La parution du premier numéro d’Apulée. Revue de littérature et de réflexion avait été une fête, sous le signe des « Galaxies identitaires ». La naissance d’une nouvelle revue indépendante est toujours une joie, mais la puissance des textes et l’ampleur du sommaire de celle-ci ne pouvait que forcer le respect. L’on attendait avec impatience la seconde livraison et l’on ne peut qu’être comblé : avec ce second opus, Apulée prouve qu’elle est devenue une revue incontournable du paysage de la création contemporaine, ouverte au monde et aux langues, foisonnante, politique, inventive.
Près de quatre cent cinquante pages, plusieurs dossiers thématiques, des portfolios, et surtout de la littérature, venant de tous les horizons : en grec (Vassílis Vassilikós), en kurde (Terze Caf), en hébreu (Etgar Keret, Benny Ziffer), en corse (Pasquale Ottavi), en arabe (Abou’l-Hassan Al-Shoushtari), en yiddish (Jacob Glatstein, Dovid Hofstein, Avrom Sutzkever), en espagnol (Jorge Amat, Ramón Gómez de la Serna, William Navarrete), en catalan (Salvador Espriu, Joan Camil Bassols)… L’attention à la langue et aux traductions, qui avait fait la richesse du premier numéro, est ici reconduite, en laissant une large place à l’écriture et à la fiction, sous toutes ses formes, et notamment à la poésie, si souvent marginalisée.
Hubert Haddad impose une marque de fabrique, un style, une équipe, en réussissant à réunir autour de lui des dizaines d’auteurs, parmi les plus reconnus de leur génération : se croisent notamment les voix d’Alexis Jenni, de Kamel Daoud, de Sami Tchak, d’Abdourahman Waberi, de Nedim Gürsel, de Bernard Noël, de Boualem Sansal, de Driss Chraïbi, d’Abdelkader Djemaï… Il serait vain de les énumérer tous : qu’il nous suffise de dire qu’Apulée est une explosion de voix, de rumeurs, d’échos, dont la lecture réjouit, et donne surtout envie de se blottir au creux d’un canapé, pour ne plus finir de voyager.
Ce nouveau volume a pour titre « De l’imaginaire et des pouvoirs » : d’emblée, la réflexion allie littérature et politique. Que peut la littérature face au repli identitaire, à la montée des populismes, aux crispations religieuses ? Pourquoi des poètes en temps de détresse ? Pour survivre, tout simplement, comme le montrent les écrivains yiddish du ghetto de Wilno, mais aussi pour opérer une contre-attaque : « n’aurait-on pas abandonné les clés de l’imaginaire aux idéologues ? » s’interroge Hubert Haddad dans son texte liminaire. « Quelles parades élaborer, quels imaginaires de fiction face à ce funeste « imaginaire-de-vérité des temps modernes » dont parlait André Malraux, et qui aujourd’hui récidive à travers les dogmatismes religieux, scientifiques ou politico-économiques ? », poursuit-il (p. 12). La « parade » viendrait de l’imaginaire, puisqu’il est « l’espace élu de la remise en question de tous les molochs immolateurs de liberté et de bien commun ». Lieu d’interrogation, d’invention d’utopies, de laboratoires de la pensée, la fiction est le lieu de renouvèlement du politique, ce que démontre magistralement ce florilège de voix.
« Zarzis, une saison de naufrages », de Myriam Gaume, ouvre la réflexion, en proposant une enquête auprès de pêcheurs, de bénévoles et de médecins tunisiens qui organisent au quotidien les secours des migrants en pleine mer. Naufrage après naufrage, les morts s’accumulent en Méditerranée, et le ressac ramène les corps sur les plages tunisiennes. Les passeurs et les médecins, parfois issus de la même famille – aussi invraisemblable que cela puisse paraître, voient défiler des cohortes d’hommes et de femmes fuyant leurs pays, Erythréens, Nigériens, Irakiens, Afghans, Somaliens, Soudanais… Parmi eux, des visages émergent, à l’instar de Kinan, 26 ans, vêtu d’une chemise à carreaux bleu et blanc sur la dernière photographie de lui, que sa tante cherche désespérément et qu’elle craint de trouver à la morgue de Zarzis, après avoir fait le voyage depuis Damas. Il fuyait le service militaire et venait d’achever ses études à l’université, dans la capitale syrienne. En écho à cette scène inaugurale, plusieurs dizaines de textes plus loin, cette réflexion d’Ananda Devi : « écrivant des poèmes sur le thème des migrants, je suis écœurée par ce qui finit par ressembler à une supercherie » (p. 159). C’est là tout l’enjeu du numéro : à quoi bon la fiction face à l’horreur ? Et l’auteure de répondre à sa propre interrogation, qui constitue une magnifique description de la flamboyante et utile inutilité de l’écrivain : « Oui, je ne sers à rien. Mais je n’ai pas le choix : continuer, parce que tout passe par là […], [témoigner de] ce moment de vie parfaitement circonscrit dans un assemblage de mots, ce regard nu capturé par une tournure saisie du néant, et qui à leur tour feront, brièvement, trembler le lecteur au détour d’une page, entre deux respirations, entre deux lieux suspendus de sa vie – juste par la force de l’imaginaire » (p. 160).
Partout, cette même recherche de ce qui constitue l’imaginaire, sa force de subversion, malgré tout. Au Rwanda, un homme à bicyclette en quête de sel « vogu[e] sur le fil ténu de l’espoir, et rien de moins » (dans le texte d’In Koli Jean Bofane, p. 183). À Gezi Parkı en 2013, place Taksim, des manifestants manifestent pour avoir le droit de manifester (dans le texte de Hakan Günday, p. 35). En 1943 dans le ghetto de Wilno, l’institutrice Mira « est une fleur et les enfants – les abeilles » (dans le poème d’Avrom Sutzkever, p. 138). Certains textes portent en eux une grâce terrible ; ainsi à propos de cette même figure de Mira :
« Et parmi cette foule – la maîtresse Mira.
Un enfant sur le bras, telle une lyre d’or.
Un enfant sur le bras, un autre par la main,
Et autour ses élèves en cortège.
[…]
Avec le soleil Mira est en éveil
Et déjà la maîtresse attend sa classe d’enfants.
Ils arrivent. Elle compte. Mieux vaut ne pas compter !
Dans la nuit un couteau en a retranché vingt » (p. 137)
Tenir le compte des morts par les vivants. Se souvenir de leur grâce. Fonder des tombeaux poétiques. Le dossier sur les poètes yiddish, présenté par Gilles Rozier et illustré par les dessins de Serge Kantorowicz, explore ces modalités essentielles de l’imaginaire fictionnel. Des échos se tissent, après coup, avec les poèmes de Bernard Noël « Le poème des morts » (p. 243) : c’est la force d’Apulée que de proposer des croisements de voix, d’espaces, de langues. C’est à une « poésie connectée » à laquelle nous invite Hubert Haddad, comme l’on parle d’« histoire connectée » ou d’« histoire-monde ». L’amour des lointains, que revendique le rédacteur en chef, laisse ainsi cette possibilité au lecteur d’opérer des croisements d’espace et de poétiques.
Un autre rôle fondamental assigné à l’écriture est celui de la déconstruction des discours institutionnels, des mensonges d’État, des légendes cristallisées dans l’imaginaire collectif. Ici, il s’agit de proposer des analyses critiques de blocs de discours qui ne sont jamais interrogés et qui servent la légitimité d’une classe dirigeante. Alexis Jenni revient sur le « pantalon rouge » des soldats de 14-18 dont l’école républicaine nous fait croire qu’il est la cause du massacre de tant de jeunes gens, rendant responsable l’intendance et les scléroses administratives – oubliant ainsi d’interroger les responsabilités de l’État-major. Ces « récits faux rendus vivants par une parcelle de vrai issue du grand trou que l’on ne sait pas dire », ce « chiffon rouge que l’on agite pour détourner l’attention » (p. 92) : comment pas y voir des parallèles avec le règne contemporain de l’information instantanée et des écrans connectés ? Face à ces « chiffons rouges », qui minent le discours politique, l’écrivain propose une réflexion salutaire, passant potentiellement par le détour, pour interroger les imaginaires. Nedim Gürsel propose une semblable entreprise de déconstruction à propos de la figure de Mahomet en Occident au Moyen-Âge (p. 276).
Une troisième voie empruntée par l’imagination pour penser le politique est la contemplation de l’« espace de turbulences » (p. 314) de l’histoire et de ses résonances avec l’intime, potentiellement révolutionnaires. Les photographies de Rym Khene interrogent cette grâce de l’instant volé, l’envol d’une nuée d’oiseaux, le tracé sinueux d’une route jusqu’à l’horizon, la texture de pierres en ruines.
Circonscrire ces moments de grâce, voici ce à quoi s’attèle Felwine Sarr lorsqu’il décrit une fugitive traversée des eaux « Vite dérober le miracle à la vue des hommes. La scène n’a duré que quelques minutes, une colonne de femmes glissant sur les eaux ; une scène aussi réelle que sa perception hésitante semble irréelle. L’esprit met du temps à s’accommoder à cette vision engrammée impossible dans le subconscient » (p. 84) ; ou encore Abdourahman Waberi lorsqu’il décrit l’exil de Joseph Roth à Paris aux bras d’une « Diane des tribus africaines » (p. 100) ; ou enfin Mohammed Dib lorsqu’il interroge l’image disparue du père (p. 289).
Dans un dialogue entre ombres et vivants, Sami Tchak assure à la fiction le rôle essentiel de « tenter de recoudre les morceaux à partir des filaments de mon âme lacérée » (p. 319). Entre Bruxelles, Kinshasa, le Brésil, le passé, le présent, l’ombre de la Mère : il reste, non pas des billets d’avion et des fuites en avant, mais une méditation mélancolique au bord de la mer dans la jouissance d’un rêve éveillé. C’est sans doute cela également, la lecture : sur fond de « mangrove rose » et auprès d’une « amante bleue », un travail de couture de morceaux épars, pour tenter de faire vivre encore des ombres disparues.
Bien d’autres parcours seraient également possibles parmi tant de textes et d’images, où les correspondances et les réseaux ne cessent de se multiplier, au gré des divagations, des retours en arrière, de la flânerie heureuse. La « parade » du littéraire qu’Hubert Haddad se proposait de rechercher, en ouverture, réside, sans doute, dans cet art du lien et dans cette promenade à travers les confins.
Revue Apulée, n°2, « De l’imaginaire et des pouvoirs« , éd. Zulma, 448 p., 28 €