4 finalistes pour 1 Goncourt : avec Cusset, c’est Guibert qu’on assassine (L’Autre qu’on adorait)

Dernier Carré Goncourt 2016 © Christine Marcandier

Dans le monde anglo-saxon, on parle de shortlist, celle qui regroupe les finalistes d’un grand prix littéraire. Sur la dernière liste du Goncourt 2016, quatre romans et le fameux « Galligrasseuil » raillé en son temps par Bernard Frank : deux titres dans la fameuse « blanche » (L’Autre qu’on adorait de Catherine Cusset et Chanson douce de Leïla Slimani), un sous la bannière Grasset (mais avec jaquette bleue, Petit Pays de Gaël Faye) et couverture blanche liseré rouge du Seuil, Cannibales de Régis Jauffret. Les pronostics vont bon train : Le Goncourt sera-t-il à la fois impertinent et politique en couronnant un jeune écrivain prometteur pour son premier roman, qui plus est sensation de cette rentrée, acclamé quasi unanimement, Petit Pays, du par ailleurs auteur et compositeur Gaël Faye ?
Jouera-t-il la carte de la jeunesse, toujours, avec Chanson douce, second roman de Leïla Slimani ?
Récompensera-t-il des auteurs à l’œuvre plus établie — Catherine Cusset et son douzième roman L’Autre qu’on adorait ou Régis Jauffret avec Cannibales ?

Reconnaissons à ce carré final sinon une pertinence — aucun des très grands romans de cette rentrée littéraire n’est présent, aucune représentation de maisons d’éditions moins mainstream — du moins un véritable équilibre : deux débutants et deux auteurs confirmés, deux femmes et deux hommes.

On voit mal comment le Goncourt pourrait échapper cette année à Gallimard mais on râle, on joue les bookmakers littéraires, on dit s’en moquer tout en reconnaissant que le Goncourt reste le Goncourt, ce prix qu’on adore détester parce qu’il récompense trop souvent (voire quasi systématiquement) des livres mineurs, ce prix que l’on est prêt à encenser quand il ose des choix plus novateurs et offre à des écrivains moins médiatiques une soudaine exposition (et des lecteurs). Alors qui dans la parfaite parité de ce dernier carré pour affronter à 13 heures une nuée de caméras et journalistes survoltés, passer en direct au JT, empocher un chèque de 1 € et la promesse des milliers d’exemplaires sous les sapins de Noël ?

Le Goncourt m’ennuie, je préfère les choix plus pointus du Wepler, du Virilo (qui a le mérite de mettre les pieds dans le plat et de bousculer cet échiquier de petits arrangements entre amis et jeux de pouvoir) et même, souvent, du Médicis. Pourtant cette année, j’ai décidé de lire les quatre finalistes au lieu de supporter mon favori — Régis Jauffret, dont l’œuvre restera, prix ou pas, même si Cannibales n’est pas son meilleur roman, mais tant pis — sans connaître les forces en présence et protester par principe (ce qui, avouons-le, faisait pourtant partie du plaisir).

Selon 14 éminents critiques interrogés par Livres Hebdo, le Goncourt sera attribué à Leïla Slimani, une partie de mon mur Facebook s’est engagée pour Gaël Faye, une autre a hurlé quand j’ai osé critiquer le Catherine Cusset et le dernier tiers croit en Cannibales. Il y a forcément la bonne réponse dans ce paragraphe. Ce papier est écrit en « je », parce qu’il n’engage pas le reste de la rédaction mais ma seule subjectivité, en toute mauvaise foi assumée, et que parler d’un livre qu’on a détesté et dont on ne comprend pas ce que diable il allait faire dans cette shortlist à la place de Continuer de Mauvignier suppose de forcer le trait jusqu’à la caricature. Alors que valent ces quatre finalistes ? Tour d’horizon, par ordre alphabétique, à raison d’un par jour jusqu’au jeudi 3 novembre, date de remise du prix. Et on commence par le Catherine Cusset, logiquement, avec L’autre qu’on adorait (Gallimard).

Cusset L'Autre qu'on adorait

L’auteur ? Catherine Cusset qui se présente elle-même page 31 : « C’est moi », soit « à vingt-six ans (au moment de la diégèse, NDLR), j’enseigne déjà en fac. Je suis normalienne, agrégée de lettres classiques. Je viens de passer deux ans à Yale. Ça, c’est mon CV » (page 32). Mais elle souligne aussi, dans une pathétique mise en abyme du roman aux pages 172-173, avoir « un certain talent pour les descriptions ».

Quand ? le récit commence en 1986, avec la contestation de la loi Devaquet et les manifestations de protestation contre « l’état assassin » après la mort de Malik Oussékine, soit deux événements qui ont forgé la conscience politique d’une génération et se poursuit jusqu’en 2008-2009.

Où ? Paris/New York principalement, mais aussi quelques États américains dans lesquels la narratrice ou son personnage central enseignent, une excursion aux Bahamas, quelques vacances dans le Sud-Ouest de la France et un passage par Venise.

Qui ? deux personnages principaux, la narratrice elle-même (son prénom apparaît, rarement, Catherine, on est dans le « je » constant) et son personnage clé, Thomas — comme celui de L’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera (p. 71) —, Thomas Bulot, objet d’une sorte de parti-pris narratif qui se voudrait brillant, puisqu’il est le « tu » permettant un récit à la seconde personne du singulier… etc. (on ne voudrait pas spoiler la justification du « tu » en épilogue). On ajoutera une infinité de personnages transparents (Antoine Compagnon, le frère de la narratrice etc. et, pour les plus trempés dans le milieu universitaire, d’autres silhouettes aisément reconnaissables).

Le sujet ? C’est l’histoire d’un jeune homme, Thomas, qui fut l’amant puis l’ami de la narratrice, brillant mais empêtré dans l’échec — il a raté Normale Sup, des postes de fac Ivy league, ses histoires d’amour — jusqu’à son suicide aux USA à 39 ans (sa mort est énoncée dans les deux premières pages), soit, selon la quatrième de couverture, « la mécanique implacable d’une descente aux enfers »… On se permet de pouffer (plus ou moins discrètement).

La phrase qui dit tout malgré elle ? La narratrice propose à Thomas de lire son roman écrit pendant l’hiver pour survivre à un chagrin d’amour. Thomas est inquiet, « tu les connais, ces romans écrits par des khâgneux : ça se veut intelligent, ça se regarde le nombril, c’est chiant. Mieux vaudrait s’abstenir ; la curiosité l’emporte » (p. 36, Ne laissez pas la vôtre prendre le dessus, prenez le large).

La phrase la pire ? (on a le choix) « Je n’arrivais pas à dormir : je pensais à mon Américain si fort que j’en claquais des dents » (p. 37).
Et mention spéciale à une structure ternaire, avec allitération atterrante et assonance assommante, préparée par trois « an » : « (…) le vide qui t’engloutit comme des sables mouvants. En nommant ce néant, tu tentes de lui donner une existence, de le mettre à distance, de construire une défense » (p. 77).

Bilan : On a tous les ingrédients du roman de gare : du sexe (mal écrit), un roman à clé, des déplacements Paris/New York, une jeunesse dorée bien malmenée, des références à peu de frais (David Lynch en 4° de couverture et p. 198, Léo Ferré dès le titre, Guibert assassiné en titre de deuxième partie, « À l’ami dont on n’a pas sauvé la vie », pourquoi tant de haine ?, Le Père Goriot version Big apple en p. 60, Proust, Bossuet, etc.).

Le projet de ce roman avait de quoi séduire : figurer à travers Thomas (qui fait une thèse sur Proust) l’intuition fondamentale de La Recherche, « la vie véritable est dans les fragments de temps qui échappent au temps », et dire un « être poétique » (p. 175) fracassé par le réel, étudier la mécanique par laquelle ce jeune homme est peu à peu acculé au suicide. Mais tout demeure en surface, sans chair, atone. Quelque chose se raconte, ne dépassant jamais la platitude, sinon pour sombrer dans les pires clichés.

En somme, un roman « quatre-quart » :
1/4 roman d’amour, 1/4 campus novel (ENS, Yale, Columbia et même NYU), 1/4 autofiction (et roman à clé sans cadenas), 1/4 dépression d’un enfant du siècle (Thomas avait d’ailleurs pour projet d’écrire « Itinéraire d’un enfant raté. Tu le vois ce livre qui aurait été ta Confession d’un enfant du siècle« , p. 275). La somme est sans calorie (ni intérêt).

Catherine Cusset, L’Autre qu’on adorait, 2016, Gallimard, 293 p., 20 €

Verdict :
Potentiel Goncourt : 50 %
Potentiel littéraire : 10 %
Temps perdu : 100%