Bob Dylan, Prix Nobel de littérature 2016 ? Personnage de François Bon, avant tout

Dylan Street Art Paris © Christine Marcandier

Bob Dylan vient de recevoir le prix Nobel de littérature 2016. Au-delà de la surprise sur le moment (même si son nom revenait depuis des années parmi les favoris), du ballon de baudruche de la soi disant modernité qu’il y aurait à couronner la chanson (dont les liens avec la littérature remontent à la nuit des temps…), Bob Dylan, donc, ou comme l’écrivait François Bon qui donne peut-être là les clés de ce choix : « Dylan comme masque obscur de nous-mêmes.
Des vies comme celles de Bob Dylan sont des dépôts où condense toute une époque, un miroir des questions que se pose une société sur elle-même, mais qui ne se révèle que rétrospectivement ».

bon-dylan_0L’objet du livre que François Bon a consacré à Bob Dylan est double, il est un croisement de l’Histoire des États-Unis, sociale, politique (la guerre froide, le mouvement des Droits civiques) et de celle d’un homme, Robert Zimmerman devenu Bob Dylan, un homme qui est une « énigme », donnée à lire à travers un « portrait d’artiste ».

« Dylan a constamment séparé sa vie privée et sa vie de musicien, mais c’est où elles interfèrent qu’il faut chercher comment il a su tant catalyser de ce que nous ne savions pas dire ».

Le travail de François Bon est, à proprement parler, archéologique. Il repose tant sur des documents publiés (les disques de Dylan, ses Chroniques qui explorent un itinéraire personnel et musical, des biographies existantes, des articles et interviews, le film de Scorsese, No Direction Home) que sur des archives plus souterraines et des «blancs».

Comme le redit François Bon dans la Postface inédite de cette édition de poche, avec l’énigme Dylan, « il faut inventer ». Là est l’autre pan, extraordinaire, de cette «biographie» : un travail poétique, en ce qu’il explore l’œuvre d’un chanteur qui est aussi un écrivain, au-delà du songwriter, et en ce qu’il commente une construction en devenir, celle du livre que nous tenons entre nos mains, avouant les tâtonnements, les hypothèses, croisant les réponses potentielles aux blancs qui demeurent dans l’itinéraire de Dylan. Interrogeant les hommes mais aussi les détails et les objets. Les signifiants, donc. Un portrait de François Bon, écrivain, cernant Dylan, écrivain.

L’incipit donne une clé, « c’est soi-même qu’on recherche ». Ce Bob Dylan est donc un double laboratoire, d’une densité poétique rare, une double recherche identitaire à travers une histoire sociale, politique, littéraire. Triple, si l’on veut être complet, car ce «soi-même» désigne aussi le lecteur, compris dans le «on» récurrent sous la plume de François Bon : on, Dylan, Bon et le lecteur. Une génération, une époque, des itinéraires qui se croisent et se cherchent.

« Avec Dylan, il y a toujours au bout une zone blanche. Ce qu’on peut disposer par l’écriture, c’est le puzzle de l’ensemble des éléments dont on dispose, aller les chercher (le plaisir, c’est l’enquête), et les reconstruire ».

Bob Dylan (mur Gobelins) © Christine Marcandier

Car Dylan construit sa vie comme une fiction. Volontairement. Il la met en texte, la mystifie, la transforme. La modèle encore dans ses Chroniques, en 2002, brouillant définitivement les pistes. Ment. Maquille. Cache. Pour préserver sa vie privée bien sûr (la longue histoire qui le lie à John Baez), mais aussi, comme le montre François Bon, pour faire de cette identité en construction une aventure du sens. François Bon écrit un processus, un mouvement perpétuel.

Je suis Bob Dylan quand j’ai besoin d’être Bob Dylan.
– Et le reste du temps vous êtes qui ?
– Moi même.

La biographie de Dylan pourrait tenir en 9 pages, des dates, des faits bruts, listés des pages 458 à 466 : « 24 mai 1941 : naissance de Robert Allan Zimmerman à Duluth, Minnesota.
7 décembre 1941 : Pearl Harbor
Etc. » François Bon s’intéresse, lui, aux blancs entre les lignes, aux rapports délicats et nuancés, creuse, invite à « démêler l’arbitraire et les hasards ». Bob Dylan est né dans une ville « au carrefour de plusieurs routes », il est « scruffy » (dépenaillé, en désordre). Et François Bon écrit sous ce signe, lui aussi : il avance par questionnements, croisements, modalisations. Il suppose, évalue, recoupe, tisse les éléments, joue de prolepses, analepses, arrêts sur image pour trouver sinon une unité, du moins un fil, dire le scruffy, le rendre dans son infinie labilité.

Mur parisien © Christine Marcandier
Mur parisien © Christine Marcandier

Bob Dylan, une biographie commente la genèse d’une écriture (les influences, essentielles, de Rimbaud, Brecht, Ginsberg), les débuts vers le succès planétaire que l’on connaît, les textes qui peu à peu construisent une voix, singulière, 63 comme année charnière, puis les retraits, les refus, l’à venir. Un parcours à fouiller, défricher, en gardant en en tête, cette phrase sublime offerte dès les premières lignes du Dylan : « le réel n’existe qu’à condition qu’on le raconte ».

« Pour me comprendre, il faut aimer les puzzles », ironise Dylan. Celui qu’offre François Bon à ses lecteurs a de quoi convertir les plus réfractaires. « Rares sont les points focaux qui vous ouvrent la totalité du présent. Ce qu’on aurait tendance à dire, après le voyage Dylan : lui non plus n’en a pas la clé. Lui aussi, s’il continue, c’est qu’il s’interroge. Restent ces merveilles sur la route : la musique est un tunnel aussi bien vers soi-même que vers ce premier moment où on la découvrirait. A nous de nous en saisir, et pour cela, aller y voir de près, le plus près possible ».

bob-dylanAlors, oui, Dylan s’est toujours considéré, aussi, comme écrivain, en témoignent ses Chroniques — « D’une dimension plus éclatante, la folk music dépassait la réalité et l’entendement. Elle vous tirait par le petit doigt, et elle était capable de vous engloutir complètement. Je me sentais chez moi dans ce royaume mythique. On y rencontrait des archétypes, dessinés à traits vifs, des personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine, débordant d’un savoir inné et d’une sagesse profonde, exigeant chacun une forme de respect. J’adhérais à tout l’éventail et je pouvais le chanter. Cette vision de la vie était plus vraie que la vie elle-même. Elle y était magnifiée. La folk music était tout ce dont j’avais besoin pour exister » — et il est indéniablement un personnage de roman dans la biographie de François Bon.

François Bon, Bob Dylan, une biographie, Postface inédite de l’auteur, Le Livre de Poche, 478 p., 7 € 10