Ossip Mandelstam : Allons voir comment vit la mésange (Arménie)

(DR)

Quelqu’un vient à cheval. Tandis que l’animal silencieux progresse à travers les « pâturages géants de l’Alaguez », à mi-voix, une pensée se déploie dans la tête du cavalier. Elle cherche à prendre forme, soudain se cabre, interroge : « — Dans quel temps voudrais-tu vivre ? ». Étrange question, assurément, à laquelle pourtant il est aussitôt répondu : « Je veux vivre dans l’impératif au participe futur, voix passive — au  »devant être ». »

L’homme à cheval s’appelle Ossip Mandelstam. Il est poète, sans doute un des plus grands de langue russe, un des plus résolus de son temps, et pour le nôtre des plus précieux. Nous sommes en avril 1930. Ossip a 39 ans. Erevan est en vue. Les pâturages, les paysages traversés sont ceux de l’Arménie, contrée que l’homme visite enfin grâce à Nicolas Boukharine, bienveillant à son endroit comme toujours. Voilà cinq ans qu’épuisé, en proie à la difficulté quotidienne, aux privations, aux vexations, aux problèmes de santé, Mandelstam n’a plus écrit de poèmes. Est-il besoin de préciser qu’Arménie ne sonne pas en lui comme le nom d’un lieu parmi d’autres où se rendre mais comme la promesse d’un refuge où pensée et vie devraient pouvoir mutuellement se fortifier.

ArménieSi la question du temps vient se nouer et se livrer ainsi dans l’esprit du cavalier (reviennent à l’improviste, comme en surimpression, d’autres mots, ceux cette fois de Sandro Penna : « Je vais vers le fleuve sur un cheval / qui lorsque je pense un peu un peu s’arrête »), c’est que l’époque qu’il est contraint d’endurer s’avère redoutable. Elle étouffe, prive d’air. Celui à qui Mandelstam consacrera en 1933 une fameuse Épigramme, Joseph Staline, le « Montagnard du Kremlin », l’homme aux « doigts épais comme des vers », a désormais imposé sur tout le territoire de l’ancienne Russie une idéologie létale, de celles qui exigent l’allégeance, forcent la mise au pas, supposent le soupçon, organisent la traque.

Dire d’Ossip Mandelstam qu’il est poète, c’est avant tout ne pas perdre de vue que sans la poésie, comme le disait à son propos Marina Tsvétaeïva, il « ne pouvait ni demeurer assis, ni marcher, ni vivre… ». C’est se souvenir aussi que Mandelstam partageait les œuvres littéraires en deux groupes. Dans le premier, celles qui sont permises, dans le second celles qu’on écrit sans permission. Les premières, ajoutait-il, c’est « du vomi », les autres « un peu d’air ». Liées et soutenues par l’expérience d’une vie, poésie et émancipation auront toujours été chez lui des termes conspirants. Voilà pourquoi ce « devant être » — tournure aussi impeccable qu’archaïque — qui vient de résonner dans le crâne du cavalier n’est pas autre chose que le temps du poème lui-même, un temps neuf grâce auquel, note Mandelstam, « je respire à pleins poumons ». Temps d’où procède « un haut honneur, un honneur d’amont, cavalier, basmatch. C’est justement pour ça que je trouve excellent le gerundivum latin. C’est le verbe à cheval ».

Mais pourquoi donc vouloir aller là-bas, en Arménie ? On peut se le demander et Mandelstam lui-même ne cache pas sa perplexité : « Je ne sais pas pourquoi j’ai commencé à rêver des matins d’Arménie ». Perplexité qui s’évanouit bien vite lorsque s’impose la plus belle des raisons d’entreprendre le voyage en question : « Je pensais : allons quand même voir comment vit la mésange à Erevan. »
Aller voir comment vit un passereau dans le ciel arménien, vraiment ? Aller si loin pour écouter le tout petit oiseau chanteur ? Oui, car cela peut quelquefois sauver la mise tant est « terrible de vivre dans un monde composé seulement d’exclamations et d’interjections ! ».

Printemps 1930. Ossip est donc arrivé dans ce pays aimé avant même de l’avoir découvert. S’y trouver cause déjà une grande joie mais suppose aussi bien l’observance d’un principe dont l’énoncé est clairement d’ordre éthique : « Sois là, n’aie pas peur de ton temps, ne fais pas le malin ». Mandelstam va le respecter sans faillir pendant les quelques mois que dure son séjour, Voyage en Arménie en livre l’attestation.

L’homme se rend sur l’île de Sevan, y goûte une forme inédite d’attente qu’il trouve « noble et généreuse ». C’est, écrit-il, qu’on se sent alors « plus présent aux autres, davantage que sur la terre ferme avec ses larges routes et sa liberté négative ». Et sur une île — une grâce pour le poète —, « le pavillon de l’oreille s’affine et reçoit une nouvelle volute ».

La poésie, fût-elle en prose comme dans ce recueil admirable, devient le moyen par lequel se formulent en même temps la surprise de l’expérience et l’enjeu d’une pensée qui la traverse, la conforte, peut la faire vaciller. Chez Mandelstam, le poème se nourrit toujours de la réalité la plus concrète, celle des choses, celle des mots. Un élan de vie le soutient. Se suivent, s’emboîtent au fil des pages les moments d’écriture où s’entretissent l’allusion à la chose vue, l’anecdote, le souvenir, la notule, la réflexion concise. Mandelstam boit du thé, il admire la petite église d’Achtarack, sa corniche torsadée, sa porte « plus silencieuse qu’une eau, plus basse que l’herbe ». Un parterre de fraises nordiques le retient, il marche, il assiste à l’abattage d’un vieux tilleul qui sait braver « ses offenseurs ». Le poète entre dans des maisons, rencontre toutes sortes de gens, écoute, bavarde, se tait. Il arrive qu’il s’ennuie. Il jette alors un œil par la fenêtre sur un jardin rabougri. Plus loin, il observe des paysannes aux gestes ralentis, note que leurs paupières sont rougies. Il disserte sur les naturalistes, en particulier Lamarck, trouve en La Fontaine son précurseur, évoque les peintres français, Monet, Signac, Pissaro, Ozenfant, se passionne pour une affaire de cochenilles dont on tire, paraît-il, une teinture rouge excellente. Quoi qu’il arrive, Mandelstam est aux aguets, se félicite de s’être forgé « un sixième sens, venu de l’Ararat ». Le monde réclame, le poète se penche, médite sur la géométrie et la vitesse d’éclosion de la capucine en espérant qu’un jour se présentent un Bach ou un Mozart capables d’en mettre en forme la variation. À Soukhoum, le frappent le deuil, l’odeur « du tabac, des huiles parfumées ». Depuis Erevan, l’Alaguez ne cesse d’attirer son œil vers le « ciel myope padischah, bleu turquoise aveugle né ». Voyage en Arménie est de bout en bout un vertige de sensations transies d’intelligence.

Ne pas faire le malin, tel est l’impératif. Cela oblige ici à distinguer depuis les mots de l’étranger ce qui permet une écoute de sa propre langue plus digne que celle de la rétribution : « Voici des gens qui font tinter les clefs de leur langue alors qu’ils n’ont pas de malle à trésor à ouvrir ».
Sous ce rapport, Voyage en Arménie peut aussi être lu comme le récit fervent d’une double expérience, celle de l’ignorance et celle de la découverte de la langue de l’autre : « Le meunier pris d’insomnie sort sans bonnet dans la cage du moulin et vérifie sa meule. Je me réveille parfois la nuit et me répète les conjugaisons de la grammaire de Marr ». L’insomnie est certes rarement désirée, mais elle peut avoir du bon : « J’éprouvais de la joie à prononcer les sons interdits aux lèvres russes, des sons secrets, réprouvés et sans doute, à une certaine profondeur, honteux. »

Ne pas faire le malin, cela conduit évidemment Mandelstam à reconnaître aussi derrière la façade du régime bolchevique la vérité d’un lieu et d’un peuple qui n’ont cessé de composer un monde à partir des influences chrétiennes, persanes et musulmanes de l’Orient. Rien de plus intempestif, rien de plus tonique et de réconfortant pour un homme tel qu’Ossip. Si bien que lorsqu’il affirme devoir ne pas craindre son temps, c’est tout bonnement son amour qu’il déclare à la vie. Et il se trouve qu’il aime et sait aimer. Sa confiance dans l’écriture est preuve de cet amour. Elle prend l’allure de l’analyse, de l’aphorisme, de la digression, de la saillie polémique, de la remarque furtive (passage épatant sur la peinture de Van Gogh à propos duquel sont évoquées des couleurs « maraîchères » qui « aboient »).

Ceux qui, nombreux, ont dans l’oreille la voix singulière du Deleuze de l’Abécédaire, se souviennent sans doute que celui-ci, abordant la question de l’Enfance, y lit le passage suivant, emprunté justement à Mandelstam : « Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. »

Ne pas faire le malin, épier le siècle, sentir le « bruit et la germination du temps », « aller voir comment vit la mésange à Erevan », une seule et même chose, un seul et unique programme de vie pour ce poète qui va mourir le 27 décembre 1938 à 12 h 30, en Sibérie, officiellement d’un arrêt cardiaque. Publié à Leningrad dans la revue Zvesda en 1931, Voyage en Arménie, on l’a compris, n’est pas à proprement parler un récit de voyage, de ceux que les gens de lettres produisent souvent pour édifier puis visiter leur propre monument. Superbement traduit, accompagné dans cette édition par un ensemble de poèmes écrits à son retour, Voyage en Arménie n’a rien à voir avec ce genre de choses. Il est la restitution énergique, bouleversante plus d’une fois, de ce que produit en nous, si nous savons l’épier, le « bruit du temps ».

Ossip Mandelstam, Arménie, Voyage en Arménie & Poèmes, traduction et postface de Christian Mouze, avant-propos d’Olivier Gallon, Éditions La Barque, 2016, 112 p., 20 €