Vincent Message : Des démons majeurs (Défaite des maîtres et possesseurs)

Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs (détail couverture du livre éditions Points)

« Un jour, entre les hommes et nous qui sommes stellaires, il y a eu rencontre » : il est difficile de parler en quelques phrases du magnifique second roman de Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs, qui vient de sortir en poche chez Points, sinon via cette phrase, présente deux fois dans le cours du livre, mettant l’accent sur sa dimension de fable. Et fable, cette Défaite l’est, même si les animaux qui en partie la composent n’ont pas la place qui leur est traditionnellement réservée ; même si le livre tend aussi vers la dystopie ; même si son intrigue ne peut être résumée en quelques traits (c’est le cas de tous les grands romans), pour ne pas mettre à mal sa montée en puissance, ce crescendo vers la révélation d’une inconnue qui porte la lecture comme son sens.
A l’occasion de cette sortie en poche, Diacritik republie l’article que Johan Faerber avait écrit sur le roman, suivi de l’entretien que Vincent Message avait donné à Christine Marcandier.

« L’homme est une maladie mortelle de l’animal » déclarait Alexandre Kojève dans un élan hégélien dont il portait en lui l’exigeante intimité afin de témoigner de ce qu’est devenu l’homme dans une histoire terriblement inexorable et achevée, afin de définir ce qui reste d’humain, après que, hagards de triomphe, les hommes ont consumé leur noir temps d’histoire sur terre : afin de dire combien, au crépuscule aride de notre temps, l’homme est l’espèce négative du vivant. Nul doute aucun qu’une telle sentence qui installe le conflit entre l’humanité et l’animalité de l’homme comme le conflit politique premier de tout être pourrait rigoureusement figurer en exergue parfait à Défaite des maîtres et possesseurs, second roman d’une vive beauté de Vincent Message.

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De fait, avec Défaite des maîtres et possesseurs, dans le sillage affirmé d’un premier roman remarqué Les Veilleurs, de rêves et de vies parallèles mêlés, et dans le geste prolongé d’une pensée critique de Romanciers pluralistes, riche essai sur le pluralisme romanesque devant une modernité désorientée et irrésolue, Vincent Message livre un roman à la forte intrigue, un récit emporté dans une histoire qui redonne à l’épaisseur romanesque son plein sens. S’y dévoile, en effet, un univers guidé par l’intensité d’un dépaysement tant des hommes que du temps car l’histoire qui est contée est celle d’une anticipation, d’un roman non tant de science fiction que de fiction entendue comme science à la fois des questions du vivant, des hommes et du récit : la fiction comme politique du sens et de nos devenirs.

Tout débute ainsi à la lisière ténue d’un monde que nous semblons connaître, qui prend l’apparence tranquille de notre monde même, où la narration paraît s’installer dans une phrase qui, sans faille, s’offre dans une transparence impavide qui bientôt pourtant se ternira. Comme cherchant à ne sciemment pas s’exhiber, pour dire le lisse avant de dire la déchirure flagrante du monde, le roman de Message semble tout d’abord répondre d’un récit clair à la phrase limpide qui veut ne pas se faire entendre, tenir ses mots à la lisière de leur matérialité, dire sans toucher les mots eux-mêmes. C’est Malo Cleys qui parle ici : traversé de « petites douleurs insaisissables mais opiniâtres », il est le profond narrateur, la voix claire mais bientôt d’ombre, encore sans visage distinct qui raconte posément son retour de l’hôpital où d’Iris, une jeune femme visiblement blessée, il est allé, impuissant, visiter les souffrances et craint très vite une mort peut-être toute proche. Cette jeune femme, qui lui donne « le sentiment d’exister plus », paraît partager sa vie ou tout du moins vivre avec lui dans l’étendue moderne d’une existence neutre et standardisée où Malo joue un rôle politique, faisant partie d’une commission d’éthique, de celles qui président aux rédactions de textes de lois. Le roman voudrait alors se donner dans le lumineux et grand récit tout d’évidence d’une intrigue presque domestique, où l’amour prend sa tendre et irrévocable part.

Vincent Message Défaite des maître et possesseurs éditions PointsPourtant, peu à peu sinon très vite, le monde que donne à voir Vincent Message prend l’épaisseur et l’inquiétude sourde et bientôt flagrante d’un étonnement sans retour : le temps qui se dit là n’est plus le nôtre, les hommes qui parlent ne sont pas des hommes, l’espèce humaine n’y est plus la Voix de la Narration. Ainsi le roman débute-t-il dans un temps très avant de nous mais qui ressemble au nôtre jusqu’au malaise, dans un futur anticipé si loin et pourtant si intime au nôtre que Malo Cleys paraît d’abord être un homme parmi les hommes. Mais Malo n’est pas un homme. Malo est un être stellaire, un être venu d’ailleurs, un être qui peut dire « nous autres stellaires », venu d’une autre planète, d’une autre étoile. Un être qui arrive bien après les hommes, bien après l’humanité, qui surgit bien après que les êtres stellaires, ses ancêtres, ont dominé les hommes, les ont massacré sans répit après les avoir envahi, ont réduit ces mêmes hommes qui restaient à l’état de servitude et d’intense barbarie où les hommes ont toujours eu coutume, depuis que l’homme est humain, de tenir les animaux. Mais Iris, quant à elle, est bel et bien une humaine, reculée dans une parole qui ne vient jamais à la surface exacte de la narration dans la mesure où, comme tout humain désormais, elle se range dans l’effroi de cette catégorie des êtres de compagnie que sont devenus les hommes puisqu’à présent, dans ce futur malaisé où jette la narration, il existe « trois catégories d’hommes : ceux qui travaillent pour nous ; ceux qui s’efforcent de nous tenir compagnie ; ceux que nous mangeons. » De la différence irrémédiable de l’homme, terriblement inférieur aux stellaires, se noue l’intrigue car, coûte que coûte, contrevenant à tout et, en particulier, à son espèce, Malo veut sauver Iris, veut la tirer de sa condition, de ses blessure, de sa perte : il veut, envers et contre tout, sauver celle qui pour lui vaut la vie.

S’ouvre dès lors un riche roman nourri d’actions et de tumultes où la fiction se donne comme l’ivresse indéfectible du déploiement romanesque, la joie de son dépliement des possibles dans la mesure où Malo enfreint bientôt toutes les règles, se jette avec une ardeur rare au cœur de tous les dangers, défiant tour à tour les pourvoyeurs de faux papiers et autres bracelets électroniques pour Iris, les politiciens et les lobbyistes de tous bords pour sauver légalement Iris ou s’affrontant encore à des hordes sauvages de stellaires assoiffés de la tendre et délicieuse viande humaines qu’exposent à nu les blessures d’Iris. Malo, l’être stellaire si proche des hommes, se donnera ainsi comme le sauveur à la fois inespéré et contrairement désespéré de l’homme et de l’humanité dans l’homme. Si bien que, derrière une telle intrigue aussi bien policière que picaresque où l’homme s’affronte à ce qui, dans l’homme, se dit l’ardeur d’un débat sans répit sur le devenir du monde et la promesse insurmontable que nous vivons dans l’imminence aveugle et violente de sa faillite, sa catastrophe écologique et sa déshérence humaniste sans recours qui nous guette de son impérieuse certitude si les hommes ne prennent pas rapidement conscience de leur part active du désastre, de ce que le roman nomme « le chaos de la vie qui veut vivre ». Car, chez Message, depuis la question de savoir si « les hommes s’en voulaient, eux, de saloper la planète au nom de leurs appétits prétendument inextinguibles », l’épique devient l’outil sinon l’ultime ressort de l’articulation dialectique des problèmes et le confiant appel à l’embrasement philosophique du questionnement.

Car, à mesure que l’histoire s’avance en soi, que se donnent à lire l’horreur des hommes, cette espèce « qui occupait le sommet de la chaine alimentaire (…) avec autant de gâchis, de morts inutiles », Défaite des maîtres et possesseurs ne se présente pas tant comme un roman que comme une fable, à savoir, dans une longue et intransigeante tradition héritée de Phèdre et de La Fontaine, une histoire qui, depuis sa folle énergie à conter, mue la puissance de divertissement en une imparable science de l’instruction, où l’épique devient la nervure verbale d’un vœu didactique inouï par lequel Malo devient le personnage porte-concept d’une défense ardente de l’urgence écologique. Mais, au rebours violent de Phèdre et de La Fontaine, la fable chez Message s’offre comme une fable noire, se donne comme une fable du renversement des valeurs systémiques et culturelles : les hommes y sont devenus des animaux, et les animaux sont devenus des hommes, ou des presque hommes ou des plus qu’hommes. Les places sont inversées et détruites. La fable s’est muée en destin sombre de la fable même par laquelle les hommes du poème, à force de jouer de la personnification, ont fini par eux-mêmes devenir les animaux de la fable de Malo comme si le destin humain en était remis, à l’envers nu de La Fontaine, à une effroyable animalisation des hommes, une figure d’analogie par laquelle l’homme n’est plus l’identique de lui-même mais l’analogue perdu et solitaire des animaux qu’il a asservi depuis des millénaires : il vit sa propre et coupable tragédie qu’il n’a su voir venir et se tient dans l’indépassable fatum de soi.

Et si, pour Message, le monde de Malo et d’Iris est entré dans la diction de sa fable noire, c’est qu’un argument philosophique majeur sinon fondateur a été ébranlé, a jeté les hommes dans le désert et la détresse d’eux-mêmes, un argument où le philosophique s’est mué en culturel sinon civilisationnel, à savoir l’affirmation rutilante si célèbre de Descartes dans le Discours de la méthode selon laquelle les hommes seraient maîtres et possesseurs de la nature. Le temps de Malo se mue en temps noir de la certitude cartésienne révolue, le temps de la Fin de l’histoire, car les hommes, ceux à propos desquels Malo se demande « jusqu’à quand une vie d’homme mérite d’être vécue», vivent après la phrase de Descartes, très loin dans un temps sans visage tant ils ont achevé de jouir de tous les fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent. Dans le roman de Message, chaque homme serait désormais parvenu au bout de cette folle histoire dont l’homme serait à la fois l’auteur présumé et l’assassin avéré, par où les hommes sont désormais réduits à la défaite d’eux-mêmes par les stellaires. C’est ce qu’explique sans ambages Malo : « De toutes nos manières de dominer, d’être les maîtres et possesseurs, celle qui les fait le plus frémir, par voie de conséquence, et qui nous vaut d’être appelés des démons, c’est l’habitude que nous avons prise d’élever un grand nombre d’entre eux pour consommer leur chair ». Tramée du tragique de l’impuissance humaine à s’affronter à son propre désastre, le roman de Message se livre comme la fable de la Fin de l’ère anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous vivons depuis 1945, celle qui, faisant hagarde suite à la fameuse ère holocène, installe l’homme comme principale force géologique de la terre, où la force devient une puissance aguerrie de destruction, où, de catastrophes écologiques en destruction d’écosystèmes, l’homme a agi en quelques décennies sur des millions d’années d’évolution de la terre pour faire de manière spectaculaire une révolution écologique signant une fin prématurée de son temps propre à être dans le monde et le monde à être à lui-même.

Dès lors, le constat de Message se fait narration imparable de l’amer constat : à leur arrivée sur terre, les stellaires le voient qui ne peuvent que déplorer combien de l’humanité seule une apocalypse à soi a pu sourdre. La terre est sèche. La terre ne donne plus rien. Le monde est déserté du goût. La jeunesse des stellaires est la tristesse du monde abandonné de sa puissance de réjouissance. Il ne reste plus rien d’une diversité du vivant. Le vivant est mort à soi. L’ère anthropocène est l’ère dernière du monde des hommes dont Défaite des maîtres et possesseurs donne la mesure toute fictive ou, au contraire et d’évidence, son prolongement narratif le plus logique et plus urgent – la fiction comme courage et logique du vivant –, venant, avant la question écologique même, à adresser au récit sa question générique la plus urgente dont la fable témoigne de l’inquiet nœud. Partant une question vient : Défaite des maîtres et possesseurs se donne-t-il comme le roman d’une utopie par laquelle l’avenir dans le récit se jette au devant de lui ? Ou s’agit-il bien plutôt du récit toujours noir de l’utopie, la sombre dystopie qui paraît dire le monde depuis l’envers nu et détruit de la catastrophe ? Ou sinon encore s’agit-il d’y voir une uchronie qui déplacerait notre monde à sa fin dans la réécriture de son histoire ? Sans doute aucun des trois paraît dire Vincent Message tant l’idéal de l’utopie ne s’y tient pas, tant le contre-monde de la dystopie ne se donne pas, tant l’uchronie n’a voix au chapitre puisque, étant donné que « l’homme était un animal comme un autre, et pouvait se manger comme un autre », l’ère anthropocène suit son cours logique et meurtrier. Peut-être faut-il alors trouver la matière du récit de Défaite des maîtres et possesseurs du côté de l’exigence que Michel Foucault voyait se dessiner chez Borges dans la décisive préface des Mots et des choses, à savoir placer le roman de Message du côté encore trop peu habité de l’hétérotopie.

De fait, parce que la fable ici n’a pas de l’utopie la tendre force consolatrice pour surseoir au présent du monde et parce que la fable ne porte pas de l’utopie le monde lisse traversé d’un confiant merveilleux, où l’avenir facile se donne dans le lisible le plus pur, Défaite des maîtres et possesseurs s’offre dans l’intranquillité et l’inquiétude indépassables et concertées de l’hétérotopie qui, comme la définit avec lumière Foucault, défait les claires évidences, assombrit le langage et sa claire syntaxe d’un sourd tourment et paraît écrire le monde depuis l’intime déchirure d’une parole où le monde se ressemble jusqu’au point nul et paradoxal où il se dissemble sans retour possible. Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message possède de l’hétérotopie la matière d’estrangement du monde, la manière de défaisance du langage. Le monde est ainsi décidément le monde sans être notre monde, le temps sans être notre temps, les mots sans êtres nos mots où, comme dans toute hétérotopie, il s’agit d’inquiéter l’homme non de son avenir mais de la plénitude de notre présent, montrer qu’à la vérité, il est le sommeil du désastre. Les mots se sont comme arrêtés sur eux-mêmes, ce dont témoigne Malo qui du langage voit que le langage se suspend au bord de ne pas dire, « ces mots, ces mots. Si sobres et banalisant tout », ces mot qui disent combien le langage s’installe dans le malaise du langage même, les mots devenant la question mate de qui voudrait témoigner de la catastrophe et témoigner pour le témoin.

Cependant, si l’hétérotopie naît dans la pensée de Foucault à l’occasion de sa lecture de Borges pour venir frapper de stérilité le lyrisme emporté de toute phrase, l’hétérotopie de Message paraît davantage ressortir d’un Dino Buzzati, de l’inquiétant surnaturel d’impassible humanité qui déchire la tendre continuité du K, ressortit bien plutôt d’une nouvelle comme « Chasseur de vieux », de l’irrigation de sa violence comme toute grande déflagration du présent aveugle dont elle n’est pas la prémonition mais la voyante révélation. Où, dans la poursuite du geste onirique et tourmenté des Veilleurs, Message invente ici, depuis l’hétérotopie du monde de l’homme devenu animal et de l’inconnu devenu plus homme que l’homme, une grande littérature étrangère, une littérature qui, empruntant à la langue actantielle d’un Buzzati ou à l’énergie de la question d’un Borges, ouvre à une littérature devenue étrangère au monde des hommes, qui se sait écrire bien après, bien après la Littérature, qui redécouvre le geste d’écrire dans le lointain d’une solitude inaccessible comme lorsque Malo, dans les dernières pages du roman, découvre « ces cahiers venus du monde ancien », qu’il y jette l’écriture comme le dernier ressort tragique d’un monde voué à disparaître ou à recommencer indéfiniment sans soi.

Ainsi, Défaite des maîtres et possesseurs invente une littérature étrangère, où le monde se fait somme et soustraction de l’étrangeté, dévoile une littérature de l’Après, étrangère à la Littérature défaite de sa puissance majuscule dont le geste même d’écrire se revêt de l’impalpable beauté du fantastique où, si Buzzati dit le quotidien moins le quotidien mais comme sa zone de flottement indistincte, Message invente par l’histoire de ce monde révolu une littérature d’après la littérature post-exotique de Volodine. Malo écrit comme si le post-exotisme était reculé aux êtres stellaires, comme si le post-exotisme n’était plus à tenir comme le terminus radieux de l’écrire, comme si, bien après les narrats ou les murmurats, Enzo Mardirossian, Fred Zenfl ou encore Lutz Bassman, le nom de Malo Cleys, à l’onomastique si étrangère et si volodinienne, était celui non d’un nouvel ange mineur mais celui d’un démon majeur. On ne s’étonnera alors guère que Malo vienne à expliquer combien on a vite surnommé les stellaires des « démons » : « Quoi ? Eh bien, c’est parce que pour la plupart d’entre eux nous sommes des sortes de démons que certains d’entre eux se sont mis à dessiner des anges. » Car, là où dans Des anges mineurs, à la manière de la préface sombre d’une littérature étrangère, apatride d’une humanité en déshérence, Volodine se prenait à évoquer que « les humains était à présent des particules raréfiées qui ne se heurtaient guère et tâtonnaient sans conviction dans leur crépuscule, incapables de faire le tri entre leur propre malheur individuel et le naufrage de la collectivité », Vincent Message choisit, quant à lui, ce temps d’une littérature qui écrit bien après la catastrophe humaine. Il compose une littérature sans visage dans l’après de l’après où les démons majeurs se sont emparés du monde pour à leur tour être humains et en arriver, de misère et de perte, à écrire, à ouvrir la littérature.

Cependant, loin du temps philosophique de la post-histoire que Volodine se choisit de Lisbonne dernière marge jusqu’aux Haïkus de prison, Vincent Message ouvre le temps apocalyptique de l’anthropocène pour retrouver le temps politique où, par l’habile inversion du statut des hommes et des animaux, des stellaires et des humains, des « Mauvais maîtres », à la fin de l’histoire correspondra ici le questionnement sans répit de ce que Giorgio Agamben nomme dans L’Ouvert l’ultrahistorique, à savoir cette frange nue d’ultra-histoire, presque messianique, après l’Histoire et ses turpitudes où l’homme en vient, depuis la faillite à être dans l’humain, à s’interroger sur ce qui fait l’être profond de l’humanité au regard de l’animalité la plus profonde qui nous traverse chacun. Dans le sillage de Giorgio Agamben et d’Alexandre Kojève mais également comme une réponse romanesque et fabulaire à la pensée de Jacob von Uexküll, Défaite des maîtres et possesseurs témoigne de ce que, devant l’animal, devant celui « qui veut être par-dessus tout compter au nombre des possesseurs (et qui) ne se maintiendra qu’en dépossédant tous les jours tous les autres », l’homme ne se tient pas comme une espèce biologiquement et conceptuellement définie une fois pour toutes. Pour Message, depuis cet appel à « se nourrir sans épuiser la terre ni faire souffrir inutilement », l’homme est une puissance de négativité qui domine et annule l’animal en lui pour devenir homme, trouver l’humain en lui, comme une théologie négative de l’humanisme, toujours en devenir, toujours à bâtir, toujours à redire. L’humanité n’est pas une identité : elle est le perpétuel seuil critique du vivant, la constance hésitation entre deux hommes : un homme culturel et cultuel dont la barbarie serait le couronnement ultime, et un homme de l’animalité, hanté de tendresse tenue à l’état pur.

À ce titre, Défaite des maîtres et des possesseurs se nourrit, dans sa narration même, de l’idée intime et secrète que l’homme n’existe désormais plus une fois pour toutes : il n’est, à la vérité, qu’une traversée de tensions dialectiques et de nœud d’histoires. Là se tient sans doute ici la grande leçon de Message : l’homme n’existe qu’à la faveur du récit. Comme les démons en feront l’expérience depuis leur puissance mimétique, qui « pouvait prendre toutes les formes encore, vivre toutes les vies », l’humanité n’appartient pas à l’homme mais fournit l’atopie du vivant. L’homme ne cesse de se dire comme le lieu sans retour de l’indétermination fondatrice qui se joue en lui, c’est-à-dire le perpétuel suspens entre animalité et humanité. Selon Message, l’humanité ne serait alors qu’un passage dont l’homme s’affirme comme le dispositif parfois sincère, parfois ironique, tantôt dominateur, tantôt dominé, tantôt possesseur, tantôt possédé, tantôt ange mineur, tantôt démon majeur.

On l’aura alors décidément compris : il faut lire Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message afin de découvrir combien, depuis sa puissance à fabuler, le roman s’offre comme la relance de la question d’une définition de l’articulation de l’humanité de l’homme à sa vie animale et combien la Littérature, depuis sa puissance étrangère, participe du questionnement de cette articulation du vivant dans le monde que Foucault nommait à juste titre le biopouvoir. Et peut-être, à la lecture de Message, verra-t-on se dessiner la justesse de nouveau inouïe de Walter Benjamin sur notre monde lorsqu’il clamait au bord de mourir que « les hommes en tant qu’espèce sont parvenus depuis des millénaires au terme de leur évolution ; mais l’humanité en tant qu’espèce est encore au début de la sienne. » Avec Message, l’humanité pourrait enfin s’ouvrir à son aurore.

Johan Faerber

Entretien (publié le 8 janvier 2016, jour de la sortie du roman en grand format)

Christine Marcandier : Le titre de ton roman est inspiré, je pense, d’un passage du Discours de la méthode de Descartes — « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » — mais cette maîtrise (par le savoir et la science) est ici défaite, un mot commenté d’ailleurs dans les dernières pages du livre.
Peux-tu nous en dire plus sur le choix de ce titre ?

Vincent Message : Je crois qu’il y résonne, d’abord, une note de défi et de fantasme. On aimerait bien qu’ils soient défaits, les maîtres et possesseurs, quand on voit le degré de violence qu’atteint leur domination, et l’étendue des ravages environnementaux et sociaux qu’elle produit. Mais ce titre s’ouvre comme un piège. Car s’il est facile de pointer des responsables au sein des élites socio-économiques mondialisées (je veux dire, facile de les dénoncer, pas de rendre cette dénonciation efficace), il est plus coûteux psychologiquement de s’interroger sur notre part de responsabilité dans l’état de nos sociétés.

Or les maîtres et possesseurs de la nature, plus largement, c’est nous. Ce sont les hommes, tels que, tu le rappelles, les a rêvés Descartes dans le Discours de la méthode. Ce qui amenait cette très belle expression chez Descartes, c’était la Capture d’écran 2016-01-06 à 17.40.56volonté d’une philosophie pratique, rompant avec les aspects plus spéculatifs de la philosophie médiévale, et ouvrant la voie à une connaissance scientifique de la nature qui devait permettre d’améliorer le confort des vies humaines. Nous sommes les héritiers de ce projet. Nous l’avons fait, nous continuons à le faire. Mais ce mouvement, parce qu’il a très longtemps reposé sur une vision incroyablement partielle et biaisée de ce que sont les écosystèmes, se retourne maintenant contre nous. Nous vivons un état d’urgence écologique, et qui ne va pas durer trois mois. Il est devenu permanent.

Le roman part de ce constat et imagine que nous sommes renversés, dessaisis de nos pouvoirs, par une espèce nomade qui vient d’autres régions de l’espace, qui aspire à trouver un abri sur notre terre et se rend compte qu’il est impossible d’y cohabiter avec nous car nous nous y comportons de façon tout à fait irresponsable. Ils se voient donc contraints, pour survivre, de devenir les nouveaux maîtres et possesseurs. Au moment où commence le récit, simplement, le narrateur, Malo Claeys, se met à douter que ses congénères se comportent de façon beaucoup plus raisonnable. Il se demande s’ils ne sont pas en train de reproduire beaucoup de nos grandes erreurs.

Le titre opère ainsi à des niveaux multiples, d’un bout à l’autre du livre. Il y a défaite des maîtres et possesseurs, en un sens, partout où l’aveuglement, la cupidité, l’orgueil que l’on met dans une entreprise se trouvent mis en échec ou mènent à un désastre.

Malo Claeys raconte l’accident dont a été victime Iris, celui qui déclenche en quelque sorte tout le récit, toute l’aventure d’abord rétrospective du livre, et Malo emploie cette expression, évidemment totalement remotivée : « dans le cas d’espèce ». Cela aurait pu être le titre, cas d’espèce ?

Pourquoi pas ! Le roman s’interroge en tout cas sur la manière dont sont tracées les frontières entre les espèces, et dont chaque espèce est traitée. Comment se fait-il qu’il nous paraisse si naturel de nous exempter du lot commun, de nier le continuum qui nous lie aux autres animaux ? Comment se fait-il que nous puissions, en toute bonne conscience, aimer les chiens et tuer les cochons, alors que l’éthologie reconnaît à ces animaux un degré d’intelligence similaire ?

Le lecteur ne comprend que peu à peu, au fil des pages, que le monde dans lequel les personnages évoluent n’est plus tout à fait le nôtre. C’est par détails que l’on perçoit d’abord que tout n’est plus si familier, qu’il y a une inquiétante étrangeté dans ce qui est écrit et narré. C’était important pour toi que le lecteur soit ainsi progressivement dérouté, qu’il perde ses repères donc ses habitudes de pensée ?

Oui. Je voulais d’abord donner des repères, peupler les pensées de Malo des préoccupations qui sont aussi les nôtres, des intonations que nous entendons partout, et n’instiller l’étrangeté que par touches, jusqu’au petit choc que constitue, j’espère, l’ouverture du deuxième chapitre. Quand on veut changer les habitudes de pensée, il faut d’abord en tenir compte, repartir de ces habitudes, ne les déconstruire comme tu le dis que de manière progressive. Si on se situe d’emblée dans de l’étrangeté radicale, on ne s’adresse qu’à ceux qui Capture d’écran 2016-01-07 à 08.36.39se sentent déjà préparés à faire face. L’expérience sensible que propose le livre ne consiste pas à dessiner un monde méconnaissable ou nouveau de fond en comble, mais à n’en modifier que quelques éléments, pour voir précisément ce que cela change. Il n’y a plus d’oiseaux. L’air est à peu près partout aussi irrespirable qu’il l’est aujourd’hui à Delhi ou Pékin. Et puis, last but not least, nous sommes les nouveaux animaux, et donc assujettis, méprisés, massacrés comme beaucoup d’animaux le sont chez nous. Pour le reste, si j’ose dire, c’est le même monde, décrit tel que nous le connaissons, sur un mode en fin de compte foncièrement réaliste.

Ton roman joue avec le genre de l’anticipation ou de l’uchronie (comme Les Veilleurs pouvait jouer des codes du policier). Nous sommes dans un futur sans datation déterminée, de même que l’ancrage géographique demeure volontairement ambigu, dans un à venir de notre planète. Mettre ce futur en récit est bien sûr une manière de nous inviter à regarder le présent autrement. Mais tu ironises aussi, via un personnage sur ces « fictions par lesquelles (les hommes) essayaient d’anticiper, d’exorciser l’angoisse que leur causait l’idée d’une rencontre » avec les habitants d’autres planètes. Désignerais-tu Défaite comme un texte d’anticipation ou plutôt comme une fable, ou d’ailleurs dans leur convergence ?

Dans le mouvement de l’écriture, on se pose peu la question des genres. Malo Claeys voit d’ailleurs dans la volonté de classifier, d’inventer des catégories aux bords rigides, tranchants, une des manies intellectuelles les plus dangereuses des hommes. Si je porte, maintenant, sur le livre un regard rétrospectif, je crois qu’il joue avec les différents codes que tu évoques. Ce n’est certainement pas de la science-fiction, malgré la prémisse extra-terrestre, puisque science et technologie n’y jouent pratiquement aucun rôle. Cela tient dans une certaine mesure du récit d’anticipation – au sens où le roman s’inquiète de notre avenir, et de tout ce qui le compromet –, mais je ne cherche pas à anticiper les conditions réelles d’une rencontre avec une espèce venue d’ailleurs.

On est plus proche, en réalité, de la dystopie (une utopie, mais repeinte aux couleurs de cauchemar qu’a données à ce genre le XXe siècle) ou du conte Capture d’écran 2016-01-07 à 08.38.14philosophique tel qu’il a été pratiqué à l’époque baroque ou à celle des Lumières. Voltaire, dans beaucoup de ses contes, ou Swift dans Les Voyages de Gulliver, racontent tantôt notre monde à travers le regard d’étrangers radicaux qui en décryptent avec étonnement les usages, tantôt la découverte de mondes inconnus que le regard d’un voyageur issu de nos sociétés va éclairer. Quelle que soit la modalité retenue, l’exploration de ces mondes est avant tout destinée à nous permettre de poser en retour un regard plus critique sur le nôtre. Dans Défaite des maîtres et possesseurs, suivant ce principe, les autres fictifs sont avant tout là pour nous révéler les autres réels que sont tous les dominés, tous ceux que l’on maintient au bas de la hiérarchie des êtres, des petites mains du capitalisme aux animaux d’élevage.

51UHcAKCf6L._SX299_BO1,204,203,200_Ton premier (et précédent) roman, Les Veilleurs (2009), travaillait déjà à cette réflexion sur un devenir de la société, voire de l’humanité. On se souvient de cette phrase, empruntée à La Tour du Pin, « Les pays sans légendes seront condamnés à mourir de froid ».
Y-a-t-il pour toi une filiation entre ces deux romans ?
L’un des liens ne serait-il pas cette puissance du roman à inventer des mondes parallèles, via le rêve, le délire ou la fable, pour nous inviter à comprendre et penser notre présent ?

Je ne suis pas le mieux placé pour en juger, mais il me semble que les liens sont nombreux, oui. Dans les deux cas, j’imagine des mondes qui sont de faux jumeaux du nôtre, et qui lui tendent un miroir légèrement déformant. Les Veilleurs, en racontant l’histoire de Nexus, Capture d’écran 2016-01-07 à 08.39.29un homme marginal et rêveur qui commet un crime de rue, essayaient d’interroger la domination écrasante, dans nos sociétés, d’un rationalisme oppressif et étroit, et le peu de place qu’il laisse pour l’imaginaire, le peu de temps qu’il nous laisse pour séjourner dans cet espace mental qui pourtant permet seul de s’approprier d’autres possibles, de réformer la réalité et de ne plus la subir. Dans Défaite des maîtres et possesseurs, c’est la domination aveugle que nous exerçons sur le vivant qui se trouve mise en cause.

Ce sont aussi, comme tu le soulignes, deux romans du présent. Ils ne se retournent pas sur l’histoire du XXe siècle, mais se demandent où le présent nous mène si nous n’y changeons rien, si nous suivons sa pente. Cela passe par une esthétique du détour, par un travail de transposition qui permet de poser les problèmes non pas dans leur inscription actuelle, en les articulant à tout un réel politique et social dont la description fine serait une tâche infinie, mais en les résumant à quelques-uns de leurs traits les plus structurels.

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Je dirais enfin que j’essaye d’y pratiquer une littérature inclusive, c’est-à-dire une littérature vitaliste, gourmande, qui ne se refuse rien. Qui ne fasse pas de l’action et de la réflexion des sœurs ennemies, ou du travail de la langue et de la construction de l’intrigue des ambitions incompatibles. Une littérature qui reconnaît que l’élaboration d’un suspens, d’une tension narrative courant jusque dans les toutes dernières pages, n’est pas une tâche facile ou de peu de valeur, mais l’un des grands plaisirs et l’un des grands défis de la création romanesque. Mais aussi, à l’inverse, que cette forte présence de l’action n’empêche en rien des passages plus réflexifs, plus lents ou plus méditatifs.

C_Romanciers-pluralistes_6535Il me semble difficile de ne pas évoquer, même rapidement, ton essai sur les Romanciers pluralistes (Seuil, 2013) dans lequel, pour le résumer à la hache, tu analyses ces auteurs (Pynchon, Musil, Fuentes, Rushdie, Glissant) qui mettent en récit une multiplicité qui est l’enjeu de nos sociétés, une vie en commun rendue complexe par des conflits de valeur, de représentation. Et ces écrivains que tu commentes nous donnent des armes pour penser cette multiplicité, dépasser les apories ou les conflits, tenter de les maîtriser.
Dirais-tu que ton travail de romancier s’inscrit dans cette lignée ?

Par sa structure et par sa forme, Défaite des maîtres et possesseurs n’est pas un roman pluraliste. Cela supposerait une multiplicité d’intrigues et de points de vue qui n’est pas présente dans le roman, puisqu’il est porté de bout en bout par le récit de Malo Claeys. Ce que j’essaye d’y donner à voir, ce n’est pas une société menacée par la trop grande diversité des valeurs que des groupes concurrents y expriment, mais une société au contraire mise en danger par son homogénéité, par l’arrogance tranquille des formes de domination qui s’y exercent, par sa faible capacité à se remettre en cause.

Malo Claeys est l’homme du dissensus. À cause de ce qu’il a vu au cours de ses années de travail à l’inspection des élevages et des abattoirs, grâce aussi à sa rencontre avec Iris et à tout ce qu’elle change en lui, il est celui qui commence à dire « nous nous trompons », et à payer cela d’une marginalisation.

Cela étant, la fréquentation au long cours des romanciers que tu cites, tout le travail développé dans cet essai m’ont moi-même transformé en un pluraliste convaincu. Et s’il y a un moment dans le roman où cela apparaît, c’est sans doute lors du débat sur la fin de vie à l’Assemblée, où je cherche à donner la parole à chacun, et y compris aux adversaires de Malo, en mettant en évidence la force et la puissance de leur discours. Car un des traits définitoires de l’esprit pluraliste, c’est bien de parier que la diversité des points de vue est féconde, donc de reconnaître une part de légitimité aux opinions même de gens qu’on tient pour des adversaires idéologiques, de leur donner raison aussi longtemps qu’on le peut avant de marquer à partir de quel point, de quel franchissement de ligne rouge on ne peut plus que leur donner tort.

Au chapitre 4, tu mènes, via l’un des personnages, toute une réflexion sur la fascination de l’espèce humaine pour le fait de « nommer ». Donner des noms à ce que l’on découvre ou voit pour la première fois, à ce que l’on invente ou répertorie. Et le personnage ajoute que cette manie de nommer est une manière d’être « en surplomb de tout le réel », de penser le dominer. Or le roman nomme lui aussi, met en mots et en images. Il y a aussi tout le passage sur la question des langues (la langue comme rapport à l’autre, manière de le comprendre mais aussi de le dominer). Dirais-tu que Défaite des maîtres et possesseurs est travaillé par cette question du langage, pharmakon, entre poison et remède ?

Je n’y avais pas pensé sous cet angle, mais c’est sûrement très juste. La langue en elle-même n’oblige pas à grand-chose. Elle laisse, en tout cas en littérature, des marges de manœuvre très acceptables. Le problème est plutôt celui des mauvaises pentes sur lesquelles ses usages dominants nous placent. Je suis particulièrement critique, de ce point de vue, de l’aspect d’évidence que les substantifs donnent à toute chose. Les mots de « nature » et « culture », par exemple, tels que nous les avons constitués en pôles antagonistes, laissent Capture d’écran 2016-01-07 à 08.41.38penser que ce sont deux domaines de la vie séparés, et que nous pouvons considérer à distance comme si nous n’y appartenions pas. Ou bien le mot « animal », avec ce singulier collectif dont il faut je crois toujours se méfier, et qui crée une homogénéité aberrante, comme si nous devions penser selon les mêmes modalités ce que sont les fourmis, les vaches, les huîtres et les orangs-outans.

Souvent, la violence des mots tient à ce qu’ils sont conçus pour masquer la violence du réel. Est-ce que nous sommes conscients que les mots « entrecôte », « gigot », désignent des morceaux de cadavres, les restes inanimés d’êtres intelligents et sensibles que nous faisons tuer en masse pour de brefs moments de plaisir gustatif ? Ils ont été inventés, très nettement, pour consolider ce qu’on appelle en éthique animale la dissonance cognitive, c’est-à-dire l’écart Capture d’écran 2016-01-07 à 08.42.14que nous voulons creuser entre les prédateurs-tueurs que nous sommes en tant qu’espèce et l’image de bons vivants gourmets que nous aimerions avoir en tant qu’individus. Mais s’interroger sur des expressions comme « plan de sauvegarde de l’emploi » ou « coût du travail » révélerait des mécanismes de violence tout à fait similaires.

Dans ce cadre-là, faire parler notre langue humaine à un narrateur qui n’appartient pas à notre espèce et qui vit dans un contexte qui n’est plus historiquement le nôtre permet de redonner aux mots une labilité, un tremblement d’incertitude, et de faire en sorte que le lecteur ne les tienne plus pour acquis. Quand Malo Claeys dit « nous », à qui se réfère-t-il ? Quand il parle de « femme de compagnie », qu’est-ce qu’il entend par là ? À quoi cela ressemble-t-il, ce qu’il écrit, quand il écrit « corps » ou « visage » ?

Défaite des maîtres et possesseurs voit donc l’homme perdre sa domination du vivant et nous invite, nous les humains, à nous penser comme une espèce et comme « monde d’hier ». A nous penser à la place d’autres espèces, animales, que nous dominons, ou pensons dominer. Une espèce menacée par sa « gestion » du climat. Tu écris, « il ne leur aurait fallu, au rythme où ils allaient que cent cinquante ou deux cents ans pour rendre la planète inhabitable, engendrer un déclin subit de leur population, et pour finir sans doute se rayer eux-mêmes de la carte ». C’est pour toi l’un des enjeux fondamentaux de notre présent ?

C’est une réflexion indispensable, du moins si nous voulons survivre. Nous sommes en train de rendre le monde invivable à une vitesse inouïe. Le succès de la COP 21 recrée un peu d’espoir à cet égard, mais encore faut-il que les engagements qui y ont été pris se traduisent rapidement en actes. On en parle Capture d’écran 2016-01-07 à 08.42.57encore assez peu, mais la question animale est au centre de cette crise écologique. Nous organisons l’exploitation à mort des animaux. Nous en tuons soixante milliards sur terre, mille milliards dans les mers, chaque année, dans le seul but de nous alimenter. L’élevage est responsable de 14% des émissions de gaz à effets de serre. Nous vivons, aussi, à l’époque de la sixième extinction massive des espèces (la dernière, qui a vu s’éteindre les dinosaures, remonte à soixante-six millions d’années), et notre mise en coupe réglée des écosystèmes de la planète en est largement responsable. C’est une guerre à mort que nous menons partout aux animaux. Si nous ne changeons pas de direction très vite, nous allons vers un monde sans animaux – avec pour conséquence de second tour, parce que nous dépendons tout comme eux de l’équilibre des écosystèmes et de la biodiversité – soit un monde sans hommes, soit un monde où les hommes ne pourront plus vivre que dans de très mauvaises conditions. Il n’y a pas, si on réfléchit sérieusement à cela, et qu’on arrive à surmonter le vertige inévitable que cette pensée provoque, de question plus importante. Et c’est pour cela que la littérature doit s’y confronter, comme tous les autres domaines de la pensée.

Parmi les questions politiques que soulève ton livre, il y a, et ce dès les premières pages, celle des « sans papiers », à travers la « vie sans papiers » d’Iris. « C’est que ce monde ne plaisante pas avec la question des papiers. Cela fait longtemps qu’être quelqu’un ne suffit plus. Il faut porter sur soi la preuve de qui l’on est, afin de pouvoir montrer en quelques seconde qu’on a le droit d’être où on est ». Là encore, c’est un enjeu fondamental, pour toi ?

La question ne se pose pas de la même manière pour Iris, pour nos immigrés économiques ou pour les réfugiés qui demandent le droit d’asile. Sans dévoiler trop d’éléments de l’intrigue, on peut dire qu’Iris fait partie d’une sous-espèce à laquelle on ne reconnaît aucun droit, et que c’est le mouvement par lequel elle essaye de quitter cette condition et de s’agréger à une catégorie légèrement plus favorisée qui lui donne ce statut de clandestine.

Capture d’écran 2016-01-07 à 08.46.49Ce qui est sûr, c’est que dans ce monde comme dans le nôtre, il y a des lieux où on ne peut pas vivre. Ceux qui prétendent interdire à d’autres de franchir des frontières leur disent, ni plus ni moins : tu resteras là où le hasard t’a fait naître même si c’est un lieu impossible, même si cela te condamne au malheur, à la torture ou à la mort. Interdire de franchir les frontières, refuser d’accueillir, on ne peut pas se voiler la face : c’est très souvent une manière pudique de condamner à mort.

La réflexion centrale du livre est sans doute celle de l’humain. Ce qui fonde la spécificité de l’espèce humaine, ce qui fait, peut-être sa force mais ce qui est aussi sa faiblesse (et que l’on tend à grandement oublier). Plusieurs fois il est dit qu’il y a trop d’hommes sur terre, que la nouvelle domination de la planète a été accompagnée d’une « remise à plat de la politique démographique ». C’est là encore une réflexion qu’il nous faut mener ?

La société que met en scène le roman est très sensible à ces questions. Parce que les nouveaux venus savent que l’autorégulation est une condition de la survie à long terme, ils ont créé des lois qui interdisent, au-dessus d’un seuil critique, de donner naissance à plus d’un enfant. C’est la raison pour laquelle Malo et sa femme Saskia ont un fils unique, Yanis, et se mettent à penser qu’accueillir Iris chez eux aura au moins l’avantage de lui faire de la compagnie.

Je connais mal les questions démographiques, mais elles m’intéressent de plus en plus et me paraissent très largement sous-représentées dans le débat public. Il faut dire qu’une réflexion approfondie sur ces problèmes conduirait sans doute les politiques à proposer des mesures encore autrement plus impopulaires que l’austérité ou la flexibilité du marché du travail. Il suffit de voir la difficulté qu’a eu la Chine à imposer la politique de l’enfant unique, le traumatisme causé en Inde par la campagne de stérilisation forcée des années 1970, ou les cris d’orfraie qu’on pousse en France quand il est question de réformer les allocations familiales. Mais justement : c’est quand un discours est difficile à tenir pour un politique, parce qu’il le mettrait structurellement en minorité, que les intellectuels, les artistes, les militants doivent prendre le relais et donner de la voix.

Ta question me ramène à mon admiration pour Lévi-Strauss. Il faisait partie de ces penseurs très attentifs à la démographie. Il répétait souvent qu’il était né, en 1908, dans un monde qui comptait un milliard et demi d’hommes, qu’il allait devenir centenaire dans un monde qui en comptait plus de six milliards, et que cela n’avait plus rien à voir, que cela nécessitait de tout repenser. Dire que nous sommes trop nombreux sur Terre, et que ce n’est pas soutenable, et que c’est cause de dommages qui risquent de s’avérer irréparables, cela me paraît de l’ordre de l’évidence. Nous devons renoncer soit à la croissance démographique, soit aux éléments les plus énergivores de notre mode de vie : les déplacements illimités, la société de consommation, l’alimentation carnée. Nous ne pouvons pas, sans inconséquence gravissime, prétendre ne nous limiter dans aucune de ces directions.

Si l’on creuse un peu, il apparaît vite que ce sont les riches qui polluent le plus, par leur mode de vie, la fréquence de leurs voyages, leurs choix d’alimentation. La pauvreté, à l’inverse, est une sobriété forcée. Le nœud du problème, son ironie tragique, c’est que la condition à laquelle la majorité des gens aspire est simplement, dans l’état actuel des technologies, la condition de gros pollueur. Et ce désir d’aisance ou de mobilité est parfaitement légitime quand il ne tourne pas à la surconsommation névrotique. Pour pouvoir lui donner libre cours, simplement, il ne faut pas être trop nombreux. Quand bien Capture d’écran 2016-01-07 à 08.47.03même, d’ailleurs (et c’est je crois une hypothèse optimiste) la population mondiale se stabiliserait dans les décennies à venir, nous devons apprendre à nous limiter. Ce n’est pas commode à penser, car se limiter est une des choses les moins spontanées, les plus difficiles au monde : cela paraît tout de suite s’apparenter à une négation de la vie qui nous anime. Mais on ne peut pas confier aux seuls progrès technologiques, aux seuls gains d’efficacité énergétique le soin de répondre aux défis du nouveau régime climatique. C’est une manière de se déresponsabiliser, et qui n’est pas à la hauteur de la situation.

La question posée est aussi celle de la révolte, de la contestation d’un ordre que l’on refuse. Léo Ostias mène un combat contre la domination, il œuvre à la « reconquête », via des tags, il veut « écrire et dessiner sur les murs, lancer sur les réseaux des phrases qui se répandent plus vite que les virus », mais la beauté de ces gestes ne change rien. Et tu écris « Quand les symboles restent seuls, ne sont pas suivis d’effets, on se met à comprendre qu’un symbole a de la force mais qu’un pur symbole n’en a pas ». Pourrais-tu commenter et expliciter cette phrase ?

Les hommes s’organisent en effet pour lutter contre la domination dont ils sont victimes. Léo Ostias, qui jouit pourtant, en tant qu’ingénieur, de plus de liberté que les ouvriers de l’usine où il travaille, fait partie de ceux qui cherchent à recruter et à mobiliser. Mais il a le sentiment qu’il n’y a aucun bon moyen d’agir. La critique radicale que les résistants autour de lui peuvent exprimer, en graphant les murs, en écrivant, n’atteint qu’une audience tout à fait marginale. La lutte armée ne leur paraît pas une option, à la fois parce qu’elle est contraire à leurs valeurs et parce qu’elle mènerait à une nouvelle répression. Le pur symbole, c’est celui qui appartient à une logique du geste, celui dont les auteurs, refoulant la logique de l’impact ou de l’efficacité, cherchent à toutes forces à ne pas voir que leur discours n’embraye pas sur le réel.

Est-ce à dire qu’il est, aujourd’hui, une réflexion nécessaire, aussi, sur les moyens de combattre un ordre du monde sans doute obsolète, une manière d’être au monde (en rapport à la planète, aux autres espèces), une manière d’« entrer en résistance » encore à inventer ?

Je crois, oui. La difficulté, c’est que c’est aussi contre nous-mêmes qu’il nous faut désormais entrer en résistance. Contre notre inertie, contre nos habitudes de pensée, contre nos trop grands appétits. On peut, de prime abord, se sentir impuissants face au désastre écologique. Mais la réalité, c’est que nous avons Capture d’écran 2016-01-07 à 08.48.14du pouvoir. Un pouvoir très restreint, mais un pouvoir tout de même. Nous l’exerçons que nous le voulions ou non, même quand nous avons l’impression de poursuivre seulement notre vie ordinaire. Nos choix individuels ont de grands effets systémiques. Et à partir de là, la question n’est pas de savoir si notre force d’agir suffit, mais dans quelle direction nous voulons l’orienter : vers une continuation de ce présent qui nous mène à la catastrophe, ou vers une réforme radicale de notre façon de produire, de consommer, de répartir les richesses au sein de notre société ?

Vincent Message

Dès les premières pages du livre, tu écris : « l’invisible, le lointain, ils (les hommes) s’en servent comme d’un inconscient où peut être commodément refoulé tout ce qu’on n’a pas envie de garder en tête ou sous les yeux ». Dirais-tu que tu espères de ce roman qu’il nous mette sous les yeux tout ce que nous voudrions refouler, ne pas voir et penser, nous mener à cette réflexion qui est celle de Malo, « ne plus compter au nombre des attentistes, des spectateurs, des trop confiants, mais de grossir le petit nombre des voix qui disent qu’il y a scandale, aberration, horreur, de faire grandir le nombre de ces voix, et de faire en sorte qu’elles s’élèvent, qu’elles soient de plus en plus hautes, de plus en plus fortes » ?

Ce serait là un très grand espoir. On peut mettre ce genre d’espoirs dans des romans, mais il faut s’attendre à ce moment-là à ce qu’ils soient vite déçus. Le roman raconte l’histoire d’une prise de conscience, celle de quelqu’un qui change de point de vue sur la domination, qui se rend compte qu’il ne peut plus se soucier seulement d’acquérir du pouvoir ou de rechercher des plaisirs, Capture d’écran 2016-01-07 à 08.48.52mais qu’il lui faut s’interroger sur les destructions concrètes et irréversibles que les rapports de force en vigueur engendrent. J’y fais le pari d’une certaine frontalité, et c’est en ce sens un livre qui voudrait aussi, très nettement, inciter à l’action, à une réforme de nos conduites. Mais je sais aussi combien c’est difficile. Parmi les lecteurs qui, en lisant ce livre ou d’autres sur le même thème, se sentiront convaincus que la souffrance que nous infligeons aux animaux est horrible, que notre domination sur le vivant est en train de tourner au désastre, que nous ne voudrions pour rien au monde subir ce que nous leur faisons subir, combien changeront ensuite de comportement dans le réel ? Un nombre très faible, sans doute. Un nombre peut-être infime. Mais ce n’est pas grave. Nous sommes dans une situation, je crois, où il ne faut pas se plaindre des limites de nos forces, de notre grande faiblesse, mais tout simplement faire sa part.

Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs, Points, 2016, 240 p., 7 € 10 — Lire un extrait en pdf