La fictionnalisation de faits divers réels est l’une des tendances lourdes de la littérature contemporaine, française comme étrangère : ce principe de confrontation du réel et de la fiction via le crime n’est en rien nouveau, il semble cependant s’accentuer depuis quelques années et la rentrée littéraire 2016 en est une nouvelle illustration, que l’on pense, entre autres exemples, à Laëtitia d’Ivan Jablonka, The Girls d’Emma Cline, California Girls de Simon Liberati ou à l’exceptionnel Sacrifice de Joyce Carol Oates.
Le roman de Joyce Carol Oates s’ouvre sur une scène sidérante, le 6 octobre 1987 : une femme traverse les rues de Red Rock, dans le centre-ville de Pascayne, une photo de sa fille à la main, interrogeant les passants, « Zavez vu ma fille ? Mon bébé ? ». « Telle une mère de l’Ancien Testament cherchant son enfant perdu », Ednetta Frye erre avec « ses beaux yeux muets de souffrance », « sa peau de la chaude teinte dorée de l’acajou », Sybilla a disparu depuis près de deux jours, or dans cette ville, c’est « une espèce menacée, les jeunes Noirs. De douze à vingt-cinq ans, on était forcé de craindre pour leur vie dans les bas quartiers de Pascayne, New Jersey ».
Sybilla, quinze ans, sera retrouvée quelques heures plus tard, ligotée dans la cave d’une usine de poissons, prostrée, couverte d’excréments de chien, rouée de coups, violée. « Ils espéraient je mourrais, ils me laissent dans cet endroit en disant les cafards vont te manger sale pute noire tu mérites de mourir tu es trop LAIDE » ; « ils avaient des visages blancs et l’un d’eux un badge comme ont les flics », « les hommes blancs se moquaient de moi se remplaçaient pour frapper et cogner et m’étrangler et me violer genre avec leurs pistolets et leurs doigts disant qu’ils n’allaient pas mettre leurs bites dans un sale con nègre », « je ne pouvais pas voir, j’ai pensé cinq, peut-être cinq — leurs visages étaient des visages blancs — il y en avait un avec un badge, un badge brillant qu’on voient que ça comme ont les flics et ils se moquaient de moi en disant personne croira une sale pute nègre sa parole contre la parole d’hommes respectables ». « Aux urgences en pleine lumière on a vu les mots gribouillés sur sa poitrine et son ventre qui se lisaient mal parce que les lettres étaient baveuses et déformées PUTE NEGRE Ku KUX KLANN ».
L’attitude d’Ednetta est très étrange : soulagée sans doute d’avoir retrouvé son « bébé », voulant la protéger de toute nouvelle agression (physique comme plus psychologique), elle refuse toute intrusion, tout examen médical de la jeune fille, tout contact avec les services sociaux ou la police. Blackout total sur l’événement, Sybilla est envoyée chez son arrière grand-mère, sans que le lecteur perçoive exactement les raisons de cette mise à l’écart, s’agit-il de la protéger des autorités, de ses agresseurs (qui l’ont menacée de représailles si elle parle) ou de son beau-père Anis Schutt, qui a déjà fait de la prison pour meurtre (« entre la fille et le beau-père, quelque chose de sauvage et de dangereux qu’Ednetta s’efforçait d’éviter » ? Sybilla est prostrée, muette, sous la coupe de sa mère, chaque fois qu’elle est interrogée et se replie dans le silence, « son visage fermé exprimait un curieux mélange de peur, de malaise, d’appréhension et de défi ».
La situation à Red Rock est extrêmement tendue : en 1967 déjà des émeutes ont mis la ville à feu et à sang — « émeute était un mot de Blancs, un mot de la police, un mot de reproche et de jugement qu’on lisait dans les titres des journaux » et l’agression raciste de Sybilla semble l’atroce anniversaire de 67, comme l’événement venant concentrer tous ces faits dont les jeunes Noirs sont les victimes, arrestations musclées et arbitraires, morts sous les balles de la police, etc. « Ces immeubles à l’est de Camden Avenue. Zone de forte criminalité disent les journaux. Le quartier ne s’était jamais remis des incendies et des pillages d’août 1967 dans le sillage de la grande émeute de Newark, et vingt ans après, sur une dizaine de kilomètres, Camden Avenue ressemblait à une zone de guerre, magasins fermés, maisons délabrées et abandonnées, carcasses de maisons calcinées, terrains vagues jonchés d’ordures, panneaux annonçant A LOUER A VENDRE en lettres grossières qui semblaient là depuis des années ».
Les faits se déploient en courts chapitres, chacun rapportant la voix et les pensées d’un acteur ou témoin du fait divers. Des notations entre parenthèses trouent le texte, le mettent en perspective, la vérité se cherche dans cette polyphonie, comme si la vérité des faits ne pouvait être établie hors du langage pour les dire, comme si, a contrario, ces paroles les recouvraient du brouillard de l’opinion, de la subjectivité, de la rumeur. Tout se diffracte et se perd, seule une interrogation lancinante demeure : pourquoi ? Pourquoi la violence inouïe de cette agression ignoble, pourquoi cette attitude étrange de la mère et de la fille, pourquoi les journaux passent-ils le fait divers sous silence ?
« Flics blancs, ligotée, violée, abandonnée à la mort. Tel était le refrain de la rue »
« A Red Rock l’histoire commença à être racontée ». L’affaire est peu à peu médiatisée lorsqu’un pasteur noir et son frère avocat s’en emparent — « nous allons secouer la conscience de l’Amérique blanche en révélant ce qui a été fait à Sybilla Frye : votre fille est une martyre, mais elle sera bientôt une sainte », « la fille, c’est la négritude violée, méprisée et avilie. La fille est la victime noire parfaite » —, les motivations sont ambiguës, s’agit-il d’ambition personnelle ou d’une réelle croisade pour le respect du droit des Noirs ? Quant à Sybilla et sa mère, que cherchent-elles en acceptant soudain de se plier au jeu médiatique des conférences de presse : la notoriété, la justice, une compensation financière à six chiffres ? Le fait divers s’emballe, presse locale puis nationale, une du New York Post, prêches haineux de Marus Cornelius Mudrick ; Michael Jackson, Mike Tyson Muhammad Ali, Whitney Houston soutiennent publiquement Sybilla et sa mère, une icône littéraire, Esmeralda Mason, accueille Ednetta et sa fille chez elle.
Pourtant certains doutent, des éléments s’ajustent mal dans le puzzle qu’est devenu le récit de l’affaire, comment « savoir ce qui est vrai et ce qui est faux » et quand bien même quelque chose serait faux, Sybilla Frye serait-elle moins un symbole du sort réservé aux Noirs aux USA, cette Jeanne d’Arc contemporaine dont Mudrick tente d’édifier la légende pour les médias ? « Si votre fille dit la vérité, elle est une figure tragique qui doit être vengée ? Si elle ne dit pas — exactement, mot pour mot — la vérité, elle représente d’autres figures noires tragiques, qui doivent être vengées ».
« Elle ne croyait pas à son histoire… et pourtant, il y en avait bel et bien une, qu’elle était résolue à découvrir »
Joyce Carol Oates ausculte l’Amérique, dans un roman qui rappelle évidemment Fille noire, fille blanche (Black Girl, White Girl, 2006) mais aussi son chef d’œuvre Eux (Them, 1969) — et elle souligne elle-même le lien entre ses deux livres dans une note finale —, elle décortique la mécanique d’un emballement médiatique, nous confronte à nos doutes, à nos questions. Le matériau de son livre est attesté : un fait divers de 1987, l’affaire Tawana Brawley, qui concentre une part des ambiguïtés contemporaines de l’Amérique. Son récit mêle avec un brio sidérant vérité authentique (les faits tels qu’ils se sont déroulés, les protagonistes de l’affaire, les étapes dans la révélation progressive de la vérité de l’affaire) et fictionnalisation : chaque fois qu’un fait est décalé par le roman, c’est pour lui rendre sa symbolique, qu’il s’agisse des noms (Sybilla, soit celle qui profère une parole entravée et par laquelle quelque chose se révèle, sans que le sens soit clair), de cette ville fictive de Pascayne, de cette romancière noire acquise à la cause des Frye…
Tout est vrai, tout est pourtant doublement mis en récit, par la fictionnalisation de certains éléments, par ce choix d’un roman choral, diffractant les points de vue, « par petits fragments amers comme des bouts de miroir brisé qu’il faut ramasser avec précaution ».
Joyce Carol Oates, elle, semble en retrait, sans jugement : son propos n’est pas de trancher, de faire du roman une prise de position, si quelque chose se dit de son regard sur l’affaire, c’est entre les lignes, dans ces paragraphes entre parenthèses, dans le croisement de ces voix qui racontent l’événement. Sacrifice est un immense roman, l’un des plus forts de Joyce Carol Oates, parce qu’il dit le réel en interrogeant son rapport à lui — ni celui de la presse, ni celui de la justice, autre — sans jamais lever ambiguïtés et questions, faisant de la question des identités (celle de ses personnages, celle de la forme romanesque elle-même), « des limites grossières de l’identité » le centre même du regard acéré qu’elle porte sur le présent depuis un fait divers de la fin des années 80. Magistral.
Joyce Carol Oates, Sacrifice (The Sacrifice), traduit de l’américain par Claude Seben, éditions Philippe Rey, 2016, 384 p., 22 € (15 € 99 en version numérique) — Lire les premières pages
A paru, en même temps que ce roman, le recueil de nouvelles Dahlia noir & Rose blanche, toujours aux éditions Philippe Rey, dans une traduction de Christine Auché.