Toute traduction vaut d’avoir su opérer un transfert, celui du corps d’une œuvre d’une langue et d’une culture données vers une langue et une culture qui lui sont étrangères. Son mérite consiste à assumer pleinement ce transfert et tout ce qu’il suppose, sachant toutefois, comme le remarquait Derrida, qu’« un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. » Traduire revient ainsi à tenter, à tenter seulement, puisque le « corps » résiste, de construire à partir d’une œuvre, une œuvre autre, laquelle accède à son tour, dans le meilleur des cas, au rang d’œuvre.
Lorsqu’on a affaire à un monument de langue et de pensée aussi crucial, aussi génial que la Comédie de Dante (l’épithète divine n’est pas de Dante, elle apparaîtra ultérieurement sous la plume de Boccace), l’effort qu’il faut engager pour traduire ne peut qu’impressionner et on ne s’étonnera pas qu’au fil du temps il n’ait cessé d’être aussi redouté qu’indéfiniment relancé.
Voilà plusieurs années qu’on suit avec bonheur le travail remarquable — joyeux et opiniâtre, eût dit Ponge — de Danièle Robert. Traductrice d’Ovide (Métamorphoses, Actes Sud, 2001 ; Écrits érotiques, Actes Sud, 2003, Prix Laure Bataillon ; Lettres d’amour, lettres d’exil, Actes Sud, 2006, Prix de l’Académie française); de Catulle (Le Livre de Catulle de Vérone, Actes Sud, 2004) ; de Cavalcanti (Rime,Vagabonde, 2012, Prix Nelly-Sachs), ainsi que de l’œuvre poétique de Paul Auster (Disparitions, Actes Sud, 2004), voici qu’elle nous propose aujourd’hui une traduction de La Divine Comédie de Dante dont le premier volet, l’Enfer, vient de paraître.
L’usage voudrait naturellement qu’on évoque ici la parution d’une « nouvelle traduction ». Une qui viendrait s’ajouter aux précédentes, nombreuses aujourd’hui, comme on sait. L’usage le voudrait. Reste qu’on aurait tort de le suivre tant cette traduction se donne, au regard des autres, quelles que soient par ailleurs leurs qualités respectives (quelquefois relatives), comme une franche exception. Ce qu’accomplit ici Danièle Robert est en effet parfaitement inédit. Son ambition ne l’est d’ailleurs pas moins puisqu’elle vise à prendre en compte de la façon la plus rigoureuse qui soit la prosodie et la métrique de Dante, chose à ce jour estimée impossible. En toute connaissance de cause, elle a dû pour cela se démarquer des options communément retenues par les prédécesseurs. C’est avec une grande sobriété qu’elle s’en explique dans sa préface : « Il y a […] deux partis pris qui sont à mes yeux intenables, et d’abord celui de la prose qui, bien que pouvant être acceptable stylistiquement, ampute l’œuvre de sa dimension essentielle, c’est-à-dire ce qui sépare la langue du poème de tout autre texte. […] Le second parti pris, bien plus indéfendable, est celui qui consiste à supprimer délibérément des pans entiers du texte original au prétexte qu’ils contiennent »des noms inutiles ou des références fastidieuses ». » C’est donc une autre voie qu’elle a choisie, et avant même de commencer la lecture, c’est-à-dire d’entamer ce qui sera une authentique et insolite aventure, nous voici avertis : Danièle Robert ne tient ni pour accessoires ni pour ornementales chez Dante les règles de composition de son extraordinaire épopée. Comme l’avait déjà observé Mandelstam, autre grand lecteur du poète toscan, elle sait que dans ce chant — sa traduction de Cavalcanti l’en avait déjà persuadée — « la musique n’est plus une intruse », puisque de plein droit « elle participe à la discussion. »
Parler ici de « musique » n’a rien d’une afféterie. Reprenant une formule de Jacques Roubaud définissant pour lui-même la tâche du poète, on peut dire aussi bien de Dante qu’il est un véritable compositeur. Cela peut surprendre mais signifie avant tout qu’ici doit l’emporter le nombre et que le poème procède de cette décision. Ce qui revient à dire que le poème pense en comptant. Ou encore que le nombre appliqué à la langue ne vaut rien, sauf à dicter le mouvement même de la pensée qui s’y expose. C’est en tout cas ainsi que se construit le système harmonique d’une diction sans laquelle aucune vision ne s’avère possible, et La Divine Comédie peut être lue aussi comme une fantastique théorie du rêver et du voir. Ainsi également que s’agencent les éléments disjoints d’une mise en intrigue fabuleuse, celle qu’implique un voyage initiatique dont le poète sera — et chacun de nous avec lui — tout à la fois le protagoniste et le témoin.
Chanter, compter, penser sont donc ici, homogènes au poème, une même et seule chose.
Voyons ça de plus près. L’œuvre de Dante, précise Danièle Robert, est « tout entière placée sous le signe des chiffres 1, 3 et de leurs multiples ». La Divine Comédie comporte trois parties (Inferno, Purgatorio, Paradiso), chacune d’entre elles se déploie en une suite de trente-trois chants, à quoi s’ajoute un prologue au début de l’Enfer. Si bien que l’ensemble des trois chants se boucle au nombre 100. Dante reconduit par ailleurs tout au long de son chant une cellule expressive, la terzina, une strophe de trois vers hendécasyllabes (onze syllabes par trois fois relancées, soit trente-trois par strophe), elle-même liée à toutes les autres grâce au jeu de rimes entrelacées par trois. Inutile de dire que cette structure ternaire, analogue à l’emblème trinitaire, n’a rien d’arbitraire puisqu’elle est précisément celle qui permet le tournoiement ininterrompu grâce auquel s’expérimentent aussi bien la descente dans les cercles successifs de l’Enfer, la montée de la colline du Purgatoire et enfin l’ascension vers les ciels menant vers l’immobilité ultime, radieuse et souveraine du Paradis.
Il est temps maintenant d’entrer, non sans terreur, dans cet Enfer. On doit se le figurer comme un gigantesque entonnoir formé de cercles concentriques — le premier se situe sous la cité de Jérusalem —, lequel, de proche en proche, trouve sa pointe au centre de la Terre, là même où Lucifer, l’ange rebelle précipité par le geste de sa propre révolte contre le Créateur, est venu terminer sa chute. Entamer cette descente équivaut à s’engager dans un voyage spirituel, celui de Dante à un moment clé de son existence. On connaît les premiers vers :
« Étant à mi-chemin de notre vie,
je me trouvai dans une forêt obscure,
la route droite ayant été gauchie. »
(I, 1-3)
Moment crucial, celui de ce milieu de la vie — Dante a trente-cinq ans lorsqu’il commence la composition du poème, nous sommes le vendredi saint de l’an 1300 —, où l’humain (il s’agit bel et bien de « notre » vie, à tous et à chacun) est assez lucide pour savoir qu’il s’est probablement fourvoyé jusque là, et simultanément se trouve pris par l’angoisse à l’idée que le temps est maintenant compté et le salut compromis. Il faut donc décider.
Mais nul n’est assez fou pour s’engager tout seul sur le chemin de cette « forêt obscure », il faut un guide. On sait que Béatrice, la très jeune fille rencontrée par Dante, alors âgé de neuf ans, à Florence sur les rives de l’Arno, l’accompagnera tout au long de sa vie. C’est elle justement qu’il retrouvera lorsqu’il s’agira de gravir les ciels du Paradis. C’est elle qui pour l’heure va mandater Virgile afin qu’il serve de guide au poète d’ici là. Pourquoi Virgile ? D’abord parce qu’il est lui aussi un poète et qu’il est l’homme sage, exemplaire d’une vie guidée par la raison. Mais on se souvient ensuite qu’il a lui-même relaté dans son Énéide une descente aux enfers. Virgile le païen conduira par conséquent Dante jusqu’au moment où il cèdera sa place à la figure chrétienne qu’est Béatrice.
Avant de franchir et de connaître au prix des visions terrifiantes et/ou grotesques les cercles concentriques qui vont en se rétrécissant et servent à jamais de demeure aux âmes des suppliciés, descendre aux enfers, c’est éprouver une détresse sans commune mesure :
« Vous qui entrez, laissez toute espérance »
(III, 9)
Terrible antichambre, sorte de narthex inversé, Dante, une fois le seuil franchi, trouve une sorte de lieu intermédiaire (un quasi non lieu), l’Antinferno. Ici se trouvent ceux qui, leur vie durant, n’ont jamais pris de décision quant à leur existence, ceux dont la seule qualité est de n’en avoir au bout du compte jamais eue aucune :
« Et lui à moi : »Ce malheureux état
est partagé par les âmes blâmables
qu’en leur vie nul ne flétrit ni loua. »
(III, 34-36)
Des êtres tièdes, en quelque sorte, sans réelle consistance, et qui — telle est ici une des leçons pour nous des plus précieuses de cette Comédie — n’ont jamais su, ou pire, voulu inscrire leur existence, avec tout ce que cela implique de dépossession pensive et délibérée de soi, sous le signe de l’amour. Des êtres qui ont vécu au seul et unique motif d’être ce qu’ils étaient, happés par leur seule finitude. Ceux-là sont ceux qu’on nomme des « lâches ». Pas mêmes susceptibles d’être admis en Enfer, c’est dire. Virgile lance alors à Dante « Ne parlons pas d’eux, regarde et passe » (III, 51).
Regarder et passer — fais ce que je te dis : « guarda e passa » —, voici les maîtres-mots de cette traversée de la zone infernale car le voyage va, de cercle en cercle, offrir au pèlerin des visions stupéfiantes, des spectacles dérisoires, atroces, parfois comiques, lesquels lui sont chaque fois autant de motifs pour une pensée qui se construit chemin faisant, sur la trace de son guide. Plus le poète s’enfonce dans les profondeurs, plus il rencontre des personnages et des situations aussi terribles qu’infâmes et répugnantes, plus il saisit ce qu’enveloppe en effet et détermine éternellement l’état même de damnation.
« Je compris qu’à de telles persécutions
sont condamnés là les concupiscents
qui soumettent à leurs instincts la raison. »
(V, 37-39)
Un état qui n’est au fond pas autre chose que la répétition des tourments et des égarements chez ceux qui, les ayant connus sans frein, les éprouvent désormais sans répit.
« Le souffle infernal, qui jamais ne s’arrête,
avec violence emporte les esprits ;
tournoyant et frappant il les maltraite. »
(V, 31-33)
Cette damnation donne lieu à des moments et à des scènes horribles, à proportion de la gravité de l’impiété des êtres qui en sont les acteurs, mais aussi bien à certaines scènes grotesques car le génie de Dante consiste à ne jamais désincarner les personnages qu’il fait intervenir au cours de son récit. Apparaissent donc là, au fur et à mesure, des gens illustres, des figures antiques, des héros, des hommes de pouvoir, des gens de peu, des ruffians, des séducteurs, des voleurs, des escrocs, des flatteurs, des fraudeurs, des avares, des violents, et pire encore, vers la fin, lorsque les cercles se resserrent jusqu’au puits de l’enfer, les traîtres, ceux qui ont par leurs actes ruiné toute possibilité de se fier à autrui.
Ils portent des noms connus ou inconnus, des noms qui sonnent étrangement souvent à nos oreilles, parfois des noms de farces, quasiment de Grand-Guignol. Quel que soit le sérieux de sa quête, Dante ne se prive en tout cas jamais de jouer avec les mots, avec les étymologies et les références qu’il évoque, sollicite ou déforme, et le lecteur ne peut qu’être très reconnaissant à Danièle Robert d’avoir su accompagner sa traduction d’un ensemble de notes toujours efficaces et très claires.
On comprend que La Divine Comédie ait inspiré au fil des siècles plus d’un artiste ou d’un illustrateur, de Botticelli à Miquel Barceló, en passant par William Blake, Eugène Delacroix et Gustave Doré. Dante y construit en effet une géographie et un paysage d’une démesure, d’une fantaisie, d’une puissance et d’une variété proprement sidérantes. Ce ne sont que chemins escarpés, ravins, fossés, marais fangeux, fleuves, ruisseaux, forêts, effondrements vertigineux, buissons touffus, amas rocheux et puits obscurs : quoi qu’il en soit, des « choses inouïes ». C’est cela que Dante voit, et c’est cela qu’il raconte avoir vu à nous autres lecteurs. Un des prodiges de la Comédie tient à cette description minutieuse, laquelle, en vérité, doit sans doute à une sorte de rêve éveillé l’étonnant plan séquence hallucinatoire où l’espace et le temps, qu’ils soient fictifs ou effectifs, échangent constamment leurs repères jusqu’à brouiller la perception.
Loin de l’imagerie convenue qui assimile l’enfer à un brasier, Dante raconte enfin qu’un air glacial souffle dans la région du Cocyte, demeure de « l’empereur du règne de la souffrance » (XXXIV, 28), Lucifer lui-même.
Se retrouver face à lui, voir ce qu’il est, ce que son nom recouvre, le regarder, réclame du courage.
« Glacé, sans voix je fus alors ; tu veux
savoir comment, lecteur : je ne le puis
car chaque mot y parviendrait bien peu.
Je ne fus pas mort mais entre mort et vie ;
pense, si tu as un brin d’intelligence,
à ce que je devins, des deux démuni. »
(XXXIV, 25-30)
À quoi ressemble-t-il ?
À mi-poitrine son corps sort de la glace.
« S’il fut aussi beau qu’il est maintenant laid
et leva les yeux contre son créateur,
c’est bien de lui que tout le mal est né. »
(XXXIV, 34-36)
Exacte imitation grimaçante de la figure de la Trinité, logé dans la Giudecca, au neuvième cercle de l’enfer, Lucifer est doté par Dante de trois faces ornant une seule tête. Chacune de ces faces arbore la couleur de l’impuissance, celle de la haine et celle de l’ignorance, s’opposant par là-même à la couleur de la puissance, à celles de la sagesse et de l’amour divins.
Cet être quasi mécanique et stupide, muni de « grandes ailes », « sans plumes », qu’il agite pour faire « naître trois vents », est occupé à broyer entre ses dents monstrueuses les pécheurs, des traîtres tels que Judas, criminel entre tous, Brutus ou Cassius, « comme on macque le lin » (XXXIV, 56). Au-delà du fait que des six yeux de Lucifer coulent des larmes et de ses mentons un mélange répugnant de bave et de sang, ce qui suffit à le rendre abject, frappe aussi le lecteur qu’une telle créature, souveraine en son ordre, se taise. Frappe qu’elle demeure muette, comme condamnée à l’infini mauvais de l’aphasie. Tout se passe comme si cette descente aux enfers qu’expose le premier moment de La Divine Comédie correspondait, pied à pied, à l’expérience concertée d’une perte progressive du langage et avec elle, coïncidant avec l’emprise des douleurs et signant l’empire du chaos, à l’abandon de toute capacité de penser.

Comment alors ne pas donner raison, une fois encore, au choix de Danièle Robert d’avoir tenu, contre bien d’autres traducteurs, pour essentiel l’appareil prosodique de Dante ? Si le poète a voulu construire et composer son chant en lui donnant la forme rigoureuse que supposent les nombres et leur combinatoire savante, c’est justement qu’une telle forme, dont le poème est autant la cause matérielle que la démonstration, est l’unique antidote contre la menace d’un verbe devenu délirant, chaotique, entraînant la pensée à se nier elle-même en basculant dans cette passion triste qu’est le non-sens. D’un seul et même mouvement, Dante le poète et Dante le philosophe l’ont pressenti. Ils y ont trouvé la ressource d’une écriture telle qu’elle devienne une « canzone », c’est-à-dire une « composition de mots mis en musique », l’absolu contraire du tohu-bohu où plus rien, de ne savoir s’énoncer dans la langue, ne puisse devenir audible.
Décidément, on le voit, ni le nombre ni le vers, en sa structure même, en son cisèlement courageux et pensif, ne sont des vieilleries ou de vains ornements. Cette traduction magistrale et passionnante de La Divine Comédie nous en fournit une attestation qui réconforte, et nous donne de surcroît un immense plaisir de lecture.
Dante Alighieri, La Divine Comédie : Enfer, traduction de Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, « Poésie », 2016, 523 p., 25 €
Lire ici l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec Danièle Robert