition scientifique. Il conçoit ses romans comme des expériences, en s’inspirant de la méthode expérimentale de Claude Bernard, et cherche à expliquer le comportement individuel dans un contexte social déterminé, à partir de l’influence de l’hérédité et du milieu. Craven est loin d’être aussi ambitieux. Il ne prétend pas faire une œuvre scientifique.
Je les ai quand même mis en relation pour trois raisons. D’abord, parce que Stephen King a reproché à La Dernière Maison ce qu’on reprochait à certains romans de Zola (Thérèse Raquin, notamment) : d’être une œuvre sans réelle élaboration artistique, qui plaît par l’horrible et qui flatte les instincts les plus bas du public.
Ensuite, parce que le film se rattache à toute une tradition non fantastique de l’horreur, une tradition qu’on oublie souvent mais qui me semble très importante, celle du Grand-Guignol. André de Lorde et la plupart des auteurs qui écrivaient des drames pour le théâtre du Grand-Guignol se revendiquaient de Zola (et ils s’intéressaient sérieusement aux sciences de leur temps, notamment à la neurologie et à la psychiatrie). Vous me direz peut-être que c’est de l’histoire littéraire française, et que ça n’a aucun rapport avec le cinéma états-unien. Je ne le crois pas : La Villa solitaire (Griffith, 1909), l’un des premiers thrillers du cinéma états-unien, est une adaptation d’un drame d’André de Lorde, Au téléphone.
Enfin, et surtout, parce que dans la plupart des séquences de meurtre de La Dernière Maison, dans les plus éprouvantes qui sont aussi les plus originales, Craven parvient à mettre en doute les idées préconçues sur le crime ainsi que les justifications qu’on donne au recours à la violence : ce qu’il montre dans ces séquences, c’est une manifestation de ce désir de néant qu’on trouve également dans les romans de Zola, une manifestation de cette « sorte d’impatience amoureuse à peu près irrésistible, unanime pour la mort », pour reprendre une expression que Céline emploie dans son « Hommage à Zola ». Alors si on veut parler de vocation didactique dans La Dernière Maison, je dirais qu’elle est là : dans le fait de mettre en évidence quelque chose de caché. Mais le terme « didactique » est peut-être un peu fort.
En affirmant que Craven est naturaliste, vouliez-vous réhabiliter la notion de naturalisme souvent décriée en critique cinématographique, notamment par Alain Badiou ?
Le mot « naturalisme », comme les mots « nature » et « naturel », a plusieurs sens et on a parfois tendance à les mélanger. Quand un théoricien comme Badiou, un critique comme Daney, ou un cinéaste comme Vecchiali critiquent le « naturalisme », ils critiquent une utilisation de la technique cinématographique censée être transparente : ils critiquent la prétention à restituer, par l’enregistrement cinématographique, la réalité telle qu’elle est, dans ce qu’elle peut avoir d’évident, de « naturel », et à faire comme si la caméra, le montage, etc., n’existaient pas – ce à quoi Daney ou Badiou peuvent opposer le réalisme comme résultat d’une élaboration artistique.
Cela n’a pas beaucoup de rapport avec le naturalisme au sens où j’emploie le terme, puisqu’il ne s’agit pas dans La Dernière Maison de restituer fidèlement un donné (la réalité qui préexisterait au film et qu’on pourrait observer indépendamment du film), mais de mettre en évidence quelque chose qui n’a rien d’évident, rien de « naturel ». Ceci dit, je comprends qu’on puisse être tenté d’amalgamer les deux sens du mot quand on parle de La Dernière Maison. Car c’est notamment au cinéma direct qu’on a pu reprocher d’être « naturaliste » (au sens où Daney et Badiou ont employé ce terme). Et Craven a utilisé des techniques du cinéma direct (tournage en 16 mm, caméra à l’épaule, éclairage naturel…) pour que le film ressemble un peu aux documentaires et aux reportages des années 1960. Il a fait ce que font aujourd’hui les cinéastes de fiction qui utilisent des images enregistrées sur des caméras de vidéo surveillance ou sur des téléphones portables pour faire croire que ce qu’ils montrent est du found footage : il a misé sur un effet de réel lié aux techniques employées.
Mais je crois que Craven ne se contente pas de cet effet de réel. Il joue avec. C’est pourquoi il introduit aussi des procédés de distanciation (le montage parallèle avec les deux flics stupides, l’utilisation des chansons pour commenter l’action), et stylise beaucoup plus la dernière partie. Le film est beaucoup plus riche, beaucoup plus élaboré qu’il ne le semble au premier abord. C’est pour cela que je lui ai consacré autant de place dans l’essai. J’espérais répondre du même coup aux critiques de Stephen King, pour qui le film est dépourvu d’élaboration artistique. Et mon analyse n’est pas exhaustive. Il resterait à parler de la musique et des chansons dont je n’ai malheureusement pas pu parler dans le livre, faute de place.
Reste-t-il des traces de naturalisme dans les films que Craven a réalisés après La Dernière Maison sur la gauche ?
Oui, dans les longues séquences de confrontation avec les tueurs. A la fin des Griffes de la nuit, dans beaucoup de séquences de Scream, ou même à la fin d’un film moins personnel comme Red Eye : quand le tueur persévère malgré les coups qu’il reçoit, on sent qu’il est mu par un désir d’anéantissement, une pulsion qui doit impérativement se satisfaire, ne serait-ce que par sa propre mort. L’horreur littérale me semble alors poussée jusqu’au naturalisme.
Vous proposez une interprétation de l’horreur littérale qui me semble très neuve, en l’inscrivant dans une généalogie cinématographique précise : celle de l’histoire, méconnue, des grindhouses et du cinéma d’exploitation. En quoi, selon vous, La Dernière Maison sur la gauche est-il à la fois l’héritier logique de cette période et sa production la plus créative ?
Un film d’exploitation c’est un peu l’équivalent au cinéma de la presse à sensation. J’ai essayé de montrer que le cinéma d’exploitation qui, à la différence du cinéma hollywoodien, privilégie la valeur de choc contre les valeurs de production, était, dès les années 1930, indissociable de l’effet de réel. D’où son rapport rhétorique au documentaire. Pour dire les choses simplement, ce qui choque le spectateur, c’est l’impression que ce qu’il voit est réel, et cela ne coûte pas cher d’obtenir un tel effet (contrairement aux valeurs de production hollywoodiennes). Cela ne veut pas dire que les films d’exploitation sont des documentaires, mais cela veut dire qu’ils intègrent des plans apparemment documentaires (parfois bidonnés) ou qu’ils miment la forme du documentaire (avec, par exemple, des commentaires, soit sous la forme de textes, soit sous la forme de voix off). Quand il tourne La Dernière Maison, Craven est l’un des premiers cinéastes d’exploitation à prendre la mesure de la révolution qui vient d’avoir lieu dans le documentaire (avec l’apparition dans les années 1960 des techniques du cinéma direct, et la disparition du commentaire). Il est plus créatif parce qu’il arrive à dominer l’effet de réel pour en jouer, sans pour autant faire de son film un jeu formel. Il se concentre sur ses personnages, sur leur rapport à la souffrance et à la mort, si bien qu’il ne fait pas non plus l’équivalent cinématographique d’un fait divers relaté dans un article de presse à sensation.
Vous montrez que le cinéma d’exploitation au début des années 1960 s’éloigne du documentaire pour devenir plus fictionnel. C’est à cette époque que le cinéma d’exploitation se confond avec le cinéma érotique. Vous insistez notamment sur le roughie, film érotique violent, et vous affirmez qu’à l’origine de La Dernière Maison sur la gauche, on avait commandé à Craven non pas un film d’horreur mais un roughie. Voulez-vous dire que Craven a érotisé la violence ?
Non, surtout pas ! Il est beaucoup trop puritain pour cela. Les roughies étaient souvent fantasmatiques, et la violence était censée y être excitante. Craven, en revanche, fait tout pour ne pas rendre la violence attirante, fascinante, sexuellement excitante. C’est pourquoi il choisit d’être réaliste plutôt que fantasmatique, et présente la violence comme tristement horrible.
C’est très paradoxal de rattacher, comme vous le faites, le penchant de Craven pour l’horreur littérale à son puritanisme.
C’est le rapport de Craven à la violence et à l’horreur qui est lui-même paradoxal. Tarantino aime raconter que Craven a quitté la salle de cinéma au moment de la séquence de torture de Reservoir Dogs : « j’ai choqué le réalisateur de La Dernière Maison sur la gauche ! ». A première vue, c’est étonnant, mais je ne crois pas que ce soit une attitude incohérente. Craven est né dans une famille baptiste, et a reçu une éducation puritaine très stricte. Il n’avait pas le droit de voir des films ni de lire des BD, et il n’a pas vu un seul film de fiction avant d’avoir une vingtaine d’années. Bien sûr, il a pris ensuite ses distances par rapport à son éducation, mais je crois qu’il a conservé quelque chose du puritanisme dans son rapport au cinéma.
Pourquoi l’image est-elle interdite dans les courants rigoristes des monothéismes ? Parce qu’on considère que l’image risque de susciter l’idolâtrie. Contempler l’image d’une créature naturelle (un homme, un animal ou un monstre), c’est risquer d’adorer cette image (et ce qu’elle représente), c’est-à-dire risquer de s’y soumettre ; or, dans le monothéisme strict, on ne doit pas se soumettre à des hommes, à des animaux ou à des monstres, on doit ne se soumettre qu’à Dieu, qui n’est pas une idole (qui n’est pas une créature naturelle et qui est irreprésentable).
Je crois qu’il reste quelque chose de cette idée, même si c’est sous une forme très atténuée, dans le rapport de Craven au cinéma et à la violence : représenter la violence, c’est risquer d’en susciter l’adoration. Alors si on la représente, il faut s’efforcer de la rendre la moins séduisante, la moins érotique possible. Craven était malade à l’idée que des spectateurs puissent prendre comme modèles les tueurs de ses films. C’est la raison pour laquelle il a toujours dit vouloir arrêter de faire des films d’horreur. Mais comme l’industrie hollywoodienne ne lui en offrait pas l’opportunité, il faisait en sorte que ses séquences horrifiques soient les plus horribles possibles. C’est pour cette raison également qu’il a finalement accepté de faire Scream, alors qu’au départ il avait refusé. Il trouvait dans le scénario, l’histoire de jeunes gens qui tuent en s’inspirant de films d’horreur, des échos de cette crainte qui l’angoissait profondément. Et c’est encore pour cette raison s’il a insisté auprès des producteurs (qui voulaient un film moins dur) pour que les séquences horrifiques de Scream soient sanglantes, longues et brutales.
Si Craven avait dû tourner la séquence de torture de Reservoir Dogs, il n’aurait pas fait comme Tarantino : il aurait sans doute montré le tortionnaire découper l’oreille au rasoir (Tarantino se satisfait du hors-champ, mais Tarantino ne veut pas montrer de l’horreur vraiment horrible – il veut surtout montrer de la mise en scène), et il se serait débrouillé pour que le tortionnaire ait l’air grotesque ou pitoyable, au moins par instants. Le résultat aurait été moins iconique. Et il n’aurait probablement pas été programmé au festival de Cannes !
Nombreux sont ceux, dont Jean-François Rauger à l’occasion de la rétrospective Craven à la Cinémathèque, qui rattachent cette pratique du film d’horreur à un autre élément biographique du cinéaste, à savoir sa découverte de nombreux documentaires sur la Seconde Guerre mondiale et sur l’intervention américaine au Vietnam. Mais vous laissez de côté cet élément biographique. En insistant sur le puritanisme, vous semblez faire de Craven un cinéaste plus moral que politique. Était-ce là votre souhait ?
Oui, c’était bien mon souhait ! C’est Romero qui me semble être un cinéaste politique : il s’intéresse à des collectifs, à des territoires et donc à des frontières, à l’appropriation, à la légitimité de l’autorité… Craven, quant à lui, me semble un cinéaste fondamentalement moral. Je ne dis pas que les films de Craven n’ont pas de dimension politique. Je dis juste que leur dimension politique est secondaire par rapport à leur dimension morale. Par exemple, L’Emprise des ténèbres a une dimension politique évidente, puisque le film met en relation la zombification à laquelle procèdent les sorciers vaudou avec la tyrannie des Duvalier à Haïti. Mais cette dimension politique est unilatérale, puisque le héros travaille pour l’industrie pharmaceutique états-unienne sans que la question du pillage du Tiers Monde ne soit jamais posée. Je crois que Romero n’aurait jamais réalisé un tel film.
Ceci dit, Craven n’est pas naïf. Il s’est bien rendu compte des faiblesses du scénario. S’il l’a suivi sans en corriger les insuffisances politiques, il a quand même introduit de la distance par la mise en scène et la direction d’acteur : il a fait en sorte que son héros paraisse aussi peu charismatique et iconique que possible, très loin de l’image de l’aventurier amusé et sûr de soi qui était si fréquente dans le cinéma hollywoodien de l’époque. Craven se méfie de l’incarnation héroïque et de l’idolâtrie qu’elle pourrait susciter – attitude qui me semble plus morale que politique.
Par conséquent, selon vous, la pratique du film d’horreur ne découle pas chez Craven d’une prise de conscience politique ?
Je sais que Craven lui-même a suggéré cette idée en mettant en relation ses films, et notamment La Dernière Maison, avec l’intervention américaine au Vietnam. Il l’a fait dès la fin des années 1970. Mais il ne faut pas oublier la violence des attaques dont il était alors l’objet (les attaques de Stephen King, par exemple). Craven, qui voulait travailler à Hollywood, avait besoin de se justifier, et je crois qu’il a cherché dans la politique une légitimation. Robin Wood a embrayé sur son discours, et il s’est laissé emporter par le démon de l’analogie et par l’ivresse de l’interprétation. Quand, dans son article « Neglected Nightmares », il conclut sa défense de Craven, il écrit : « La domination de la famille par le père, la domination de la nation par la classe bourgeoise et par ses normes, et la domination des autres nations et des autres idéologies (plus précisément les tentatives de domination qui échouent inévitablement et débouchent sur une destruction mutuelle) – ces structures s’imbriquent, ou plutôt elles sont fondamentalement une seule et même structure. Mỹ Lai n’est pas un événement malheureux dû au hasard ; c’est le produit de ce qui se trame dans les foyers américains. Au cinéma, il n’y a pas de meilleure expression de cette maladie sociale (inter)nationale que La Dernière Maison. »
Le massacre de Mỹ Lai est un crime de guerre qui a fait plusieurs centaines de victimes civiles. Qu’il s’explique par les mêmes mécanismes que les crimes montrés par Craven me semble assez discutable. Wood est beaucoup plus convaincant lorsqu’il montre comment Craven parvient à « impliquer le spectateur, simultanément et inéluctablement, dans le point de vue de l’agresseur et dans celui de la victime », ce qui relève davantage d’un problème moral que d’un problème politique.
Pourtant vous placez au centre des interrogations de Craven la place et les mutations de la famille dans la société contemporaine. N’y a-t-il pas là une dimension politique du cinéma de Craven ?
Il s’intéresse aussi à la famille pour des raisons dramaturgiques, et de ce point de vue il n’a rien d’original. Beaucoup d’auteurs dramatiques avant lui ont puisé leur matière dans les relations familiales, et on ne les a pas qualifiés pour autant d’auteurs politiques. Mais vous avez raison dans le cas de Craven. Il a été formé à l’université dans les années 1960, s’est intéressé aux sciences humaines et a été partie prenante de la contre-culture. Il est donc sensible à la micro-politique, notamment aux rapports de pouvoir domestiques, ainsi qu’aux mutations de la famille.
Prenez son seul drame social, La Musique de mon cœur. C’est l’histoire d’une femme au foyer, quittée par son mari, avec deux enfants à charge. Un jour, elle décide de cesser – cesser d’attendre l’hypothétique retour de son mari, cesser de s’occuper de ses enfants qui, après tout, sont suffisamment grands pour se prendre en main. Elle devient professeur de violon dans l’école d’un quartier défavorisé, se consacre à son métier, sans se trouver un nouveau mari, sans même en chercher un, sans revenir non plus à ses enfants (auprès de qui elle continue néanmoins de vivre, sans que cela soit source de drame). Dommage que la fin, une sorte de longue publicité béate pour Carnegie Hall et les stars états-uniennes du violon, soit si nulle. Mais, même en l’état, le film est beaucoup plus intéressant qu’on ne l’a dit. C’est un parcours moral filmé sobrement par quelqu’un qui n’ignore pas la micro-politique, et on peut se demander, en le regardant, si pour Craven la réalisation de soi ne passe pas par l’émancipation à l’égard de la famille. Ce n’est pas si fréquent dans le cinéma de prestige hollywoodien. Je suis donc d’accord avec vous : il y a bien de la politique dans les films de Craven mais c’est souvent de la micro-politique. Et les problèmes de micro-politique sont parfois si proches de problèmes moraux qu’il devient difficile de les en distinguer.

Wes Craven émerge au moment même où se forme le Nouvel Hollywood. On ne peut manquer de s’interroger sur les rapports qu’il a pu entretenir avec ce mouvement. Selon vous, il est « à contre-courant du Nouvel Hollywood ». Pourquoi affirmez-vous cela ?
Ce n’est pas seulement Craven qui me semble à contre-courant du Nouvel Hollywood. C’est aussi Romero, et la plupart des cinéastes qui ont réalisé des films horrifiques dans le sillage de La Nuit des morts vivants. Si ces films ne sont pas hollywoodiens, c’est d’abord pour une raison factuelle : ils n’ont pas été réalisés à Hollywood. Cela peut paraître bête comme réponse, mais c’est un point important, et trop rarement remarqué. Romero est un cinéaste de Pittsburgh, et l’énorme succès de La Nuit des morts vivants a stimulé le développement de productions locales, plus ou moins pauvres mais toutes assez éloignées des standards industriels hollywoodiens. Craven, dans les années 1970, est un cinéaste new-yorkais, pas un cinéaste hollywoodien. A cette époque, le film d’horreur états-unien est comparable à ce qu’on a appelé le garage rock dans les années 1960 : multiplication de productions locales loin des centres de production industriels. Et puis, il y a une autre raison, plus esthétique, qui va sans doute mieux vous satisfaire. Les films du Nouvel Hollywood se présentent souvent comme des balades, des errances virtuellement infinies, dans un monde lacunaire. Ils suscitent souvent un sentiment d’angoisse, de menace sourde, diffuse. C’est l’angoisse de la paranoïa, l’impression que le monde dans lequel on erre est constitué d’une prolifération de signes qui convergent rarement, dont le sens n’a rien d’évident et qu’il faut donc interpréter. Les films d’horreur littérale, en revanche, ne sont pas paranoïaques. La menace y est claire, explicite. Il n’y a pas à interpréter sans fin mais à agir. Agir pour éviter d’être violé, mutilé, dévoré, etc. Toutefois, ce que je viens de dire ne vaut que pour les films d’horreur de Craven. Les deux autres films qu’il réalise dans les années 1970 (The Fireworks Woman, un porno, et Tales That’ll Tear Your Heart Out, un court-métrage inachevé car non sonorisé) sont beaucoup plus proches des films du Nouvel Hollywood : ce sont deux histoires d’amour malheureux qui donnent lieu à des errances infinies.
Vous affirmez que ces deux films sont des films romantiques…
Oui, après La Dernière Maison, Craven essaie de rompre avec le naturalisme. Je crois qu’il n’y est jamais parvenu totalement : le naturalisme est resté un pôle de son cinéma. Mais cette tentative de rupture est quand même suffisamment nette pour indiquer ce vers quoi il s’oriente lorsqu’il s’éloigne du naturalisme – pour indiquer l’autre pôle de son cinéma : le romantisme. Je crois que tous ses films oscillent entre ces deux pôles.
Qu’entendez-vous par romantisme ?
Parmi les 36 films que Craven a réalisés (téléfilms et courts-métrages compris), seuls sept peuvent être considérés comme des films d’amour (parmi ces sept : Her Pilgrim Soul, une modernisation remarquable d’un des grands films d’amour fou hollywoodiens, Le Portrait de Jennie de William Dieterle). Et dans les autres films, du moins dans ceux qu’il pouvait contrôler, il a su résister aux conventions et n’introduire une intrigue amoureuse secondaire que lorsqu’elle était vraiment nécessaire (et c’était le cas uniquement dans Shocker). Quand je dis que tous ses films oscillent entre naturalisme et romantisme, je ne réduis donc pas la notion de romantisme à une exaltation de l’amour impossible. Ce qui compte dans l’amour impossible, ce qui en fait vraiment une expérience romantique, c’est qu’il déréalise la vie quotidienne, lui donne l’apparence d’un rêve ou d’un cauchemar dont il faudrait s’éveiller (la vraie vie est ailleurs, dans ce monde autre, « irréel », où les amants pourraient se retrouver s’ils parvenaient à s’éveiller), en même temps qu’il pousse les amants malheureux à cultiver leur subjectivité contre le monde « réel » auquel ils sont en butte. Les amants sont donc pris entre deux infinis : l’infini de l’errance dans le monde « réel », et l’infini « irréel », l’infini de l’absolu auquel ils aspirent. Et ce va-et-vient rend l’ironie possible : ce qui est important dans le monde « réel » semble dérisoire par rapport à l’absolu rêvé, mais ce à quoi on aspire semble illusoire et creux par rapport à la réalité tangible. Sensation de l’irréalité du monde, rapport ambivalent à l’infini (à la fois objet d’aspiration et objet de crainte), sens de l’ironie – ce sont trois caractéristiques du romantisme que je retrouve dans de nombreux films de Craven où il n’est pourtant pas principalement question d’amour : Les Griffes de la nuit, Shocker, Freddy sort de la nuit et My Soul To Take. A cela s’ajoutent deux autres caractéristiques typiques du romantisme : l’intérêt pour le conte et le goût de la réflexivité.
Justement, vous affirmez que les films de Wes Craven relèveraient d’une structure de conte et qu’on y retrouverait, modernisées, certaines figures archétypales du conte pour enfants. Ce ne sont pourtant pas des films pour enfants, et on peut se demander comment Craven a pu concilier le conte et l’horreur littérale. Pourrait-on qualifier ses films de contes cruels, à la manière de Villiers de l’Isle-Adam ?
Ce n’est pas si difficile de concilier conte de fées et horreur littérale. Dans un conte de fées, les pires horreurs sont permises pourvu que tout se termine bien. En début d’entretien, je faisais allusion aux combats que Craven a menés à Hollywood. Je viens de vous en donner un exemple (le refus de l’intrigue amoureuse de convention). En voici un autre qui va peut-être vous surprendre : Craven a réussi à imposer que ses films d’horreur se terminent bien, à une époque où les producteurs insistaient pour que les tueurs ou les monstres (ré)apparaissent à la dernière minute du film. Dans les années 1980-1990, peu de cinéastes ont pu se libérer de cette convention. Je ne sais même pas s’il y en avait beaucoup qui le souhaitaient. Craven le souhaitait parce qu’il voulait faire des contes, et il a fini par réussir. Mais pas sans mal. Pensez à la fin, complètement débile, imposée par les producteurs de La Ferme de la terreur, et surtout à la fin des Griffes de la nuit, inventive mais à contresens du film tel que Craven l’avait conçu. Il voulait que Nancy triomphe de Freddy et quitte la maison familiale, séquence qu’il a filmée de manière très originale, très romantique, et qu’on peut voir en bonus sur le DVD des Griffes. Quand je fais référence aux contes, je ne pense donc pas aux « contes cruels » de la fin du XIXème siècle, mais aux contes de fées redécouverts, étudiés et parfois imités par les romantiques allemands. Les « contes cruels » sont influencés par les nouvelles d’Edgar Poe. Et Poe avait conscience d’être le premier écrivain d’horreur américain à s’être totalement libéré de l’influence européenne. Avant d’être cinéaste, Craven était prof de lettres. Je ne sais pas s’il connaissait les romantiques allemands, mais je sais qu’il aimait leur épigone américain, Nathaniel Hawthorne. Il a retrouvé dans les remarques d’Hawthorne des échos de ses propres préoccupations, notamment au sujet de la famille – par exemple dans cet extrait de La Maison aux sept pignons : « L’âme a besoin d’air, d’un air fréquemment changé, fréquemment renouvelé. Mille influences morbides s’accumulent autour des foyers et polluent la vie que nous y menons. » Et il a sans doute puisé l’idée de Shocker quelques pages plus loin dans le même roman : « Est-ce un fait […] qu’au moyen de l’électricité le monde matériel est devenu comme un grand organisme nerveux, qu’on fait vibrer en une seconde sur une étendue de plusieurs milliers de lieues ? […] Ou bien arriverons-nous à cette conclusion, que la substance même tend à disparaître et que nous nous sommes trompés en prenant le Monde pour autre chose qu’une pensée ? » Mais s’il n’est pas difficile de concilier l’horreur littérale avec le contes de fées, ça l’est beaucoup plus de la concilier avec l’univers en demi-teintes d’Hawthorne.

Un des points les plus remarquables de votre essai, dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, constitue la place nouvelle que vous assignez à la mise en abyme et à la réflexivité. Dans la série des Scream, les personnages dissertent de la rhétorique des slashers avant de se faire sauvagement assassiner. On a souvent considéré que cela faisait de Scream un film d’horreur postmoderne.
Mais lorsque vous évoquez ces questions, vous prenez soin de les rattacher au romantisme et à sa puissance ironique. Pourquoi avoir ainsi choisi d’évacuer la notion de postmodernité ?
Pourquoi, selon vous, Craven n’est-il pas un postmoderne ?
Scream et ses suites ont été reçus (et peut-être même « vendus », mais ça je n’en suis pas sûr, il faudrait vérifier en exhumant le discours promotionnel) comme des films postmodernes sur la seule base de la réflexivité : un film d’horreur dans lequel les personnages parlent des films d’horreur et de leurs règles supposées. Mais les procédés de réflexivité ne sont pas propres aux œuvres d’art contemporaines. Ils existent depuis très longtemps (au moins depuis Don Quichotte), et ont été théorisés par les romantiques allemands. La catégorie de romantisme m’a donc permis de faire l’économie d’une notion qui ne me semble pas très claire. Par exemple, la notion de postmodernité suppose-t-elle une histoire linéaire, dans laquelle on pourrait délimiter clairement une période moderne puis une période postmoderne, en rupture avec la précédente ? Ou bien le préfixe « post » ne veut-il pas dire tout simplement que l’histoire a atteint sa fin avec la modernité, si bien que la postmodernité ne serait pas une nouvelle période mais ce qui advient quand il n’y a plus d’histoire ? Dans ce cas, le postmodernisme serait la version culturelle de l’idéologie de la fin de l’histoire. Cette deuxième manière de comprendre la postmodernité est intéressante, mais ne peut pas fournir une grille d’analyse pertinente pour aborder les films de Craven. En effet, il est évident que ceux-ci appartiennent à une période révolue. L’histoire du film d’horreur ne s’est pas achevée avec Scream, et c’est tant mieux. Supposons donc que la postmodernité est une période qui suit la modernité, et essayons d’appliquer cela à l’histoire du film d’horreur. Dans l’essai, j’ai proposé deux catégories historiques, l’horreur réaliste (dont l’horreur littérale n’est qu’une des formes) et l’horreur ludique qui commence avec Halloween et le slasher. Si on veut, on peut toujours dire que l’horreur réaliste, c’est l’horreur moderne et que l’horreur ludique, c’est l’horreur postmoderne. Comme je ne suis pas trop sûr de savoir ce que « postmodernité » veut dire, je me garde bien de le faire, mais pourquoi pas après tout. Dans ce cas, Scream n’est pas le premier film d’horreur postmoderne. On pourrait même presque dire que c’est le film qui contribue à l’achèvement de l’horreur postmoderne. En tout cas, j’ai essayé de montrer que Craven était resté fondamentalement un réaliste, et qu’il essayait, notamment par le conte de fées, de concilier ses exigences réalistes avec l’horreur ludique. Est-ce le romantisme qui permet une telle conciliation ? Peut-être pas, mais il permet au moins une confrontation ironique.
Emmanuel Levaufre, Wes Craven, quelle horreur ?, Capricci, 96 p., 8 € 95