La mort dont le prince est un enfant : Prince, juste avant la fin du monde (Controversy & 1999)

Prince, Dirty Mind

Depuis 1980, Prince n’a cessé de s’inventer depuis sa mort, depuis ce qu’il a pressenti être son irrémédiable disparition à chacun, depuis ce moment où, sans que l’on sache quand, dans une scène primitive, noire et dérobée, il aura su sans doute voir combien sa musique devait procéder avec méthode d’une Apocalypse d’outre mesure et d’outre temps. Car Prince, en 1982, dans les premiers jours de janvier solidaires et ceints de cette neige qui viendra encore, dans des décennies de là ceindre sa crémation dans un jour inconnu de lui, dans ces jours solitaires de janvier 1982, n’est plus l’homme qui, à l’orée de 1980, quelques mois avant Dirty Mind, est hanté des esprits et voulait réécrire la musique. Toujours, il sait qu’il arrive irrémédiablement après la musique mais qu’il s’agit d’en proposer la formule du Reste, de ce qui, après la destruction, demeure de ce qui a été détruit, demeure de ce qui a été fait, de toutes les musiques déjà jouées, des musiques déjà éprouvées sinon épuisées. En 1982, Prince ne sait sans doute pas encore qu’il va achever une trilogie électronique, ouverte par Dirty Mind et poursuivi avec détermination en 1981 par Controversy, un album qui reprend et décline le précédent mais pour en pousser les volumes et en déclarer la puissance politique sans trêve.

Septembre 1981, quelques jours avant la sortie mondiale de Controversy s’ouvre pour Prince sur un désastre dont il sera le fils solaire absolu. La notoriété commence à le guetter, lui qui saura plus tard se retrancher de tout derrière les murs aveugles de Paisley Park, toujours dans ce désir blanchotien qu’il ne connaît pas et dont il pourra bientôt choyer le désir sans le nom. Prince monte sur scène en première partie du concert des Rolling Stones à l’invitation de Mick Jagger qui sait voir dans le jeune homme en trench et porte-jarretelles le comme déjà rescapé de tous les désirs sociaux, de toutes les haines, lui qui se tient comme la zone de déjeu de tout paradigme au milieu de la scène devant le public des Stones comme un seul homme, fragile créature, puissance plastique, escortée de ce qui ne sera que quelques mois plus The Revolution, à savoir Dr Fink, Dez Dickerson, Lisa Coleman toujours sans Wendy, Bobby Z, et Brown Mark. L’anecdote est connue et elle déchire la conscience de Prince pour bientôt la rendre plus aiguë au moins pour un temps : les premiers accords retentissent, et c’est un désastre. Le public des Stones réserve un accueil de haine à cet homme qui, ne ressemblant à rien de connu, joue de sa guitare des accords qui eux-mêmes défendent une idée épuisée du rock, dénoncent la New Wave et propose un redépart qui, au lieu d’indifférer souverainement, soulèvent une immédiate exaspération. La haine est politique. Prince y est refusé dans une singularité flamboyante, dans ce règne d’or qu’il réclame de ses cris ardents. Il doit quitter la scène après quelques titres tant la haine y devient féroce, tant le refus est de toute violence, tant la controverse dont ne cessera de se nourrir sa musique y est d’emblée portée à un point d’incandescence rare.

1981, et Controversy, dans septembre sort qui, creusant le sillon de Dirty Mind, se donne comme la chambre d’écho de l’accueil du précédent album, comme sa réponse manifestée et dans l’énergie politique dont il est mu à chaque instant, se décline non pas tant comme un manifeste musical que comme un cri politique, où la politique se rassemble comme un cri autour de la musique et délaisse le chant pour dire ce que l’homme aux oripeaux sociaux réclame. Il faut écouter ainsi Controversy à la lettre, dire combien Prince en nie toute dimension confessionnelle non plus qu’autobiographique, et dresse la controverse, depuis toutes ses contradictions, comme sa zone d’identité, joue du déjeu comme zone d’identification, dresse la tenue de deux propositions contradictoires comme lieu même de soi. Le non-lieu sera son domaine. Suis-je hétéro ou gay ? Suis-je Noir ou Blanc ? Est-ce que je crois en Dieu ? Autant de questions qui ne trouvent pas de réponse sinon dans la controverse comme lieu herméneutique de toutes choses, laissées dans leur libre venue et le désir d’être une singularité quelconque. Prince invente toujours une littérature hors de toute lettre mais si ses premiers albums le font naître, c’est que, chacun, depuis leur intime mélodie, dessine un récit de soi, lisent de chacun le fil nu des existences et cheminent, hors de toute la rage de l’immanence, et construisent leur propre roman du désir d’utopie des hommes. Chaque album de Prince soupire devant la venue d’un 51e état, celui après lequel soupire Controversy qui, derrière sa batterie électronique aux mesures militaires, premier élan technoïde que 1999 saura magnifier parce que radicaliser, s’offre comme une grande et vaste prière électronique, une plainte qui désire voir du monde ce qu’il ne sait pas offrir. La radicalité de Prince est un cri, elle est ardemment politique, elle chemine vers Sexuality qui dit de Prince l’enrôlement politique pour trouver ce lieu nul en chacun, cette utopie à soi que sera la sexualité. La sexualité chez Prince est l’exercice le plus politique du corps : c’est le moment du « Second Coming », de la renaissance à soi pour trouver un espace libre, celui du corps virevoltant, de l’atome solaire qui en appelle à la révolution. Le reste de l’album dira les années Reagan et leur horreur, la batterie sur Ronnie, talk to Russia mimera la mitraillette, Let’s Work (d’abord intitulé Let’s Rock) veut installer et trouver à soi un espace nu, veut le trouver au cœur d’un monde empli de meurtres où tous les Christs sont renversés (Annie Christian, un des plus grands titres de Prince aux paroles drainées de chaos où il est, pour l’une des fois uniques, conteur de sa propre chanson) et les hommes prêts à exulter dans une jouissance de rage comme dans le terminal Jack U Off.

© Prince, Controversy

Mais Controversy s’est trompé. Prince a voulu y faire venir son royaume mais, de la politique, il a cherché l’espace alors que sa musique devra lui en offrir le temps. Si Prince, depuis Dirty Mind, se sait savoir écrire après la musique, ferrailler avec les boîtes à rythmes et les carcasses mortes de guitare en d’impossibles synthèses, il devra donner à sa musique la chance de son temps, celui de l’Après et du reste, le temps qui existe après la fin de tout et qui portera une date au fronton de sa discographie : 1999. Mais le titre sera le dernier enregistré de l’album comme si la continuité du destin se donnait chez Prince toujours à rebours des événements, dans un après-coup à visage de récit retrouvé. Le 7 août 1982, dans la même journée, Prince enregistrera d’un trait seul 1999 et l’épuisant rock synthétique de Little Red Corvette, cette voiture hors route, cette voiture de l’inapaisement. 1999 réclame un temps que Prince décidément ignore encore comme si le temps d’Apocalypse qu’il commence alors avec tremblement à entrevoir ne portait encore ni nom ni date. Pour l’heure, comme on le suppose mais on ne sait que peu, dans tous les témoignages divergent encore comme sa grande mort, il pose sa voix en ce jour de janvier 1982 toujours dans cette maison au bord du lac Riley, dans la cave de ce ranch aux allures improbables et décevantes qu’il louera jusqu’en 1985, et pendant encore les travaux de Paisley Park, dans ce chemin de Kiowa Trail au numéro 9041. Prince enregistre, en une nuit ou une journée, le titre qui va clore l’album, International Lover qui, loin de la vibrance électronique de ce qui sera très vite un double album, dispose tous les éléments d’énergie pop dont Purple Rain travaillera l’imagerie : Prince œuvrant par la suite à diffracter de la musique son image, ce pourquoi il aura pour allié le cinéma. Décidément, pour l’heure, Prince enregistre dans ce studio, toujours seul, produisant et jouant de tous les instruments, trouvant une ligne synthétique solitaire qui reprend le rêve sourd de cette internationale où l’homme se tiendrait par l’amour et le sexe dans le non-lieu dont rêve chacun. Mais la chanson ne peut ouvrir l’album, elle va le clore car, le sachant, il trouve ce que fera décidément Purple Rain, et entrevoit peut-être le temps dont il rêve secrètement. Il en voit la couleur : elle sera pourpre, elle sera violette, elle sera de la couleur du Désastre quand le soleil explose au ciel et laisse chacun dans la venue de l’Apocalypse et du temps qui reste.

Ce seront les premiers instants contés avec énergie au début de 1999, celui de ce rêve, remarquable comme signifie ce « purple » dont Prince va faire son étendard, celui de la pochette de 1999, de cette couleur de ciel face auquel Jill Jones et Lisa crient avec stupeur : l’Apocalypse sonne à la porte du monde, l’Après est loin mais Prince n’écrit pas encore Purple Rain. Dans des jours sans date de 1982, il invente et chante un titre noir, matrice nue et ignorée de son œuvre, le très novateur, rutilant, taraudé d’hypnotisme que constitue, fier et fiévreux, le lancinant Purple Music.

Purple Music, matrice noire de 1999

 

C’est l’hymne sourd et secret dont s’échappe tout l’album : pendant plus de 10 minutes, Prince y défie tout. Sa musique pourpre porte l’homme à ce point d’incandescence que la drogue ou le sexe eux-mêmes ignorent. Le rythme n’appartient à rien. La Linn Drum Machine qu’il sature de sa batterie électronique déferle à chaque instant. La ligne mélodique est minimaliste, bien plus décharnée que la litanie hors de toute religion de Controversy. Ce grand titre fantôme fait naître l’album à lui-même et ouvre alors en toute conscience l’album comme sa préface d’absolu, son manifeste sonore et politique : les guitares ont presque disparu, le jazz a disparu et la méthode est trouvée : l’électronique vivra son avenir, son moment post-Kraftwerk, son grand après où elle est retrouvée aux hommes et symétriquement, l’énergie qui affecte Prince ne sera jamais aussi punk tant l’expérience se fera radicale, les titres s’étendent, ils vont tous durer plus de 5 minutes et s’offrir dans l’expérience qui résiste au monde avant sa destruction, ou après ou tout du moins quand l’homme sait qu’il n’a plus que quelques heures à survivre, quand le monde s’enfonce déjà dans la prémonition de ce qu’il ne sera plus.

Le manifeste purple s’embrase du Sunset Sound jusqu’à cette maison perdue au bord du lac et la créativité ne se déploie pas comme toujours chez Prince mais s’enfonce, fore dans le volume de sa propre formule. Découpée dans le même rythme, il fait surgir l’ironique et lancinant tout aussi bien All The Critics Love U in New York qui sera l’avant-dernier titre de l’album, comme si la création de l’album se faisait comme à rebours, comme si le compte à rebours vers la fin et la destruction ultime guettaient et guidaient l’album dans son élaboration. Porté du même élan, Prince passe les mois de mars, avril et mai dans la continuité folle et tenue d’une machine à dessiner un rythme unique et effondré qui, futuriste, promet le manifeste du Désastre, ne sachant toujours pas dater sa musique, n’ayant toujours pas trouvé la date de son monde. L’Apocalypse est joyeuse, elle est décidément le nouveau règne d’un prince nu. D.M.S.R. clame, sur une boucle synthétique folle, combien la dance, la musique, le sexe et la romance doivent tramer tous ceux qui se perdent, comme Lisa crie, perdue, à la fin du titre. Let’s pretend we’re married emporte tout depuis son synthétiseur ivre de conquête et qui ne se déploie que dans l’enfoncement résolu de tous les volumes. Delirious trouve l’hymne rockabilly qui détruit toute velléité du rock à exister hors de l’élan électronique comme le constate également avec force AUTOMATIC qui fore avec ironie sur la puissance de ce qui n’est pas humain, invente ce funk mécanique, enturbanné de synthés qui semblent jouer seuls. Something in the Water poursuit encore un peu plus loin la formule en saturant la boîte à rythme et en instaurant un hypothétique combat entre l’homme et la machine, dont Free, pendant solaire de Sexuality, fixe encore la politique et sa libération comme lignes intimes de tout sujet, écho que se donnera Lady Cab Driver où, de manière surprenante, les instruments reprennent le pouvoir sur l’électronique comme un souffle possible qui, là encore, préfigure Purple Rain, son triomphe à habiter de nouveau les images pop.

Mais Prince n’a toujours pas écrit 1999. Le 7 août au matin, d’une traite, il enregistre ce titre qu’il prépare depuis quelques jours et que sera Little Red Corvette qui met l’œuvre dans son rétroviseur, joue du duel entre guitares et boites à rythmes encore. Le 7 août en fin de journée, quand le soleil paraît décliner, quand la nuit va prendre son règne et trouver juste avant la nuit la plus épaisse d’été le voile transparent du bleu qui se ne se dit pas, Prince pense peut-être à ce violet qui se perçoit doucement, retrouver le purple manifeste de Purple Music qu’il n’inclura finalement pas dans ce qui prend désormais les allures d’un double album. Lisa le dira sans doute plus tard, le rituel est le même : il se met aux claviers, il commence à tout programmer, il écrit très vite, il perçoit le pourpre comme couleur des ciels de désastre. Il chante comme il faut fuir. Tout doit aller très vite. Les boites à rythmes déferlent sans attendre. Tout le monde va croire que Prince parle de la guerre nucléaire, de la course reaganienne à l’armement. Mais Prince sait que rien de tout ceci n’est vrai. Il s’installe comme toujours face aux baffles. Il chante à même leur contact. Lisa entonne son cri. Jill Jones la suit, elle-même suivie de Dez. Prince ferme les yeux. Une date lui vient : c’est 1999, le sursaut du désastre, la couleur pourpre des morts qui vont défiler. Prince ne sait pas que la couleur de son succès sera le nom de cette pluie. Il ne connaît pas encore son carnet pourpre dont Dez rapporte l’existence l’année suivante un soir dans un bus après une conversation lors de la triomphale tournée de 1999. Le ciel est pourpre. Il se déchire. Prince chante. Il connaît sa première grande mort. Sa trilogie du désastre s’achève. Bientôt une pluie viendra clamer une nouvelle mort qui fera de lui l’enfant le plus célèbre un moment du monde. Sans le savoir, il triomphe et, dans le même geste, touche à cette Fin. Ce sera juste la fin du monde. Mais pour l’instant il chante encore, les yeux terriblement clos.

Retrouvez ici l’épisode 1 de cette série en hommage à Prince, « La mort dont le prince est un enfant : Prince avant Dirty Mind« 
et ici le second, « Prince dans la maison aux esprits » (Dirty Mind)