Dans syn-t.ext, Mathias Richard pratique une écriture par laquelle le pluriel n’est pas transformé en une unité mais fonctionne comme une multiplicité, un agencement de différences hétérogènes. Le syntexte n’est pas une synthèse, au contraire : il agence des textes divers pour former une multiplicité langagière, le syntexte étant cet agencement. Dans syn-t.ext, cette logique est étendue au livre entier – livre variable et hétérogène, ouvert en son centre à un dehors qui le fait déborder de lui-même : livre nomade, donc éminemment poétique.
L’ensemble du livre se présente comme un mixage de textes de genres et de styles différents, a priori incompatibles : textes techniques, publicitaires, issus de médias, littéraires, auxquels se greffent des fragments d’impressions, de sensations, d’ébauches de récits à la première personne, etc. Chacun de ces textes et genres est défait, segmenté, déchiré, éparpillé, réagencé avec d’autres, introduit dans des circuits et combinaisons qui insufflent de nouvelles possibilités de production de sens et de non-sens. L’effet est critique et poétique. Il ne s’agit plus de s’adapter ou de correspondre à un genre, de s’y situer en éliminant ce qui n’y aurait pas sa place, mais de remettre en cause l’idée de genre, l’idée selon laquelle la poésie est ceci et le roman cela, et la philosophie autre chose encore – chaque domaine se distinguant des autres, bien identique à lui-même, puissant à l’intérieur de ses limites à condition que celles-ci ne soient traversées d’aucune différence, d’aucun élément « étranger ». Évidemment, il ne s’agit pas de tout confondre, de tout rendre identique – une sorte d’équivalence homogène et plate – et d’aboutir à des exigences, une rigueur, une créativité qui seraient moindres. Ce que fait Mathias Richard est tout à fait autre et relève d’une opération de contamination, de dissémination et de création : rendre les textes et les genres poreux, en contester la clôture pour les perturber, les ouvrir à l’étranger qu’ils refusent ; produire une dissémination qui rejoint la dissémination essentielle du langage ; créer des hybridations par lesquelles des significations nouvelles apparaissent et disparaissent, par lesquelles celles-ci sont inquiétées, contestées, inventées.
Dans le livre collectif Mutantisme : patch 1.2, Mathias Richard signait un texte intitulé « Pour un déclin du mot ‘roman’ » dans lequel il constate et encourage le dépassement de la catégorie « roman » pour l’invention de textes nouveaux, hybrides ou tout à fait autres. Il s’agit ici d’une critique et, plus que d’un dépassement, Mathias Richard appelle à un abandon de ce que l’on appelle « roman ». Cette analyse, plus globalement, viserait les catégories et genres selon lesquels la littérature semble s’organiser aujourd’hui : ceci est du roman, ceci est de la poésie et donc ne peut pas être du roman, etc. Le problème de cette catégorisation, de cette détermination et imposition d’une carte d’identité du « bon genre », est pluriel : les genres correspondent moins à des impératifs ou à la réalité de la création qu’à des logiques éditoriales, financières, universitaires (que des genres existent permet de créer des spécialistes, des savoirs particuliers, des rapports de pouvoir, etc.) ; ils signent le pouvoir des mots (qui sont des mots d’ordre) sur les potentialités ou les flux réels de la pensée ; ils empêchent la pensée de se déployer selon ses propres possibilités, celles qu’elle invente lorsqu’elle est laissée à son autonomie créatrice ; ils imposent une sélection et une élimination des possibles ; ils figent la pensée, le rapport au monde et le monde lui-même.
De fait, la littérature ne se contente pas des genres et de leur délimitation, elle tend à les déborder et à s’écrire dans leurs marges, à les problématiser, les perturber, les contester, à inventer ses propres territoires volontiers hybrides et inédits. Ce débordement de la littérature par elle-même, ces fissures imposées aux genres caractérisent la littérature qui se fait aujourd’hui – celle, plurielle, qui fait l’aujourd’hui de la littérature. C’est cette dynamique qu’il faut à la fois constater et accentuer et dont il faut tirer les conséquences : une littérature hybride, plurielle, qui invente sans cesse ses propres possibilités.
syn-t.ext s’engage dans cette entreprise, la radicalisant pour créer un type de texte et de livre nouveau. Si syn-t.ext reprend en partie la technique du cut up inventée par Gysin et Burroughs, il en pousse plus loin la logique puisque, là où Burroughs s’efforçait encore de lisser, d’homogénéiser les éléments assemblés à l’intérieur d’un récit (même largement déstructuré), l’hétérogénéité des textes et fragments agencés dans syn-t.ext est affirmée pour elle-même, exhibée – comme si les coutures étaient devenues plus visibles, plus importantes que le patchwork. Donc : une écriture des limites, des jonctions et disjonctions, des jonctions disjonctives ou des disjonctions incluses, une écriture qui se fait dans les marges, sur les limites, dans les zones imprécises où les clartés s’estompent, où ça circule, où ça s’échange, où l’indistinction devient le paysage, où les flux ne sont pas encore fixés, où tout diverge de soi. La syntaxe, les fragments agencés suivent cette logique de la couture, de la frontière exhibée, de la différence affirmée, de l’indétermination des rapports qui existent alors pour eux-mêmes et sans signification, sans excuse autre que leur seule possibilité, leur existence ici et maintenant. Il n’y a plus de synthèse, plus de transcendance, mais une immanence qui agence, relie, fait et défait sans cesse. Les coutures du patchwork ont remplacé le tissage régulier.
L’écriture de Mathias Richard est donc avant tout relationnelle, connective, réticulaire, puissance d’agencement – des agencements nécessairement inédits. Cette écriture implique une certaine vitesse et une certaine mobilité : les rapports surgissent, persistent, disparaissent pour d’autres. Les phrases sont volontiers des fragments qu’une barre verticale relie autant qu’elle les sépare. Et l’ensemble constitue un flux non uniforme et continu, un flux de langage et de significations affirmées et contestées par le flux lui-même qui emporte la langue, la pensée, le monde dans un mouvement qui fait et défait, envahit tout, produit une nouvelle ontologie du langage, un nouveau régime du sens indissociable de sa précarité, de relations infiniment mobiles, de sa pluralité et dispersion, de son étrangeté, du non-sens. Une nouvelle ontologie de la pensée et du monde, un nouveau mode de la pensée et du monde.
Par cette écriture, ce ne sont pas uniquement les genres et les significations qui sont perturbés et contestés, ce sont les hiérarchies et oppositions que la langue et la pensée habituellement reproduisent. Dans syn-t.ext, la technique, le psychisme, le vivant, l’humain, l’animal, le corps, l’image, le politique, l’art, entrent dans des rapports transversaux et nouveaux : greffés les uns aux autres, impliqués les uns dans les autres, passant les uns dans les autres à l’intérieur d’un réseau immanent dont la loi est la contamination, la greffe, l’indiscernabilité, le devenir (« Mon anus dispose maintenant d’une entrée vidéo »). Cette logique permet, d’une part, la production de rapports qui sont autant critiques que porteurs de combinaisons créatrices redessinant les frontières, les identités et oppositions établies – et, d’autre part, la multiplication des points de vue et des possibles : le langage se multiplie autant que la pensée et le monde, autant que les possibles qui deviennent l’être même.
Il ne s’agit pas pour Mathias Richard de se plier au monde tel qu’il est avec l’omniprésence de la technologie (« technologie impose ses produits et logiques aux sociétés terriennes »), des médias, avec le futur que dessinent dès aujourd’hui la biologie, la génétique, avec un néolibéralisme qui étend son emprise sur toutes les dimensions de la vie, du social, du psychisme, des corps, du sexe. Si tous ces éléments sont présents dans syn-t.ext, ils le sont de deux manières : en tant qu’objets d’un discours critique ; en tant que porteurs de possibilités nouvelles. A certains égards, le livre de Mathias Richard peut être abordé comme un livre de science-fiction, une poésie de science-fiction où apparaissent des êtres post-humains, des entités technologiques, pensantes, nostalgiques, désirantes, des existences hybrides insituables (« Je t’aime tellement que je t’ai téléchargé dans mon cerveau pour discuter avec toi quand tu n’es pas là »). Le livre ne se contente pas de reprendre ces éléments, il les inclut dans une écriture qui en fait sa matière et sa logique. Le résultat surprenant est que chacun de ces domaines est greffé aux autres, communique avec les autres, devient d’une manière nouvelle et qui le fait sortir de son périmètre, de son identité, pour le propulser à travers de nouvelles configurations destructrices et créatrices. Chacun est contesté et devient un foyer de possibilités inédites qu’il aurait pu exclure dans son état équilibré : les points de vue se multiplient, les discours s’échangent et se court-circuitent ou mutent selon des formes et des directions étranges – le réel du monde, des corps, du psychisme et des discours s’écroule et ressurgit ailleurs, dévasté et glorieux.
Mathias Richard cherche dans la réalité actuelle des armes pour la contester, la détruire, autant que des moyens pour la pousser encore plus loin dans ce qu’elle offre de nouveau, toutes les possibilités de mutation. Les avancées techno-biologiques peuvent engendrer des monstres, la technologie des télécommunications peut être aliénante, les rapports humains actuels peuvent être déshumanisants, les psychés peuvent se vider et vivre d’une vie morte de zombie : tout ceci est effectivement présent dans syn-t.ext. Mais en même temps, si nous sommes capables de produire à l’intérieur de tout cela de nouvelles relations qui à la fois détraquent, désorganisent, et produisent des mutations imprévues, nous pouvons utiliser ce qui nous fait exister selon des modes tellement limités et excluants, voire ce qui nous détruit, comme une arme contre ce qui nous détruit et un vecteur pour de nouveaux modes d’existence et de pensée, pour un nouvel état du monde, pour l’émergence de nouveaux possibles (« segments aléatoires de code qui, regroupés, forment des protocoles imprévus »). C’est ce rapport au monde aujourd’hui et ce discours double – critique et créateur – qui structurent syn-t.ext : une écriture qui répète le monde pour le détruire et l’inventer, le produire autrement.
L’écriture de Mathias Richard est tournée vers le possible, les possibles et tout ce qui les favorise en eux-mêmes. Cette écriture ne peut être que contestataire et créatrice : contestataire et créatrice de la pensée, du monde, des corps, des états de chose. Et, avant tout : contestataire et créatrice d’elle-même. Par cette écriture, la pensée et le monde deviennent ce qu’ils ne savent pas pouvoir être, ce qu’ils ne peuvent pas être lorsqu’ils demeurent enfermés dans leurs limites habituelles et, en un sens, constitutives : limites de la conscience, de la logique, de la physique, de la biologie, des applications technologiques, etc. Le possible devient l’événement du monde et de la pensée, ce qu’ils sont et deviennent sans cesse – toujours autres, ailleurs, autrement. Cette logique du possible comme événement infiniment répété implique l’écriture telle que syn-t.ext la déploie : mobile, écriture-flux par laquelle rien n’est fixe, fixée, où la vitesse et le temps articulent et désarticulent la langue, les significations, les rapports – une écriture où les adhérences sont suspendues au profit d’un mouvement permanent d’apparition et disparition de tout ce qui devient (« Le corps est un fleuve prenant de multiples formes et renouvellements »). Une écriture qui implique sa propre altérité, sa propre altération, son propre dehors. Et ce qui ici est valable pour l’écriture l’est en même temps pour ce qu’elle brasse : le monde, la pensée, les corps (« un parler qui emporte la pensée au-delà de ce qu’elle est capable de saisir »).
Mathias Richard n’écrit pas en se situant au niveau de la langue – et surtout pas à celui de la littérature institutionnalisée, reconnaissable, identifiable, policée/policière – mais se déplace à la surface d’une langue-flux, là où il y a du langage mais sans langage encore tout à fait constitué. Comme l’on parle d’un champ électromagnétique ou d’un champ gravitationnel, il faudrait ici parler d’un champ langagier par lequel le langage existe mais qui n’est pas lui-même du langage, par lequel au contraire la langue se dissémine sans cesse, est traversée de forces, de hasard, de particules, d’événements évanouissants, par lequel des relations s’esquissent mais sans pouvoir se solidifier. Les textes de Mathias Richard sont constitués de ce champ qu’ils font exister en lui-même et dont ils développent la logique, défaisant toutes les synthèses unifiantes, stabilisantes, tueuses du pluriel et des possibles – contestant les genres figés, la place solide du sujet (« Le corps de V n’était plus qu’un assemblage de perspectives vaguement reliées »), les évidences du monde à cause desquelles nous croyons que l’être existe alors que n’existent que le champ et le devenir, le mouvement chaotique de la poésie.
Mathias Richard, syn-t.ext, éditions Tituli, 2016, 244 p., 15 €.