Si Jackie Kennedy avait pu faire un film sur sa vie, elle aurait peut-être écrit une comédie musicale d’où elle aurait probablement effacé l’assassinat de son mari, John Fitzgerald Kennedy, ou bien elle aurait sublimé cette mort violente en lui donnant un caractère éthéré et lumineux comme il arrive dans les films de Jacques Demy.
Elle a d’ailleurs voulu inscrire dans la mémoire collective des Américains cette note musicale sur laquelle elle désirait résolument faire danser sa vie. Car une semaine après la mort du 35e Président des États-Unis, elle fait appel à un journaliste du magazine Life à qui elle livrera une interview dans laquelle elle décide de transformer la réalité. Ce qui sera publié est le fruit d’une savante édulcoration des faits. Le journaliste, séduit par le charme certain de cette femme qui continue à vouloir afficher son bonheur dans la douleur, concédera même à celle-ci la possibilité de retravailler un texte déjà très épuré. Les lecteurs ne sauront pas par elle quel a été l’impact brutal de la seconde balle qui a atteint le crâne de Kennedy, ni comment la première dame a essayé de recomposer le cerveau éclaté de son mari. Ils ne connaîtront pas sa dépendance maladive à la cigarette, ne goûteront pas aux aveux d’une épouse qui se plaint a posteriori des liaisons dangereuses de son mari… Ils devront conserver un seul, brillant souvenir comme un regret : « There won’t be another Camelot ». La désormais ancienne mais si jeune First Lady donne à lire son rêve, cette fable dans laquelle elle évoluait comme un personnage de la littérature arthurienne.
Jackie de Pablo Larrain s’ouvre précisément sur cet entretien qui offre en étoile des flash-backs où les images de la fiction se mêlent aux images d’archives pour restituer les trois jours qui ont suivi l’assassinat de John Kennedy. On pourrait penser que le cinéaste affectionne les biopics car, tout en terminant son précédent opus titré Neruda, il mettait en place le tournage de Jackie. Mais Larrain ne reconstitue ni le parcours de la vie du grand poète chilien ni de la first lady américaine, il saisit plutôt la ligne de fuite fictionnelle qui se détache de ces personnages pour l’examiner, la regarder de près, nous la montrer à travers ses différentes facettes, comme un kaléidoscope.
Dans Neruda on suivait les moments où le poète et sénateur communiste, tombé en disgrâce, devait fuir le régime de Gabriel González Videla et se trouvait traqué par un policier aux allures beckettiennes qui amène par là l’histoire à se regarder dans le miroir de sa propre fiction, éloignant toujours plus le Neruda larrainien du simple biopic. Dans Jackie le spectateur suivra à la fois les désirs d’une femme qui façonne sa propre légende devant les caméras du monde entier, à la fois les angles obscurs d’une personnalité complexe qu’un événement traumatique aura profondément troublée. C’est donc un personnage mystérieux qui est donné à voir, un personnage qui ne cesse de se créer et qui offre au film tout un panel de voies à explorer. Pablo Larrain fait de Natalie Portman une figure du ravissement qui viendra brouiller, dès le début du film, la vérité historique lorsqu’elle s’introduit dans les images d’archives, comme par effraction, se substituant à Jacqueline Kennedy. Le biopic est ainsi immédiatement déformé par cette effraction qui se veut artificielle et qui ne cesse de dire qu’elle est fictionnelle notamment dans la mise en scène d’une tension qui résulte d’amples batailles : comédie musicale (rêvée), thriller (cité), mélodrame (tourné). Larrain participe d’une fragile et vaste suture des contraires qui iront bâtir un mythe.

Le tailleur rose Chanel taché de sang revêtu par Jackie ce 22 novembre 1963 à Dallas, devient dès lors le symbole sinon l’artefact qui représente au mieux les lignes fictionnelles qui s’entremêlent et se superposent : rêve et cauchemar. De fait, la princesse du Royaume de Camelot rencontre un assassin qui va davantage la révéler à elle-même. De sa douceur, de sa voix frêle, de ses sourires arborés hâtivement pour montrer le bonheur domestique d’avoir restauré les intérieurs de la Maison Blanche-Château du Graal, de ces plans moyens qui se mêlent aux images d’archives éloignant sa figure de la caméra, Jackie surgit dans un très beau gros plan telle une Lady Macbeth en train d’essuyer son visage des larmes et du sang qui le traversent. Et ce sang offre à cette rose une éclosion certes douloureuse mais dans la détermination
et l’affirmation de soi. Jackie décide de continuer à revêtir l’habit rose ensanglanté malgré les nombreuses sollicitations à se changer. L’habit témoigne du meurtre qu’elle veut exhiber, cet habit que tout assassin s’emploierait à cacher, Jackie le veut sur sa peau pour intérioriser son supplice, pour jeter à la face des médias le scandale de cette violence subie, pour trouver paradoxalement sa force dans ce sang.
Quand le soir Jackie se déshabille et passe sous la douche, l’eau ruisselle sur elle, des filets de sangs descendent sur son corps. La scène renvoie aussitôt aux images qui font désormais partie de la légende du crime : Jackie est une Marion Crane à l’envers. Tuée juste métaphoriquement, portant cependant les stigmates du délit, meurtrie, Jackie finira par devenir meurtrière. Ce délit qu’elle va bientôt commettre malgré elle mais pour elle, est celui qui consistera à tuer l’image de son mari pour inscrire définitivement la sienne au cœur de l’Histoire. La musique de Mica Levi, grave, entêtante, angoissante grignotant avec ses staccatos le temps que cette femme a à disposition pour passer de l’assassinat de JFK aux funérailles, pour organiser sa vengeance contre cet inconnu qui a ravi son rêve, n’est pas sans rappeler les sonorités aiguës que Bernard Herrmann compose pour le film d’Hitchcock. Au sortir de la douche, une séquence au montage saccadé reflète le trouble de Jackie qui se mesure au nombre de tenues qu’elle change et rechange tout en se regardant dans le miroir, ouvrant en abîme cette multiplication de femmes éclatées. Comment se recomposer ?

C’est en prenant les habits de la veuve sublime, cette veuve qui se dressera sitôt parmi toutes les veuves mythologiques, Didon, Sémiramis, Isis, que Jackie saura rendre à cet enfer sa part de paradis. Si elle avait déjà réussi à voler la vedette à son président de mari au point d’être pour une grande partie des femmes américaines, un symbole d’élégance, elle veut maintenant conquérir une place de star unique, de véritable protagoniste. Ce bel oiseau mélancolique aura les yeux du monde rivés sur sa silhouette au voile noir, elle sera ainsi pleinement reine de son image. Car avec une effronterie admirable, Jackie décide de marcher à côté de la dépouille de son mari lors des funérailles qu’elle veut assurément grandioses : le cercueil sera placé sur un affut de canon tiré par six chevaux blancs, avec elle devront marcher les chefs d’Etats venus de la planète entière. La sécurité est inquiète, c’est dangereux ; elle la brave avec cette distinction altière que possèdent toutes les héroïnes tragiques : « Toute cette pompe, c’était pour moi » dira-t-elle.
Pour la première fois Larrain s’intéresse à un personnage féminin. Il me semble nécessaire de souligner qu’il ne joue jamais la femme contre la femme, mais s’emploie toujours à filmer l’héroïne pour l’héroïne. Dans une scène entre Jackie et son assistante Nancy Tuckerman, le dialogue porte précisément sur le thème de la jalousie. Jackie demande à Nancy si elle a pu jalouser son Eden. Là où l’on pourrait entendre des poncifs ou lire dans la gestualité ou le beau regard de Greta Gerwig le monstre éternel de la rivalité féminine, on n’entend qu’une tout à fait plausible et risible jalousie à cause d’une robe. C’est un détail et un clin d’œil qui s’engage contre le stéréotype, les deux femmes s’étreignent comme de bonnes amies. Et à Nancy de saluer le départ de Jackie de la Maison Blanche dans un intense moment de vérité émotionnelle : une scène libératoire pour la constitution de l’image de la femme appréciée par une autre femme.
Le scénario de Noah Oppenheim n’ouvre pas à une articulation politique sur le féminin, le sujet ne s’y prête pas, mais il se place a contrario d’une métaphysique mâle que la discussion finale avec le prêtre, un peu trop longue, ne saura effacer. Et puis, qui a dit que Natalie Portman minaude ? « A rose is a rose is a rose is a rose », isn’t it ?
Jackie de Pablo Larrain, Chili, États-Unis, France (2016), 1 h 40
Scénario : Noah Oppenheim, Directeur de la photographie : Stéphane Fontaine, Musique : Mica Levi – Avec : Natalie Portman (Jacqueline Kennedy), Peter Sarsgaard (Robert Kennedy), Greta Gerwig (Nancy Tuckerman), Billy Crudup (Theodore H. White, le journaliste), John Hurt (le prêtre), Caspar Phillipson (John Fitzgerald Kennedy) ; en salles depuis le 1er février