Philippe Vilain : « La littérature a troqué son idéal littéraire contre un idéal marchand » (Le grand entretien)

Paru ce printemps aux éditions Grasset, La Littérature sans idéal, nouvel et stimulant essai du romancier Philippe Vilain, s’impose déjà comme un ardent foyer de polémiques tant, par ses vives réflexions, il vient à questionner le cœur nu de la littérature contemporaine. Relecture intransigeante du paysage actuel égaré entre mercantilisme et impossible aveu de sa puissance à faire style, l’analyse de Vilain, portée par une prose à l’exigence moraliste qui a fait la vertu neuve de ses récits, ne manque pas de susciter des débats féconds sur lesquels Diacritik a voulu revenir avec lui le temps d’un grand entretien.

Sans titre1Dans La Littérature sans idéal, ta stimulante réflexion s’ouvre sans attendre sur une saisie hautement polémique de la littérature contemporaine qui se caractériserait de manière constitutive et fondatrice par un désenchantement sans retour.
Avec force, tu avances ainsi l’idée selon laquelle « le désenchantement de la littérature est de nourrir une croyance vide à son propos. »
En quoi, selon toi, la littérature contemporaine souffre-t-elle d’un manque de lucidité à son égard ? Ce manque de lucidité te paraît-il plus criant s’agissant du contemporain qu’à toute autre époque ? Pourquoi en viens-tu à parler d’imposture à son propos ?

Philippe Vilain : La littérature contemporaine manque de lucidité en ce qu’elle refuse de nourrir une conscience critique à son sujet et n’assume pas – en discours – d’être un produit de consommation, comme, par exemple, de reconnaître qu’elle a troqué son idéal littéraire contre un idéal marchand et qu’elle se formate aux lois du marché en standardisant ses genres selon des sujets formatés comme en paupérisant les formes narratives de son écrire. D’évidence, il y a une obéissance, pour ne pas dire une soumission, peut-être une forme de compromission nécessaire, obligée, contrainte de la littérature au marché, parce que la littérature qui n’épouserait pas ces standards et ces formats se donnerait moins de chance de se vendre, et donc de perdurer.

Le problème n’est pas tant que la littérature soit devenue essentiellement et principalement marchande, tel un simple divertissement culturel, mais que celle-ci ne veuille pas le reconnaître. La littérature préfère ne pas regarder l’infidélité qu’elle fait au littéraire, en continuant d’entretenir un double-discours mensonger à son propos. Le mensonge de la littérature est d’adopter une vision pan-littéraire bien-pensante qui refuse le classement et l’évaluation de sa production : ainsi, tout serait littérature et tous les auteurs d’un roman seraient écrivains.

Un magnifique exemple de manque de lucidité, d’illusionnement ou de déni volontaire, je ne sais, pourrait être le réquisitoire, à la fois brillant et d’une insigne malhonnêteté intellectuelle, de François Bégaudeau, dans le magazine Transfuge du mois d’avril, à l’encontre de mon essai, qui me concède volontiers le constat de la disparation du style – que la littérature cesse d’être un art purement littéraire (« Difficile de contredire Vilain sur ce point. ») – mais sans rechercher les causes et les raisons de cette disparition, en occultant les hypothèses que la marchandisation de la littérature ait pu faire disparaître le style et que l’hyper-démocratisation – je ne dis pas la démocratie –, sacre de l’amateur et du non-professionnel, en soit une cause relative ; par ce déni, François Bégaudeau préfère ne pas se salir les mains dans le cambouis de l’évidence, de peur, sans doute, d’avoir à développer cette explosive idée qui risquerait de compromettre, ou de condamner une carrière médiatique : qu’une littérature sans style ni intention poétique n’exprime aucune autre vision du monde que son aliénation à ce monde.

Dénier la réalité, occulter les faits, escamoter les évidences, idéologiser et diaboliser les constats comme le fait François Bégaudeau à mon propos – en me qualifiant tout de même, ce n’est pas rien, d’« anti-démocrate » au motif que je questionne l’hyper-démocratisation et que j’en montre certaines limites : ce sont les procédés d’évitement prévisibles, stratégiques, politiques, par lesquels le diktat populiste discourt : pour avoir raison et ne pas déplaire, non pour rechercher la vérité. Cette attitude, politique de l’autruche, participe d’un manque de lucidité flagrant : on ne veut pas voir ! Il est tellement facile, tentant aussi, de penser correctement, de se faire aimer en se drapant d’intentions vertueuses, de se résigner et de refuser tout discours de résistance, de déclarer son amour à la littérature, sans manifester cet amour par de l’exigence, en vulgarisant la littérature comme en la standardisant aux goûts du consommateur moyen. Le mépris du peuple vient toujours des populistes qui prétendent le servir mais qui le rabaissent sournoisement en lui versant sa pâtée préférée, pâtée que les populistes pensent être bonne pour lui, en s’adaptant à ses désirs, non en cherchant à le rehausser, à l’orienter vers le littérairement exigeant. La littérature doit, à mes yeux, être un acte de résistance, sans quoi, si elle se résigne à être un divertissement culturel, elle cesse de tenir son rôle, d’occuper sa fonction. Pour moi qui viens justement du bon peuple, particulièrement d’un milieu ouvrier, il va de soi que je ne serais jamais devenu écrivain si je m’étais contenté de lire la littérature commerciale, et si je ne m’étais pas nourri d’une littérature exigeante.

Sans titre2Dans cet essai, mon intention était de questionner cette littérature à partir de constats irréfutables. Évidemment, les constats que je fais ne sont pas nouveaux, et la tendance commerciale de la littérature contemporaine n’est pas « épocale », tout juste demeure-t-elle le symptôme de cette crise de la culture analysée par Hannah Arendt. C’est ce même état de crise que je décèle dans La Littérature sans idéal, mais que certaines instances ne veulent pas reconnaître et affronter directement. On peut à bon droit dire que les époques antérieures sont aussi commerciales que la nôtre, sauf qu’aux époques antérieures, le critère absolu du style était reconnu, et discuté au moins jusqu’aux années 70-80, il en était encore, surtout, un enjeu questionnant et théorique. Ce n’est plus du tout le cas.

D’ailleurs, la question n’est pas de savoir si le constat est nouveau, mais si le constat est encore juste. Et, j’ai la faiblesse de penser qu’il l’est. Ce n’est pas là une opinion, et je préférerais dresser un autre constat. Je pense aussi que s’il ne l’était pas, l’essai ne susciterait pas autant de débats, de controverses. Ce constat, que la littérature n’a pas de style, qu’elle a perdu toute croyance en idéal poétique supérieur, touche le nerf de la guerre littéraire. L’imposture réside ainsi dans le fait que la littérature ne s’assume pas comme un produit de consommation et qu’elle voudrait se faire passer – sans s’écrire – pour plus littéraire qu’elle ne l’est, parce que le littéraire continue de jouir symboliquement d’un beau statut.

Parmi les explications que tu avances sur la puissance actuelle de la littérature à s’illusionner sur elle-même, tu offres l’idée selon laquelle la littérature se serait coupée de son destin à écrire. Tu avances notamment le terme de désécriture pour venir caractériser une écriture qui aurait perdu l’écriture même, sa puissance à pouvoir écrire. Le désenchantement de la littérature pourrait ainsi s’appréhender comme ce qui, au sens premier du terme, déchante. En quoi, pour toi, la littérature aurait perdu sa voix ? Pourquoi en viens-tu à en affirmer que la littérature a été « castrée » ? Le style, dont tu produis la défense et l’illustration, est-il l’absolu que la littérature se doit d’atteindre ? Sommes-nous parvenus selon toi au contraire de ce que souhaitait Barthes à savoir un véritable degré zéro de l’écriture où l’écriture n’existerait plus ?

Le désenchantement de la littérature vient, en effet, du fait qu’elle déchante et ne s’écrive plus, ou qu’elle s’écrive a minima, selon des standards narratifs et une prose d’expression. La littérature a perdu sa voix à force de se conformer aux attentes du consommateur moyen et parce qu’elle possède moins en elle la stricte nécessité d’écrire que le vulgaire besoin de parler, de s’exprimer, de bavarder. C’est une voix interchangeable, vulgarisée, impossible à identifier, qui entretient le flux des discours à destination de la masse, sans intention ni ambition esthétique, qui confine au degré zéro de l’écriture souhaitée par Barthes, en effet. Sauf que ce souhait procédait précisément d’une intention poétique comme d’une époque visant à briser les codes d’une littérature plus académique, et que, l’écriture contemporaine n’a pas, elle, l’intention de produire ce degré zéro : elle le produit malgré elle, à l’insu de son plein gré si j’ose dire. D’ailleurs, cette littérature se vante même d’écrire, elle revendique sa prétention, elle est certaine de posséder une identité et un style caractéristique : quel écrivain oserait prétendre le contraire ? Son degré zéro ne procède d’aucun souhait, d’aucune intention. Écrire contre la littérature, ainsi que Barthes le souhaitait, s’avère bien différent que d’écrire pour la littérature comme cette littérature en a la prétention ; et il y a infiniment plus d’amour de la littérature dans la revendication de Barthes que dans la prétention de notre époque.

Oui, le style me semble être l’absolu que la littérature doit atteindre, l’épanouissement technique de l’être écrivain. C’est d’ailleurs, je crois, ce qui flatte le plus les écrivains, le fait qu’on leur dise qu’ils ont un « style » ; c’est aussi ce qui les insulte le plus, qu’on leur reproche de ne pas en avoir. Je ne dis pas qu’il faille souhaiter l’idéal flaubertien d’un écrire sur rien, – excessif, même si, cela me semble l’apothéose –, mais le style doit être l’exigence de tout écrivain, sinon à quoi bon écrire ? Pour ajouter son assiette sur la pile ?

Un critique m’a reproché de trop attendre trop de la littérature, d’avoir trop d’exigences envers elle, mais je ne conçois pas de ne pas en avoir – son reproche pourrait illustrer mon essai tout entier, le sens même de ce qu’est une littérature sans idéal : lorsque l’on manque d’idéal, on n’a pas d’exigence, tout est bien. Comme tous les footballeurs en herbe veulent être un jour Ronaldo ou Messi, comme ceux de mon âge se rêvait en Platini, sans doute faut-il avoir voulu un jour être Proust ou Céline, ou un autre, peu importe, quand on écrit, sans doute faut-il se frotter à un modèle d’excellence, apprendre, s’éduquer à travers ce qui se fait de mieux, pour y renoncer plus tard. Sans doute faut-il avoir, en effet, quelques dieux à admirer pour éviter de s’admirer soi-même et de se suffire. La littérature contemporaine n’a pas l’humilité d’apprendre de modèles, elle a la prétention de naître de rien, ex nihilo, quand elle ne fait, sans le savoir, que recycler des recettes éculées : le docufiction et la biofiction sont des genres hérités ; elle croit faire du neuf sans savoir qu’elle fait du vieux. L’écrivain contemporain ne semble avoir que l’ambition d’incarner son temps, quand l’écrivain, qui se construit sur des modèles, tente, vainement peut-être, d’incarner son histoire.

C’est cela, à mes yeux, un idéal d’écriture. On ne peut pas être moderne sans connaître son histoire, on se résigne simplement à être à la mode, c’est-à-dire, à être très vite dépassé. Écrire, ce n’est pas seulement raconter une petite histoire, organiser des idées et composer autour d’un thème et de ses motifs de façon rédactionnelle ou journalistique – cette première phase de l’écriture, tout le monde est à peu près capable de la concevoir et de la réaliser –, écrire, c’est aussi forger sa narration et sa vision du monde, faire émerger des voix à travers un style : c’est d’ailleurs ce qui demande le plus de travail et de temps, une durée d’immersion conséquente. Dois-je préciser que par « style », je n’entends ni le « beau style » ni le « bien écrire », mais « l’écrire juste, accordé à son être », la synthèse entre l’être de l’écrivain et sa maîtrise technique de l’écriture. Un style ne pouvant sans doute se trouver qu’à la condition d’une certaine maîtrise de son art, il manifeste derrière toute narration, toute voix de narrateur, la « présence créatrice » de l’écrivain.

Dans La Littérature sans idéal, un double mouvement paraît présider à ta réflexion : le premier qui dressant état actuel d’un désenchantement de la littérature en cherche les causes, et un second, historique, qui revient sur ce que la littérature n’est précisément plus. À rebours de Sartre et comme sa réponse différée, la grande question qui parait déchirer intimement La Littérature sans idéal ne semble plus être « Qu’est-ce que la littérature ? » mais bien plutôt, plus terrible, « Qu’est-ce que n’est plus la littérature ? » sinon, plus tragique encore, « Pourquoi la littérature n’est plus ? ». Serais-tu d’accord avec cette affirmation que la littérature n’est plus ? Plus largement, s’agit-il pour toi d’une mort de la littérature ou du prolongement de l’adieu à la littérature dont William Marx faisait état dans l’un de ses essais ? Sommes-nous au cœur d’une crise comme rarement ?

Ton questionnement, à rebours, de la littérature me semble très judicieux. Je souscrirais volontiers à la dernière de tes questions : « Pourquoi la littérature n’est plus ? », si je n’avais pas la conviction que celle-ci existe toujours et continue d’être.

Finalement, on s’éloigne peut-être d’une réponse satisfaisante lorsque l’on pose la question à partir de l’époque qui la concerne, en appuyant sa réflexion sur les bases de la notion de « temps », voire d’une nostalgie particulière : la réponse ne concerne peut-être pas tant l’époque dans laquelle la littérature s’inscrit que le système marchand qui la gouverne, à laquelle elle s’inféode et s’aliène ; aussi, n’est-ce sans doute pas tant le fait que la littérature ne soit plus et qu’il faille acter son décès, que le fait que la littérature d’essence littéraire ne soit pas mise en valeur par le système – système qui ne défend pas le littéraire et ne fait plus du littéraire une valeur, un absolu ; système qui repose moins sur une convention littéraire que sur une convention marchande.

Non, la littérature littéraire n’est pas morte, elle a été, elle est encore, elle sera : il y aura toujours des résistants. Le problème est que les territoires et ses périmètres d’action de cette littérature se réduisent chaque jour dans un tel système marchand. (Évoquant ce que j’appelle pour simplifier la « littérature littéraire », bien entendu, je n’ignore pas qu’il faudrait, pour reconfigurer l’espace de la littérarité, préciser, décrire et nuancer la classification que 41cmr8B2y2L._SX301_BO1,204,203,200_j’établis ici grossièrement, sur les bases posées par Gérard Genette dans Fiction et diction à propos des régimes de littérarité : le régime constitutif se voit « garanti par un complexe d’intentions, de conventions génériques de traditions culturelles de toutes sortes », tandis que le régime conditionnel, lui, « relève d’une appréciation esthétique subjective et toujours révocable ». Et peut-être faudrait-il inventer le concept de « littérarité marchande » pour désigner la littérature contemporaine). Mais il est certain que la crise littéraire que traverse la littérature contemporaine est symptomatique d’une crise plus générale de la culture, vérifiable dans les autres arts. Plus qu’un adieu à la littérature, je préfère parler d’un éloignement de la littérature littéraire.

Aux nombreuses raisons qui viennent proclamer la littérature comme force hantée de désenchantement, il en est une qui retient largement ton attention et qui concerne la puissance mercantile sinon purement commerciale qui s’est emparée de l’écriture. Comment se manifeste-t-elle selon toi actuellement ? Est-ce que la littérature engagée n’a pas cédé la place à une littérature intéressée ? Ne peut-on pas dire que là encore un double mouvement contradictoire préside à la destinée de la littérature contemporaine selon lequel la démonétisation de l’écriture contribue à un refuge de certains dans une valeur commerciale accordée au mercantilisme sans frein du livre ?

Cette puissance mercantile se manifeste de façon très visible dans le fonctionnement du système littéraire par une certaine soumission de l’écrivain aux lois du marché, la déchéance de la vocation d’écrivain au profit d’un sacre de l’amateur, l’affaiblissement de la croyance en la littérature, la best-sellérisation, la spectacularisation de « l’écrivain pour tous », la peopolisation, la déspécialisation de la pratique, le formatage marchand, le calibrage et la standardisation des textes rédigés pour le lectorat de masse, la simplification et la paupérisation de la technique narratives et des régimes narratifs (le mode « singulatif » détrône le plus exigeant mode « itératif » ; le dialogue envahit l’espace narratif au détriment du réflexif), l’évacuation de la notion de « style ». Je pense, en effet, que la littérature engagée a cédé la place à une littérature intéressée à son profit immédiat, une littérature, politiquement désengagée – puisqu’elle ne cherche plus à affirmer par son style une vision du monde et qu’elle réduit sa pratique à un travail minimal de composition et d’organisation thématique – qui pragmatise les enjeux mercantiles de son temps. La perversité du système veut que la valeur littéraire repose, désormais, non plus sur une convention littéraire mais sur une convention marchande : ce qui vend vaut.

Une large part de ta réflexion s’attache également à interroger sinon remettre violemment en cause ce que tu nommes les biofictions, à savoir les œuvres qui, prenant une personnalité, cherchent à en retracer l’histoire. Il semble ici que, plus profondément, se dessine une vision morale de l’époque à partir de cette fascination pour la vedette que tu n’hésites pas à qualifier d’« idole vide », convoquant également cette réflexion de Tocqueville selon laquelle cet ensemble procède d’un « abaissement des âmes ». Au-delà de l’évident opportunisme mercantile et médiatique que la biofiction représente, crois-tu que la biofiction encore désignée comme exofiction et définie comme le roman des vedettes traduit un temps des idoles plus que des maîtres ? Plus largement, la littérature contemporaine est-elle, à tout prendre, le veau d’or de notre temps ? Toute littérature procède-t-elle selon toi d’une morale de son propre temps ?

La systématisation de cette fascination collective, et récente, pour les people, les vedettes, les idoles vides, interroge la question du sacré dans la culture et reconfigure, selon les goûts futiles de l’époque, les nouveaux visages d’une idolâtrie absurde. Cela témoigne encore du nécessaire besoin de croire, d’admirer, dans un monde déserté par Dieu – je précise que je dis cela en étant moi-même athée. Le problème est que, si l’admiration, gage d’humilité, est vertueuse, cette admiration ne se porte pas forcément sur des objets moralement, intellectuellement, artistiquement admirables, particulièrement sur des modèles d’excellence qui incarneraient à leur manière une forme de perfection susceptible de suppléer l’absence divine.

bm_17709_996018C’est la fable ironique et cynique que raconte le formidable roman de Serge Joncour, L’idole, ce Georges Frangin qui ne porte aucune vision du monde et incarne une image et des valeurs insignifiantes de la société. Par delà cette fable, on peut lire cette idolâtrie du commun de manière positive, comme un message d’espoir : dans un monde sans valeurs, tout le monde semble pouvoir, et vouloir, admirer tout le monde, puisque, effectivement, quand on y réfléchit bien, tout le monde possède une qualité ou un atout particulièrement admirable. Tout le monde a ainsi la possibilité d’être le dieu de tout le monde dès lors que les nouvelles idoles s’inscrivent dans une reconnaissance de proximité.

Mais on peut lire aussi cette fable comme une critique de l’aliénation de l’homme à une certaine médiocrité, un manque d’envergure et d’épaisseur, une forme de suffisance narcissique : il aime lui-même ce qu’il est, non ce qu’il ne pourra jamais être : il prend pour modèle son double spéculaire, non un modèle d’excellence, éloigné de lui, dont il pourrait s’inspirer pour s’élever. Il n’y a pas en lui d’amour de l’altérité, mais il y a du cynisme dans le portrait de ce Georges Frangin qui, en creux, dit l’impossibilité de croire à des valeurs plus grandes que l’homme, à des idéaux qui le dépassent. La littérature ne procède pas autrement, elle ne veut pas admirer ni s’inspirer de modèles – à la différence du cinéma ou des arts plastiques- comme pour ne pas se placer en situation de comparaison et s’évaluer. Ses modèles réfèrent au présent, à l’actualité, par manque de curiosité, méconnaissance de son histoire, incroyance et désintérêt pour la littérature. La morale de la littérature est donc assez cynique.

Je voudrais à présent t’adresser une question qui repose sur le cœur nu de ton essai, à savoir la définition que tu offres du style. Il me semble qu’il s’agit d’une définition qui excède la littérature elle-même comme si le style, à partir du moment où il surgit depuis une voix, a pour charge d’ébranler le monde et d’en rénover la saisie la plus large.
Serais-tu, au-delà de tout critère stylistique, pour défendre une conception du style où le style ne se donne pas uniquement comme une puissance discursive mais aussi bien et surtout comme une puissance ontologique ? Être pour le style, est-ce être, selon toi, se déclarer pour une littérature qui puisse faire habiter le monde comme jamais ? Doit-on parler, comme Agamben, le fait d’une ontologie du style ?

Oui, et je crois avoir répondu en partie, plus haut, à cette question, du style conçu comme puissance ontologique, en disant que le style était la synthèse entre l’expression de l’être et de la maîtrise technique. Être pour le style, ce n’est pas faire du style, c’est être un style, c’est non seulement faire habiter le monde en soi mais c’est incarner une vision du monde, une culture et des valeurs. L’être des écrivains, c’est leur style, c’est ce à quoi les réduit notre mémoire, au-delà des histoires et des discours, quand nous pensons à Proust, à Céline ou à Duras, par exemple. Une littérature sans style doit exprimer quelque chose du non-être, voire du conditionnement et de l’aliénation de l’être au système : une littérature qui exprime sa vision du monde de manière restreinte, par la composition et l’agencement des formes narratives, non par l’écrire-même, une littérature qui ne se singularise pas par sa voix s’affirme quelque part comme une littérature aliénée et contre-créative.

Dans un geste plus large, ton essai offre l’écriture et le roman à une saisie selon laquelle leurs définitions actuelles doivent être refondées, notamment s’agissant de la place que le discours y occupe. Quand tu évoques le rôle joué par Céline et ses héritiers, il semble que tu t’attaques au rôle que tout discours joue contre le récit, toute parole contre toute histoire. Pour toi, le récit doit-il se débarrasser de toute hantise discursive ou de tout discours sur le monde ? Tout discours est-il toujours la promesse d’une parodie de langue orale et a pour corollaire une parodie de discours sociologique ? Quelle serait ainsi ta définition du roman ?

Je ne dis pas que le récit doit se débarrasser de toute hantise discursive, encore moins de tout discours sur le monde, je crois que le récit ne va pas sans le discours et que le discours ne va pas sans le récit, que l’idéal littéraire est de concilier les deux ; je dis seulement que le discours sur le monde ne peut se passer d’une intention poétique sous peine de se réduire à un discours sociologique ou journalistique, à un « universel reportage » qui l’éloigne de la littérature : à quoi bon acheter un roman si c’est pour lire le même texte sur tel événement, ou tel fait divers, que l’on pourrait trouver dans n’importe quelle magazine. Il est vrai que l’écart entre le discours de reportage et le discours purement littéraire est faible. En portraiturant les notoriétés comme en investiguant le fait-divers dans une langue proche de l’expression, la littérature se réduit à une forme du journalisme littéraire.

En évoquant l’ère égoïste plutôt que l’ère égotiste dans laquelle l’écriture paraît être entrée, parlant notamment de « la selfication des esprits », tu en viens à citer une formule de Philippe Sollers qu’il avait eue lors de l’un de vos échanges selon laquelle « Tout le monde est écrivain sauf moi ». Crois-tu qu’en effet nous sommes entrés dans une ère où toute écriture prévaut contre toute lecture possible ? Quels en sont selon toi les effets ? N’inverse-t-on pas l’ordre de la venue à l’écriture qui, comme le suggérait déjà un titre de Gracq, s’élabore en lisant en écrivant ?

Oui, on peut comprendre Sollers quand il cherche à s’exclure de la masse des écrivains, puisque si tout le monde l’est, écrivain, alors plus personne ne l’est. Sa formule exprime en secret le besoin d’une classification des écrivains ; dans cette attente, ou cet espoir, il préfère s’exclure du jeu en misant que la postérité lui rendra justice. L’hyper-démocratisation, ou si l’on veut la démocratisation à outrance opère un net et irréfutable mouvement de déligitimation des différentes instances du champ littéraire : de l’écrivain spécialiste qui est supplanté par l’écrivain amateur et ce que les sociologues nomment le « sacre de l’amateur » ; du lecteur qui devient un consommateur ; du critique professionnel qui devient critique amateur de blog.

Capture d’écran 2016-05-07 à 17.19.22On ne peut qu’observer ce nivellement où chacun dézone, comme on dit dans le sport, où chacun veut excéder sa fonction en s’attribuant des compétences qu’il n’a pas toujours. Tout le monde veut écrire, mais personne ne veut plus lire de la littérature exigeante : il est notable que les ateliers d’écriture fleurissent, non les ateliers de lecture. L’écriture précède la lecture, mais la réciproque est moins vraie, en effet, l’on ne peut plus dire comme Gracq En lisant en écrivant, mais En écrivant en lisant. La lecture n’est plus inductive. Il n’est plus guère besoin pour écrire de posséder en soi un monde de littérature, il suffit de savoir s’exprimer, d’organiser des idées et de se trouver un bon sujet, sensationnel de préférence. C’est un constat que je décèle, ce n’est pas une opinion. S’il est bon que le plus grand nombre puisse accéder à l’écriture, il est faux de dire, ou démagogue de penser que tous ceux qui écrivent sont des écrivains. La remarque vaut pour la critique, il ne suffit pas de donner son avis pour savoir critiquer un roman : critiquer requiert une certaine compétence. Mais il y a, bien entendu, une grande hypocrisie sur le sujet, personne ne souhaitant s’exclure du grand jeu.

La question de la valeur de la littérature ressemble à un sketch des Inconnus qui s’interroge sur ce qu’est « un bon chasseur », si on l’interrogeait sur ce qu’est un « bon écrivain », la littérature répondrait : un « bon écrivain », c’est celui qui écrit et qui publie un livre, alors qu’un « mauvais écrivain », c’est celui qui écrit et qui publie un livre.

Je suis toujours surpris que l’on s’offusque des évidences. Il faut être sacrément populiste pour oser dire tout le monde peut s’improviser écrivain ou artiste du jour au lendemain. On ne peut pas s’improviser écrivain, c’est une « fonction » – comme toute fonction au reste – qui s’acquiert dans le temps, à force de pratiquer intensément la lecture et l’écriture. On n’est pas « médecin » parce que l’on parvient parfois, en allant sur internet, à guérir un mal bénin ; on ne devient pas non plus footballeur professionnel – et je sais de quoi je parle, puisque je n’ai pas réussi à le devenir ! – au prétexte de savoir bien manier le ballon et d’avoir une bonne technique : on peut jouer à un niveau amateur raisonnable, mais nos compétences se trouveraient limitées s’il s’agissait d’appliquer son jeu à un niveau supérieur, contre des professionnels.

Ce qui sépare le monde amateur du monde professionnel, n’est pas forcément, et toujours, un déficit de talent, au reste, mais un déficit de travail et de discipline, ce sacrifice supplémentaire – ce « faire mal » – qui, précisément, bonifie le talent. Le football amateur est magnifique, il a été mon lot pendant près de vingt années, mais un match de football amateur est moins intense dans l’effort, il est moins techniquement et tactiquement virtuose qu’un match de football professionnel, où l’exécution des gestes est beaucoup plus rapide. Cette logique s’applique à tous les domaines. C’est la même chose pour l’écriture, donc, moins on consacre de temps à la pratique de son art, moins on le maitrise, moins on acquiert d’automatismes d’écriture, moins on est performant, moins on forge son style, moins on construit un univers en soi. C’est aussi simple que cela. On a le sentiment, actuellement, qu’il est insultant de se dire « amateur », or il y a une noblesse de l’amateur quand il tend à perfectionner sa passion. Narcissisme épocal sans doute, personne ne veut plus être considéré comme un amateur, tout le monde veut être un professionnel, une idole et un modèle pour les autres, mais sans forcément se donner les moyens de l’être, surtout, sans trop sacrifier de soi.Sans titre8

Au cœur de ton essai, tu offres à la lecture un concept neuf et une nouvelle dénomination de la période que nous vivons, celui de post-réalisme. Pourrais-tu revenir sur sa définition et nous dire combien il apparaît peut-être comme l’autre nom du désenchantement ? Il m’a semblé que cette notion de post-réalisme ouvrait aussi plus profondément à ton rapport à la modernité : te définirais-tu non pas comme un anti-moderne mais comme un contre-moderne, c’est-à-dire un écrivain qui, au cœur de la modernité, défend un certain classicisme ? Est-ce que le défi aujourd’hui, à lire notamment tes romans comme La Dernière année ou aussi bien La Femme infidèle, ne consiste pas être un classique au milieu des modernes ? N’est-ce pas là le lieu le plus ardent de ton combat ?

En effet, j’ai essayé de forger le concept de « post-réalisme », mais il ne s’agit là que d’une ébauche, que j’aimerais développer. Le post-réalisme représente un nouveau moment littéraire, celui du tournant du siècle. La littérature post-réaliste met en question la vision réaliste du XIXè siècle, où il s’agissait de refléter le réel, et la vision surréaliste au XXè où il s’agissait, pour le dire de façon schématique, de sublimer ce réel ; il s’agit pour le post-réalisme de réinventer le réel en son cœur, en subjectivant et en romançant un événement particulier ou un fait divers, appréhendé dans son immédiateté, presque en live ; c’est le moi qui se repositionne au cœur de l’événement pour le romancer. En témoignent les fictions du réel qui composent le post-réalisme : l’autofiction comme mythologie personnelle, la biofiction ou le sacre des triomphants, le docufiction ou le journalisme littéraire.

Je ne suis ni antimoderne, ni « à l’arrière-garde de l’avant-garde » comme disait Barthes à son propos, et je ne pense pas que la littérature était mieux avant (la preuve est que je suis d’ailleurs l’auteur de la première thèse en littérature consacrée à Annie Ernaux, à une époque où il n’était pas considéré d’étudier la littérature contemporaine, car l’université privilégiait les « auteurs morts » ; la preuve est que la littérature contemporaine reste mon domaine de recherche privilégié), mais un « contre-moderne », oui, sans doute, la formule ne me déplait pas.

Le fait que l’on me définisse, et que j’en vienne à me définir moi-même, comme un classique contemporain – un néo-classique, si l’on veut – , peut paraître paradoxal là encore, dans la mesure où la modernité de cette position consiste, précisément, à résister à la modernité, non en s’inscrivant stérilement dans un courant de tradition mais en s’y inscrivant à la fois pour contester la littérature mainstream bien-pensante, politiquement correcte et pour renouveler l’esthétique classique – façon Jean Genet – en faisant de celle-ci, si cela se peut, une tradition du nouveau, en rupture avec le temporel. C’est un acte de résistance politique, à mes yeux, à la littérature commerciale.

Ma formation universitaire doit forcément influencer l’exercice de ma pratique d’écriture, le fait que j’éprouve la nécessité de dialoguer avec la littérature, non seulement en réactualisant l’esthétique classique, mais en faisant de l’écriture un espace intertextuel, une bibliothèque ouverte à la culture littéraire (mes romans mentionnent Benjamin Constant, Marcel Proust, Cesare Pavese, Gustave Flaubert, Léon Tolstoï, Marguerite Duras, etc.), une surface de réflexion (à la limite, on pourrait lire Faux père comme une variante de l’Adolphe de Constant ; Pas son genre comme une variante de La Prisonnière de Proust ; La femme infidèle comme un détournement d’une certaine littérature d’adultère : le roman traite de façon originale un sujet cliché de ce genre de littérature en ne l’écrivant plus depuis l’amant – Anna Karenine de Tolstoï, Madame Bovary de Flaubert, L’Amant de Lady Chatterley de Lawrence – mais depuis l’homme trompé).
Il me semble, de fait, qu’en questionnant ainsi la littérature, en réinvestissant son territoire, et en réactualisant, malgré moi, la querelle des Anciens contre les Modernes, mettre en scène ma propre contemporanéité.

Ma dernière question voudrait en manière de prolongement de la précédente t’interroger sur la vocation poétique du roman. À de nombreuses reprises, tu convoques la notion de poème pour expliquer la perte d’horizon de la littérature contemporaine : crois-tu que le destin de l’écriture soit celle du poème et, si oui, quelle définition en donnerais-tu ? Est-ce l’idéal suprême si j’ose dire ? Serais-tu finalement, plus que post-réaliste ou dans le sillage même de cette notion, un nouveau romantique ?

Le roman n’a plus de vocation poétique dès lors qu’il ne fait plus de la langue son enjeu, dès lors qu’il ne fait plus du style son absolu, son immanence et son idéal. Que dire, donc, de son destin sinon que le roman se condamne à la forme poétique la plus restreinte, sans doute la plus méprisable, qui est le poème marchand, par excellence, adapté au consommateur, fabriqué et normé pour lui ? Nouveau romantique, oui, peut-être, en un sens, il est vrai que je ne veux pas renoncer à mes rêves et à mon idéal.

Philippe Vilain, La Littérature sans idéal, Grasset, 2016, 162 p., 16 € (10 € 99 en version numérique)