Parues, chez Gallimard en 2013, des Lettres à Eugène (Savitzkaya) d’Hervé Guibert, seul volume de correspondance dont l’écrivain a autorisé la publication dans la dernière ligne de son testament littéraire, le 3 novembre 1991. Ainsi s’achève « la publication des œuvres inédites posthumes d’Hervé Guibert, telle qu’il en avait fixé le plan, avant sa disparition », comme le précise une note liminaire.
Le recueil rassemble l’intégralité de cette correspondance, hors quelques lettres perdues, et davantage de missives signées Guibert que Savitzkaya. Elle court de 1977 à 1987, date à laquelle les deux écrivains se retrouvent à Rome, à la Villa Médicis — une expérience que Guibert transposera dans L’Incognito (1991). Dix années donc de correspondance, un terme qui ne porte jamais mieux son nom que chez Guibert, tant ce dernier aime jouer de transpositions, transferts et jeux de miroir infinis. Dans Fou de Vincent (1989), Guibert écrit : « Relu hier avec émotion, en attendant Vincent des Fragments d’un discours amoureux : l’impression que je poursuis souvent des choses indiquées par Barthes ». Dans cette correspondance, la poursuite est celle des états amoureux autopsiés par Roland Barthes, de l’attente exacerbée à la fétichisation de l’objet aimé, en passant par ce lien indéfectible du discours sur l’amour et de l’avancée du sentiment, ce procès indissociable : le désir dans et par le récit, l’un moteur de l’autre. La correspondance est elle-même Fragments d’un discours amoureux, d’un fou d’Eugène.
« L’amour m’est une obsession volontaire » (Mauve le vierge)
Parallèlement à cette correspondance, ou autre forme de correspondance — de Guibert à Guibert dont les textes procèdent par contamination de l’intime sur le public —, Eugène devient personnage de l’œuvre de Guibert. Il est tout entier dans Papier Magique, dans un baiser (narré aussi dans une lettre), « et il n’y a plus rien de cette distance entre la joie et sa représentation, le sentiment et sa manifestation, le présent et l’éternité », l’écrire « est un vertige douloureux ». Le texte littéraire dit le risque d’avec la sexualité « tomber dans le domaine commun » et avoue que « davantage que ce récit, c’était une lettre que j’avais envie de lui écrire ».
« De retour à Paris, je me mis en tête d’écrire ce récit. Il y avait une folie à utiliser ce passé simple trop rapidement postérieur, se projeter dans cette postérité était une mortification. De nouveau c’étaient les lettres que chaque jour imprudemment je lui écrivais qui prenaient le pas sur le récit. C’étaient elles le vrai récit » (Mauve le vierge, 1988).
Eugène est dans le journal (qui sera publié, dix ans après la mort de l’auteur, sous le titre Le Mausolée des amants). Il est, déjà, celui auquel Guibert adressait une Lettre à un frère d’écriture (Revue Minuit, mai 1982, Piqûre l’amour, 1994) : Guibert se décrit « dans la rue, seul, avec ton livre », pris du besoin irrépressible, « comme une transfusion », un « fantasme de t’écrire une lettre, qui serait gênante pour toi, embarrassante peut-être, un peu obscène, tout le contraire de tes mots laconiques, de tes remerciements polis et distants ».
Il avoue désirer Eugène « à travers » ce qu’il écrit, se vouloir son « fiancé secret », son « prétendant », aimer ses « cheveux longs et raides, d’une blondeur anémiée, au repos quand tu écris (ne les coupe jamais) ». À l’interdit publié, Eugène adresse une réponse privée, d’une violence inouïe pour qui comprend le contexte, dans une lettre de septembre 1982 : « je me suis coupé les cheveux ». C’est là la troisième acception de ce terme correspondance, de la sphère publique à la sphère privée cette fois, et la parution de ces Lettres à Eugène finit d’assembler les pièces du puzzle.
« Écris-moi »
« C’est seulement pour te dire que j’aimerais te revoir » (28 février 1982)
Peu à peu, les mots d’Hervé Guibert se font approche et caresse, aveu d’une dépendance. L’écrivain a élu un « Frère d’écriture », pour reprendre le titre d’un texte qu’il publia dans la revue Minuit, finalement intégré au recueil Piqûre d’amour. Il l’avoue aussi dans ces Lettres — 11 mars 1982 : « As-tu compris ce qui se passe en ce moment de mon côté ? Il me manque un interlocuteur, et je t’ai élu, peut-être à tort, comme tel… ». Voici Guibert « réduit », écrit-il en janvier 1984, « à être un écrivain de lettres à Eugène », comme il sera en 1989, le « Fou de Vincent », un écrivain dans la dépendance volontaire, soumis à la torture délicieuse de l’amour pour un être insaisissable, un silencieux : « je suis un amoureux désastreux ».
La relation textuelle devient sexuelle, adoration, fixation fétichiste de Guibert sur l’élu, qui, lui, demeure en retrait. Les lettres se font l’histoire d’un déséquilibre : une mise à l’épreuve (et en danger) de soi à travers l’autre.
« Mais, pour le faire subsister, les lettres exténuaient le sentiment » (Mauve le vierge)
Enfin, Guibert parvient à se détacher de ce double, véritable révélateur. Il a quitté Le Monde et rejoint l’aventure de L’Autre journal fondé par Michel Butel, il demande des textes à Eugène, se fait grand frère dans l’aventure complexe du journalisme littéraire, explicite les rouages, les impératifs de publication qui font sauter les illustrations, défigurent les récits qu’envoie Savitzkaya de Liège : « personne, je t’assure, n’est vraiment responsable : c’est la marche et la dispersion d’un journal ». Il pique et balance : Duras n’aime pas Savitzkaya, qui aime-t-elle à part elle-même ? « Nous irons ensemble si tu veux bien pisser sur la tombe de Marguerite Duras : elle est vraiment trop teigneuse ».
« C’est quand j’écris que je suis le plus vivant » (Le Protocole compassionnel)
Dans Le Protocole compassionnel (1991), Guibert dira espérer retrouver Eugène avant de mourir — « un très grand poète, un très grand écrivain, que j’admire plus que quiconque » : Eugène répond à ce vœu en lui adressant une lettre, antidatée du jour de naissance d’Hervé Guibert (14 décembre 1955), reproduite en fin de ce volume de correspondance. Elle est retour aux origines, mise en mots de l’œuvre comme de la vie, en un tombeau littéraire somptueux. Ce qu’est aussi cette correspondance, un laboratoire de vie et d’écriture, un exercice d’amour par et dans les mots : « tu seras sans doute la personne, au bout du compte, dans le temps, » — écrit Guibert en février 1983 — « à laquelle j’aurai le plus écrit : cette fidélité est peut-être insensée, mais j’y tiens ».
Un an plus tard, il avoue à Eugène être incapable de se taire « sur le coup d’une émotion », « j’ai horriblement peur qu’elle s’évapore, et en même temps j’en suis si fier que j’ai envie d’en laisser une trace ». Ce livre est la trace d’émotions, d’instants, de tensions, « de cette correspondance, de mon abondance de lettres, de ton abondance de silence, de nos deux obstinations douloureuses pour l’autre. Comme si l’écriture avait encore commis un maléfice » (9 mars 1984). La trace d’Hervé, à nu face à Eugène, « déguisé en amoureux, à distance égale de la déclamation et du secret » (Mauve le vierge).
Hervé Guibert, Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène, Correspondance 1977-1987, Gallimard, 137 p., 15 € 90 — Lire un extrait