The Hope Six Demolition Project est un album mat. Par-delà le credo rock qui lui permit au début des années 1990 de signer parmi les chansons les plus marquantes de l’époque, de 50th Queenie à Meet Ze Monsta, PJ Harvey depuis White Chalk (2007) qui fissura les anciens murs de guitares post-punk pour ouvrir la voie à des mélodies moins âpres, est partie en quête d’une écriture de la note juste.
Mais avec le merveilleux Let England Shake (2011) et maintenant ce neuvième album studio, The Hope Six Demolition Project, c’est le monde qu’elle annote, l’évocation des conflits du Kosovo et de l’Afghanistan, ainsi que de la misère d’un quartier de Washington succédant à celle de la Première Guerre mondiale dans l’opus de 2011. Ici, chant et musique résonnent d’ailleurs en écho aux photographies de Seamus Murphy, avec qui elle avait publié en 2015 un recueil de poèmes, The Hollow of the Hand. Par ce geste artistique pluriel, PJ Harvey interroge crûment la place et le rôle des œuvres littéraires, musicales ou plastiques dans notre chaos contemporain.
Noyée dans une multitude de faits, qui ne cessent d’affluer par tous les médias possibles, l’époque tente d’en rétablir une intelligibilité en accentuant l’importante du faire, comme processus qui ancrerait l’événement constatable dans une généalogie potentiellement éclairante. C’est très précisément à cette intersection que se situe le nouvel album de PJ Harvey.
Inquiets ou curieux des protocoles et des coulisses, nous assistons volontiers à un mouvement général qui tend à extraire l’œuvre de son unité intimidante, pour en explorer les incarnations successives. Suivre sur le blog de l’écrivain l’avancement de ses travaux, participer à une rencontre avec lui en librairie, voire assister à l’une de ses performances sur la scène d’un festival, c’est considérer que l’espace d’intervention de l’écriture ne se limite pas au livre ni au rayon de notre bibliothèque. Ce positionnement actuel de la création lui offre assurément de nouveaux échos dans la société, sans relever pour autant du modèle daté du fameux « engagement ». Avec The Hope Six Demolition Project, PJ Harvey a souhaité redistribuer les cartes, proprement politiques, de son songwriting. Elle transforma l’enregistrement de l’album, début 2015, en quasi happening, conviant le public à venir assister, certes derrière une glace sans tain, à l’enregistrement de l’album au Somerset House à Londres, lors de sessions qu’elle intitula « Recording in Progress ».
Mais bien en amont de cet enregistrement supervisé par les fidèles Flood et John Parish, elle conçut un projet pluriel, dont le moment-clé fut la publication d’un recueil de poèmes et de photographies, co-signé avec son complice Seamus Murphy, artiste et photographe de guerre (spécialiste en particulier de l’Afghanistan), The Hollow of the Hand, fin 2015. Remaniés, les poèmes du recueil sont devenus les textes des chansons de l’album, invitant donc à une écoute et une lecture en stéréo des deux publications.
Chaos-phonie
« This World’s Crazy » hurlait déjà PJ dans le « Big Exit » qui ouvrait son album le plus tubesque à ce jour, Stories from the City, stories from the Sea (2000). Mais il s’agissait encore de se placer soi au centre du chant, comme d’ailleurs plein cadre de la photo en couverture de l’album (« Baby, baby/ Ain’t it true / I’m immortal/ When I’m with you »). Ce n’est que depuis Let England Shake que la dame n’apparaît plus ainsi en tête de gondole, comme pour signifier que le centre de gravité de son travail s’est déplacé. Les statisticiens fous – pléonasme ? – pourraient s’amuser à dénombrer les « Baby » qui scandent (de moins en moins) les chansons de PJ, comme marques d’une écriture de soi à laquelle peu à peu elle aura renoncé. Le nouvel album s’éloigne résolument de la chronique intimiste, pour s’offrir comme chaos-phonie. C’est qu’« Un cercle s’est rompu », comme le martèle la chanson « Chain of Keys » dans son finale. « The Wheel », premier single extrait de l’album incarne d’ailleurs la métaphore de cette roue de l’éternel retour désormais brisée, comme un émouvant manège rouillé. Les chaînes d’acier y sont des fils de vie, de ceux que les Parques – d’attraction – contemporaines se sont méchamment amusé à mêler ou à rompre.
The Hope Six Demolition Project est donc un album de la rouille. Un chant des restes, bien loin de la romantique poésie des ruines, mais face à ce que les dernières décennies nous laissent. « I’ll write down what I find » lit-on dans le poème « The Orange Monkey » (The Hollow…, p. 65), comme dans la chanson du même titre qu’on croirait venue tout droit d’un bon vieux Pixies.
« Trouver » est probablement le verbe qui revient le plus souvent sous la plume de PJ poète, tout de suite allié à la mention de ce qui demeure, left, laissé là : « Children from the village / ran from their houses / to claim what was left » (« The First Shot », The Hollow…, p. 71). On entendra de même le « Ministry of Defence », dans la deuxième chanson de l’album, assimilé à un pathétique « ministry of remains ».
La suite ? Une poésie de l’inventaire, puisque tel est peut-être le seul geste possible, et qui s’impose : « fizzy drinks cans, magazines / broken glass, a white jawbone / syringes, razors, a plastic spoon / human hair, a kitchen knife »… Protest songs à l’image du vénéré Bob Dylan, dont PJ Harvey avait repris le fameux « Highway 61 Revisited », ou plutôt post-songs, qui disent le monde de l’après, réduit à l’état d’une décharge à échelle mondiale. Face au musée de la guerre en plein air et à ses « Dead Tanks » abandonnés au milieu des champs (The Hollow…, p. 89), PJ dresse l’inventaire des trois lieux arpentés avec Seamus Murphy : Kaboul, Kosovo, Washington, son quartier Ward 7 et ses junk spaces. Cet à-plat volontaire n’est d’ailleurs pas étranger à une forme de monotonie qui envahit l’album, le privant des flamboyances habituelles. Si le rock n’a pas rendu les armes, quelques guitares s’invitant encore ça et là, il n’a plus l’ambition d’ébranler le monde comme il va, au nom d’un chaos dévastateur et refondateur. Mais c’est également le chant civilisateur, celui qui comme l’écrivait Jankélévitch dans La Musique et l’ineffable, imposait « au désordre du chaos sans mesure la loi du mètre » et que Let England Shake laissait encore magnifiquement entendre, qui désormais s’est enfoui sous les décombres. Album de l’impasse, consciente, que celui que Polly Jean Harvey livre donc aujourd’hui.
L’ambiance est lourde, et les rythmes martiaux, sur ce nouvel ensemble de chansons, dont certaines peinent à prendre leur élan : « Near the Memorials to Vietnam and Lincoln » privilégie ainsi la clarté de l’intention, dont le texte est le dépôt, au détriment d’un habillage sonore, fruste et même lassant. Des éclats, bien sûr, trouent çà et là la toile, et emportent : il suffit d’écouter en boucle le premier vers de « River Anacostia » pour jouir encore de l’impressionnante maîtrise, en même temps que de la déprise irrésistible, dont fait preuve PJ. On peut aussi se concentrer sur le saxophone free-jazz de Mike Smith, ou sur celui de la Dame elle-même, multi-instrumentiste hors pair et qui offre à « The Ministry of Social Affairs » une conclusion tout en discordances râpeuses.
Facto-phonies
Chaque chanson de l’album s’écoute comme une rencontre. Sur le site de l’éditeur de ses poèmes, Bloomsbury, elle explicite d’ailleurs le projet : « Gathering information from secondary sources felt too far removed for what I was trying to write about. I wanted to smell the air, feel the soil and meet the people of the countries I was fascinated with. » Proche en cela d’une orientation majeure de la littérature mondiale depuis la seconde moitié du XXe siècle, illustrée aujourd’hui par la non-fiction US (Poor People, de William T. Vollmann, en 2007, ou The Tales of American Life de Paul Auster en 2002), le verbatim theatre anglais ou encore les narrations documentaires à orientation sociologique en France (Annie Ernaux), les textes et les musiques de PJ Harvey croisent l’horizon du reportage. Au côté de ces « factographies » littéraires, récemment étudiées par Marie-Jeanne Zenetti (Garnier, 2014) naissent donc des facto-phonies pour lesquelles le terme de recueil semble précisément avoir été inventé. Mais c’est dans la proximité avec les clichés de Murphy qu’il faut écouter les chansons de l’album, comme lire les poèmes du livre. Par le chant et l’écriture, PJ tente en effet de faire accéder les faits à une intensité de présence comparable à celle que leur offre tout naturellement la capture photographique. « Here’s » ouvre l’album, comme premier geste du doigt, qui montre à l’auditeur que l’œil aussi écoute, quand l’oreille peut voir.
Si les textes des chansons proviennent du recueil de poèmes, c’est souvent au prix de légères adaptations, toutes chargées de sens. Les fers, les faire se croisent même : dans le « Medicinals »-poème, le texte évoque le chant d’une vieille femme (« sings the woman in the wheelchair », The Hollow…, p 189), alors que dans la chanson du même titre, le narrateur interroge la capacité de l’auditeur à se figurer le spectacle par un crucial « Do you see that woman / sitting in the wheel chair », femme dont le chant, entre-temps, s’est tu. Les chansons reconstruisent un contexte, que les photos, au plus près des poèmes, suffisaient à indiquer. « Anacostia » dans le recueil devient plus explicitement « River Anacostia » dans l’album ; l’abstrait « Throwing Nothing » (The Hollow…, p. 191) s’ancre géographiquement, en devenant « Near the Memorials to Vietnam and Lincoln ».
C’est toute la rumeur du monde qui affleure maintenant, de s’être gravée lors des voyages effectués en compagnie de Seamus Murphy. Ce dernier les aura documentés, et doublement, par ses photos, mais également par des prises de son brut, captant ambiances et paroles à la volée. On entend d’ailleurs ces bribes de réel dans trois des chansons de l’album qui en contiennent des samples. Là encore, PJ Harvey croise tradition esthétique et actualité politique. Le geste de reprise et de citation ne surprend plus guère dans une époque massivement dévolue au remix, mais ranime aussi les origines mêmes du rock, inséparable de l’enregistrement comme geste technique fondateur.
« L’œuvre musicale rock », écrit ainsi Roger Pouivet dans sa précieuse Philosophie du rock (PUF), « est un type d’objet sonore apparu en gros au milieu du XXe siècle, lorsque certains moyens techniques ont permis de fabriquer en studio des artefacts musicaux. Cette fabrication ne consiste que partiellement à jouer sur des instruments ou à chanter, comme lors d’un concert. Elle suppose l’utilisation de fragments d’enregistrements comme des éléments musicaux grâce auxquels on construit un seul enregistrement qui constitue une œuvre musicale. »

Pol(l)y-phonie
Droit de cité, avant le droit d’auteur : citer, écrire, pour faire entendre les voix de ceux et celles, minuscules au regard d’une macro-histoire contemporaine, qui sont le plus souvent réduits au silence. Redonner voix à la petite fille afghane du « Village abandonné » (The Hollow…, p. 10), aperçue sur une photo noir et blanc, « mais dont la bouche est manquante ». PJ excelle, depuis toujours, à une forme de ventriloquie ou de mimétisme vocal, que jusque-là elle employait volontiers à des fins carnavalesques, imitant le mâle en rut ou l’enfant capricieux (ce que relève Michka Assayas, dans l’article « PJ Harvey » de son Nouveau Dictionnaire du rock, Robert Laffont, 2014).
Mais avec The Hope Six Demolition Project, l’ambition de la Pol(l)y-phonie est bien autre, et s’est manifestement décentré du nombril du ventriloque vers le chœur du monde. Chorales, la plupart des chansons de l’album le sont, jusqu’à même, dans « The Orange Monkey » noyer la voix propre de la chanteuse en chef. Chorales, également, car elles se veulent transcription de paroles captées, ce que l’emploi massif de l’italique dans le livret, traduit. Harvey interroge sans détour la place de l’artiste et de sa voix dans le concert discordant actuel, et tente bravement de réussir le tour de force d’un lien renoué entre l’individu capable de virtuosité vocale et la rugosité du quotidien misérable de ceux qu’on entend dans la queue des soupes populaires. Pour quelle voie commune ? Comment faire de la parole commune, recueillie, captée à la volée, un chant personnel, et du chant personnel le lieu où chacun reconnaîtrait de ce qui doit pouvoir fonder son individualité dans son rapport à la collectivité ?
Il suffit de regarder le clip de « Community of Hope », chanson qui ouvre l’album comme un manifeste, pour se convaincre de la pertinence de l’interrogation, puisqu’à une parole singulière, confiée à un anonyme rencontré au gré des voyages, succède la chanson de PJ, qui à son tour s’efface pour être reprise par une chorale.
De l’un au multiple, PJ Harvey mobilise la photographie, l’écriture poétique, la musique et le chant, in fine, puisque ce chant advient dans la ruine du Moi pour atteindre celle du monde.
« Je suis traversé, je chante lorsque je suis traversé » écrit Vincent Delecroix dans son essai Chanter. Reprendre la parole (Flammarion, 2012), « Le chant vient d’en-deçà de moi, va au-delà de moi. Un moment, il est ma parole singulière, mais il tient par les deux bouts à ce qui me dépasse ; par les deux bouts il rejoint tous les hommes. »
Tel est le souffle qui traverse The Hope Six Demolition Project, souffle lourd de charrier la responsabilité de l’époque. Album mat, qui de l’échec entrevoit la menace, album de l’inquiétude qui crie What will become of us ? sur « River Anacostia » ; album mat comme sont mates les traces de la misère et de la mort photographiées.
PJ Harvey & Seamus Murphy, The Hollow of the Hand, Londres, Bloomsbury Circus, 2015
PJ Harvey, The Hope Six Demolition Project, Island, 2016.
