« Silence » de Martin Scorsese : retentissant !

« On ne s’absout pas de ces péchés dans une église, on le fait dans la rue, le reste ne vaut rien, et je le sais ! », déclarait Harvey Keitel au début du Mean Street de Martin Scorsese, cinéaste ayant toujours mis la foi et le mystère au cœur de son œuvre. Il aura fallu des années au cinéaste pour réussir à monter l’un des projets qui lui tenait le plus à cœur : Silence, magistral film sur la foi et le doute. Un film catholique au sens scorsesien du terme, non pas un prêche mais l’œuvre d’un homme complexe qui n’a jamais cessé de s’interroger sur les rapports que l’homme entretient avec Dieu.

L’univers de Scorsese est un monde de pêcheurs, où des hommes violents tentent parfois de trouver une rédemption, tandis que c’est bien dans l’Évangile selon Saint Mathieu (c’est d’ailleurs la musique de Bach qui ouvrait Casino) qu’il faut chercher une réponse : le messie est venu apporter le glaive… Alors que le Japon du XVIIè siècle fait la chasse aux catholiques, deux prêtres y débarquent en secret pour retrouver la trace de leur mentor, dont on a perdu la trace et qui aurait apostasié.

La première partie est le récit de deux hommes en mission dans un monde chaotique. Comme le Jésus de La dernière tentation du christ, ils sont prêts au sacrifice ultime. Quelques villageois vivent leur catholicisme dans la clandestinité, au péril de leur vie. On sait l’admiration que le jeune Scorsese portait au film d’Henry Koster, La Tunique, où les premiers chrétiens étaient persécutés par l’empereur romain. Remontant ainsi aux sources de sa cinéphilie, Scorsese établit un parallèle avec les villageois Japonais venant chercher en secret la parole de dieu ou l’absolution, mais cette foi semble aveugle. Un monde sépare les deux prêtres de leurs fidèles. Isolés dans un pays qui n’est pas le leur, emprisonnés dans une cabane d’où ils ne peuvent sortir qu’au péril de leur vie, les religieux sentent les limites de leur pouvoir. Cette première partie contemplative est une première leçon d’humilité. La conversion ne semble qu’une illusion, tant les aspirations des deux ecclésiastiques semblent éloignés de la réalité des paysans. Nourris des mythes de la martyrologie chrétienne, les religieux attendent : le prêtre apostat, le grand inquisiteur qui traque les catholiques, un signe (que dieu sorte de son silence)… Le doute submerge alors le père Rodrigo, qui attend une manifestation, une réponse qui puisse le conforter dans sa démarche. Les fidèles ne ressemblent pas à ce qu’il s’imaginait, la réalité du martyr rattrape ce jeune homme élevé dans les textes théoriques. Dans ceux-ci, nul doute : la souffrance sera récompensée, Dieu sera au côté des victimes. Au Japon, seul le silence fait écho aux cris des suppliciés ou de leur témoin.

Martin Scorsese, Silence © PARAMOUNT PICTURES

Réalisé avec une rare élégance et surtout une grande finesse, le film surprend. Volontiers contemplatif dans sa première partie, au fur et à mesure de la confrontation des deux mondes, la mise en scène alterne les plans lumineux et les clairs obscurs rappelant les tableaux de la renaissance. Les images frappent par leur violence : une décapitation subite, des hommes pendus la tête en bas comme le Saint Pierre des grands maîtres. Un remarquable travail sur le son, où l’on traque le moindre bruit comme les personnages tentent d’entendre la voix de dieu : le vent, la mer, les bruits de la nature sont souvent les seules voix qui répondent aux interrogations des personnages…

Liam Neeson
Martin Scorsese, Silence © PARAMOUNT PICTURES

La lumière caravagesque de certaines séquences dans la cabane font peu à peu basculer le film dans un entre-deux entre sacré et réalité. Silence est aussi l’histoire d’hommes tournés vers le ciel mais qui doivent composer avec la réalité. Et la réalité chez Scorsese est violente. Film du doute, Silence bouscule le spectateur, par son style : film contemplatif mais jamais apaisé, alors que la plus atroce brutalité peut surgir à chaque image. Il faut le talent d’un maître au sommet de son art pour que naisse une véritable harmonie de ces personnages insaisissables. A l’image de ce Kikujiro, à la fois fou sorti d’un film de Kurosawa et double japonais d’un Judas bien plus ambigu que l’idée qu’en donne l’imagerie traditionnelle, les Japonais restent des énigmes pour les jésuites. La colonisation est vouée à l’échec, on prétend convertir des âmes que l’on n’a pas cherché à connaître, on pense faire le bien des hommes malgré eux… Petit à petit, le père Rodrigo va entamer un voyage spirituel douloureux, descendant, comme le héros de Conrad, « au cœur des ténèbres ».

Dans Taxi Driver, Travis Bickle pensait atteindre la pureté de l’âme en tuant, pour préserver l’Amérique, Bill le boucher assassine dans Gangs of New York. Dans Silence, en réaction au colonialisme, l’empire Japonais tente de retrouver sa pureté en massacrant et torturant. L’inquisiteur qui fera arrêter le père Rodrigues est un héros scorsesien : capable d’une grande cruauté au nom d’un idéal. Le parallèle avec le grand inquisiteur du Japon et l’inquisition espagnole est évident. Les jésuites ne semblent pas réaliser que ce qu’ils subissent : ils l’ont fait vivre, que ce soit dans leurs propres pays comme dans les pays colonisés. Jamais il n’en sera ouvertement question, mais le tribunal de l’inquisition, les conversions forcées, les autodafés, les buchers pèsent sur la conscience chrétienne. Animés des intentions les plus pures, les prêtres sont donc coupables d’un péché originel. Comme leur messie, ils doivent expier pour les fautes des hommes. Comme le Christ de La Dernière tentation du Christ, les prêtres espèrent une réponse qui ne vient pas : pourquoi Dieu permet-il de telles souffrances ? Pourquoi punit-il les plus humbles. Pourquoi les a-t-il abandonnés comme il a abandonné son fils ? Le spectateur se pose les mêmes questions et se retrouve lui aussi face à l’insupportable silence, alors que les actes les plus barbares se succèdent. Mais le silence, c’est bien sûr l’incapacité de l’homme à entendre une réponse brouillée par l’Orgueil.

« Vous n’êtes pas le Christ dans les jardins de Gethsémani » lance l’inquisiteur au père Rodrigo. Une vision un peu sommaire du film se contenterait à établir un parallèle entre la souffrance du prêtre et celle du Christ, or, si ce parallèle est au centre de l’œuvre, c’est justement parce qu’il est au cœur du mystère : le Jésus de La dernière tentation du Christ était trop humain, les religieux de Silence se prenne pour dieu. Ils sont prêts à mourir en martyr pour devenir des saints. Mais l’horreur de la répression est bien réelle.

Silence est un grand film sur l’écart qui existe entre des hommes qui considèrent que la vie n’est qu’un prélude à la vie spirituelle et la réalité terrestre brutale où les hommes doivent paradoxalement oublier le dogme pour se rapprocher de dieu.

Le Japon n’est pas Gethsémani mais « un marécage » où l’homme n’est plus le centre de l’univers, mais un élément parmi d’autre d’un ensemble plus vaste. Le Japon de Scorsese rappelle les jésuites à leur humilité. Il ne s’agit pas de souffrir pour pouvoir devenir dieu, il ne s’agit plus de sauver des âmes, mais de sauver des corps. Paradoxalement, c’est en renonçant à sa propre gloire, y compris celle du martyr, que les hommes en deviennent héroïques. La grandeur de l’homme réside en sa faiblesse. Le choix de Liam Neeson est particulièrement judicieux. Peu d’acteurs peuvent sembler à la fois si massif et si fragile… Certes, on ne peut s’empêcher de regretter le choix d’acteurs anglais et américains pour incarner des prêtres portugais, Scorsese reste sur ce point un cinéaste des années 70.

Silence
Martin Scorsese, Silence © PARAMOUNT PICTURES

A la fin des Affranchis, Henry Hill devait vivre avec la déchéance. Il n’était plus un élu, mais un paumé, Jake La Motta dans Ragging Bull, Newland Archer dans Le temps de l’innocence : la rédemption ne signifie pas la paix chez Scorsese. Le père Rodrigo assumera le poids de sa chute mais lui n’aura jamais vraiment renoncé. Culpabilité, rédemption, violence, désir de pureté : Silence rassemble ainsi tous les grands thèmes qui torturent le cinéaste depuis des années, mais pour la deuxième fois après La dernière tentation du Christ on ressent une véritable sérénité. Martin Scorsese signe donc avec Silence son film le plus apaisé… Le film pose ainsi plus de questions qu’il n’apporte de réponses, surtout, ses images s’ancrent en nous avant de ressurgir bien après la projection. Silence est de ces films qui peuvent laisser perplexe mais s’imposent aux spectateurs au fil des jours. Ni pardon, ni jugement : accepter le silence et porter le poids de sa trahison. La condition humaine selon Scorsese est douloureuse, l’homme n’en est que plus admirable. On se souviendra que Scorsese avait fait de Judas l’autre figure centrale de  La dernière tentation du Christ, la trahison devenait un acte de foi, Silence reprend le paradoxe, si ses personnages regardent vers le ciel, Scorsese filme des hommes, tourmentés, faibles et grandioses.

Silence – Un film réalisé par Martin Scorsese – Scénario : Martin Scorsese et Jay Coks, d’après le roman de Shusaku Endo – Directeur de la photographie : Rodrigo Prieto – Montage : Thelma Schoonmaker – Décors : Dante Ferretti – Avec : Andrew Garfield, Liam Neeson, Yoshi Oida, Adam Driver, Yosuke Kubozuka, Issey Ogata