Papiers à Bulles (7) : Mots Croisés

1 – Mots qui ne sont pas de pure race
2 – Groupe américain auteur de « We Are Young » et « Some Nights »
3 – Il ne quitte jamais sa chemise de nuit jaune
4 – Détective à la mâchoire carrée
5 – Jeu favori de la Sphinge
6 – Acteur qui vendait bien
7 – Auteur qui savait tayloriser
8 – La petite fille de Quino
9 – Auteur dont on peut retourner le nom comme une crêpe
10 – Ses feux évitent d’éblouir ceux qui arrivent en face

(Solution dans l’article)

Paolo Bacilieri FUN1 – Mots-croisés : c’est le thème de cette extraordinaire bande dessinée, qui ne se contente pas d’en retracer l’histoire depuis un siècle, parfois rocambolesque et souvent édifiante, mais qui fait également intervenir un tas de personnages n’ayant rien à voir avec les mots croisés. Du coup, on comprend que derrière le célèbre jeu de lettres, Paolo Bacilieri parle en réalité de la vie, qu’on occupe à remplir des petites cases blanches.

2- Fun : c’est à la fois le titre du diptyque (Fun et sa suite, More Fun) et le nom du supplément au quotidien dominical du New York World, dans lequel sont apparus pour la première fois les mots croisés, un 21 décembre 1913.

3 – Yellow Kid : Personnage de bande dessinée créé par Richard F. Outcault. On a longtemps prétendu que la série dont il est le héros était la première bande dessinée de l’histoire, en particulier parce qu’elle a participé à la popularisation du phylactère. Paolo Bacilieri reprend cette idée à son compte en faisant remarquer que Yellow Kid a été publié, comme les premiers mots croisés, dans le supplément au New York World, le fameux « Fun ». La coïncidence apporte un singulier éclairage sur les rapports entre publication cruciverbiste et bande dessinée : des cases, des lettres, des images (au propre ou au figuré), la problématique de la composition et de la mise en page… Le dessinateur joue d’ailleurs de façon virtuose avec ces correspondances en élaborant ponctuellement ses planches autour de petites cases carrées (à noter un épisode qui pousse le mimétisme au point de pouvoir être lu aussi bien horizontalement que verticalement).

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4 – (Dick) Tracy : Le plus célèbre détective des comics, créé en 1931 par Chester Gould, offre l’occasion à Zeno, le protagoniste principal de Fun, d’élaborer une théorie un brin fumeuse mais complétement passionnante sur les rapports entre cette bande dessinée et les mots croisés. Si la symbolique convoquée semble un peu trop forcée, Bacilieri sous-entend une correspondance plus étroite, fondée sur la volonté de résoudre des énigmes. Le cruciverbiste est un détective derrière sa grille en noir et blanc ; le détective est un cruciverbiste face aux devinettes cruelles de la réalité.

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5 – Énigme : Dans la bande dessinée, l’histoire des mots croisées se double d’une autre, ou plutôt d’une multitude d’autres bien plus mystérieuses. Ainsi, le récit ébauche délicatement un semi-polar autour d’une série de personnages très intrigants, à la manière d’une espèce d’enquête menée avec nonchalance par Zeno. Ce caractère énigmatique est d’autant plus présent qu’aucun mystère ne sera totalement résolu. D’ailleurs, bien des épisodes ne trouvent pas tout à fait leur place au sein de la progression générale du récit. « On dirait un de ces mots croisés où le mot n’est jamais le bon… Il rentre dans les cases, et en fait c’est toujours le mauvais… », finit par remarquer Zeno. En effet, comme dans un mot croisé particulièrement retors, la solution de l’énigme reste entre les mains du lecteur. Loin d’être une frustration, c’est au contraire un des aspects les plus excitants et motivants de l’intrigue, puisqu’il constitue en cela le parfait miroir de notre propre réalité. Lorsque Bacilieri intègre avec subtilité le motif du damier à certains décors, il semble insinuer que les indices tordus des cruciverbistes constituent la trame du réel – et les cases laissées blanches, les points d’interrogation semés au fil de notre existence.

6 – (Peter) Sellers : L’acteur est cité par Zeno lorsqu’il imagine une possible bande dessinée à partir d’un des épisodes les plus édifiants de l’histoire des mots croisés, et que l’on vient tout juste de lui raconter. Cette bande dessinée, le lecteur l’a bel et bien lu dans l’intervalle, et la remarque de Zeno attire l’œil sur ce qui aurait peut-être pu lui échapper : le protagoniste avait bel et bien la tête de Peter Sellers jeune, à l’époque des comédies anglaises des studios Ealing. Cet épisode se déroulant dans les coulisses de la seconde guerre mondiale, on serait tenté d’y voir une sorte de commentaire sur la réalité de notre 20ème siècle, résumé à une vaste farce, ou du moins à une énigme facétieuse qui ne se résout que dans la désillusion d’un grand éclat de rire. Sellers est par ailleurs identifié comme « l’acteur au monde qui évoque le mieux une grille de mots croisés » : le comédien incarnant souvent le contraire de ce que devrait être son rôle, il est l’image même de ce réel qui se dérobe sous les dalles noires et blanches des cruciverbistes.

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7 – (Umberto) Eco : Le célèbre auteur italien a clairement inspiré Pippo Quester, l’écrivain qui élabore un livre sur les mots croisés tout au long de la bande dessinée, et qui se fait régulièrement le narrateur des épisodes historiques. Cette figure tutélaire justifie à elle seule le motif du décryptage à l’œuvre dans le récit, et le nom de son alter ego résonne avec délice aux oreilles des amateurs de jeux de mots pas trop subtils : « quester » ou « quest », comme la quête en anglais. Partir en quête de sens, décoder la réalité, interpréter les signes : les leçons d’Eco portent toutes là-dessus – l’exploration des mots croisés par Bacilieri en est le délicieux prétexte.

8 – Mafalda : Le nom du personnage principal féminin de Fun est une allusion évidente à la petite fille qui fit la popularité de Quino. L’une et l’autre sont argentines, engagées avec un certain pessimisme envers les injustices du monde, qu’elles jugent malade. Mais la jeune fille blonde (c’est une grande différence avec la fillette de Quino) semble avoir des motivations bien plus ambigües. Son appartenance à un mouvement situationniste en dit suffisamment sur son rapport à la réalité et aux figures de l’autorité. Bien sûr qu’il n’est pas permis d’avoir foi en un monde malade, mais ne devient-on pas malade soi-même à ne plus savoir distinguer le vrai du faux ?

9 – (Georges) Perec : L’écrivain français, membre éminent de l’Oulipo, est davantage qu’un protagoniste dans l’histoire des mots croisés : il semble être un inspirateur du récit, au même titre qu’Umberto Eco. Comme lui, Bacilieri compose son récit sur des contraintes formelles (la mise en page inspirée des mots croisés) et sur un impératif thématique (l’histoire du jeu). Et comme lui encore, Bacilieri propose beaucoup plus qu’une pure démonstration de maitrise virtuose : une réflexion sur la représentation du réel.

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10 – Croisement : Le motif des mots croisés trouve là son véritable fondement. Le récit est composé comme les syntagmes qui s’entrelacent dans une grille de cruciverbiste. Les personnages ne cessent de se croiser, ou de croiser des silhouettes à peine ébauchées dont on ne connait qu’une parcelle infime du destin. Comme ce couple adultère dans les pas duquel marche Zeno, un jour de neige. Cet entrecroisement de micro-existences donne une image de ce que signifie vraiment le réel : une multitude de couches superposées qui se tiennent les unes aux autres et dont le mystère s’éclaire l’un l’autre. Nos secrets sont construits sur des secrets plus anciens, des secrets voisins, des secrets même pas soupçonnés, des secrets encore inexistants – nos secrets puisent leur origine dans l’histoire secrète du secret. Sur une tombe du Monumentale, le cimetière de Milan, Zeno lit cette singulière et magnifique épitaphe : « Ne dites à personne pourquoi je suis morte ». La fin du second volume entre en résonnance totale avec cette injonction d’outre-tombe. Et puis, c’est peut-être en négatif la leçon de Fun : ne dire à personne pourquoi on vit, quel secret nous pousse perpétuellement vers chaque lendemain – ne le dire à personne, car, comme dans une grille de mots croisés, il faudra qu’ils le trouvent eux-mêmes.

Paolo Bacilieri, Fun & More Fun (traduit de l’italien par Silvina Pratt), Ici Même Editions, 22€ & 24€ l’un.

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