Don Carpenter : les romans de l’Amérique

© Christine Marcandier

Don Carpenter, né à Berkeley en 1931, a mis fin à ses jours en 1995. Il vécut longtemps en Californie avant de s’installer à Portland (Oregon). Il connut la guerre de Corée (dans l’armée de l’air), séjourna à Tokyo, fut scénariste pour Hollywood, délaissa l’enseignement pour se consacrer à l’écrtiture. Dans les années 80, accablé par un divorce, le suicide de son ami Richard Brautigan et la maladie, il mena une vie recluse, dans un petit appartement de Mill Valley, non loin de la baie de San Francisco. Son œuvre, pourtant culte, a longtemps échappé au public français. On doit aux éditions Cambourakis et à la traductrice Céline Leroy la redécouverte de ses romans, avec Sale temps pour les braves, La Promo 49, Strass et Paillettes et Deux Comédiens. Avant de de parler dernier roman, inédit, Friday’s at Enrico’s, Un dernier verre au bar sans nom (article à lire ici), retour sur les précédents titres parus.

Sale temps pour les braves

340 pages de beauté pure et dense, de fiction en prise avec le réel le plus rugueux, d’une prose expressionniste qui joue en virtuose de l’ellipse et de la couleur, d’un rythme fou, accélérations, ralentis : Sale temps pour les braves est un très grand roman, un chef d’œuvre, publié aux USA en 1966 sous le titre Hard Rain Falling. L’auteur — qui s’est suicidé en 1995 — avait peu à peu sombré dans cet oubli qui ne résiste jamais longtemps au génie littéraire : Hard Rain Falling est réédité en 2010 par la New York Review of Books, salué par Richard Price, George Pelecanos ou Jonathan Lethem et encensé par la critique américaine. Sale temps pour les braves a paru, fin mars 2012, dans une traduction de Céline Leroy, aux éditions Cambourakis.

Sale temps pour les braves est de ces livres, rares, qui donneraient envie de simplement écrire : entrez dans une librairie, ouvrez-le, lisez le Prologue, vous repartirez avec le roman pour le dévorer chez vous. Le Prologue ou 8 pages comme un coup de poing dans le plexus. En 8 pages, Don Carpenter impose un récit, fait ressentir, quasi physiquement cette « Dépression » qui « sévissait depuis déjà deux ans dans ce coin de l’est de l’Oregon », fait disparaître trois personnages et installe un « peut-être », en anaphore, qui est l’essence de tout roman, plus encore de celui-ci : « peut-être que ce qu’il voulait, c’était la liberté ». Ce « il » désigne Harmon Wilder qui a quitté Oakland pour le Far West, pour devenir cow-boy, vendre ses muscles au plus offrant. Il arrive à moto dans le roman et dans Walnut Street, derrière lui une femme, Annemarie Levitt. Les amants terribles se séparent, leur enfant est abandonné. En 8 pages, 1929-1936. En 8 pages, deux vies fauchées, Harmon 26 ans, Annemarie 24. Et cet enfant, quelque part, en attente de son histoire.

Le roman de Jack Levitt, leur fils, peut commencer. Le personnage est ouvert à tous les possibles : il a 17 ans, vient de fuguer de l’orphelinat, il est officiellement recherché, intimement abandonné, « il avait des désirs et personne ne tomberait du ciel pour venir les satisfaire ». Il est singulier, « n’ayant jamais connu ses parents, il ne s’attendait pas à ce que l’avenir soit une répétition d’un passé qu’il ne pouvait pas se représenter ». Il est la fiction : à lui d’inventer sa vie, de la modeler, de tenter d’incarner le rêve américain de la liberté, jusque dans son mode de pensée puisqu’il entre « dans cette catégorie étrange et contradictoire de l’optimiste cynique ». Mais la société est implacable : Jack va de déboires en déboires — délinquance, maison de correction —, de tentation en tentation, du sandwich au whisky, des filles à l’homosexualité. Boxeur raté, loser, toujours cette chienne de vie et ce sale temps pour les braves.

Jack, comme Denny ou Billy, est un déclassé. Il n’a rien et veut tout. Un homme normal, humain, trop humain, qui incarne une génération perdue mais combattive. Jack n’a de cesse de s’évader, de prendre la route. Qui pourra représenter ce salut ? Billy ? Sally qui elle aussi « cherche une place où elle pourrait de nouveau être essentielle » ? Est-il même possible d’envisager une échappatoire quand on est né du mauvais côté de la barrière sociale ?

La vie est une partie de billard américain ou un grand Huit, « comme si le temps l’avait englouti dans de noires mâchoires ». Le roman de Don Carpenter le démontre magistralement dans son rythme incroyable, âpre, cru, son empathie pour une humanité qui refuse sa déchéance annoncée, son absence de pathos ou d’« auto-apitoiement ». Sa liberté narrative à l’image de celle que recherche Jack dans sa propre existence. Et il faut souligner l’exceptionnelle traduction de Céline Leroy qui épouse la langue originale, rend ses saillies et ses ellipses, ses colères, ses emportements, suit ce kid, cet enfant de l’Amérique dans ses tangentes, son ras-le-bol du « néant », sa volonté d’avoir « sa part de plénitude ». Dans ce parcours, Jack découvre les livres. Sa vie lui a « permis de mieux comprendre certaines des œuvres de littérature qu’il lisait à présent avec grande attention parce qu’il avait vu et ressenti certaines choses que ces auteurs décrivaient ». Sale temps pour les braves est de ces livres, noirs et paradoxalement lumineux, majeurs, indispensables.

La Promo 49

La Promo 49 est le septième roman de Don Carpenter (paru en 1985), si l’on peut appeler roman ce texte qui se présente d’avantage comme un album, une collection, la mise en recueil de 24 chapitres qui sont autant de tranches de vie. Don Carpenter suit cette promo 49, à Portland (Oregon), soit une trentaine de personnages durant cette année particulière, charnière, quand « pour eux, le temps du lycée et de la jeunesse était terminé. C’était une réalité. »
Ce seront ivresses, illusions perdues, petits boulots, détresses et bonheurs, échecs et désirs sous « la pluie de Portland qui tombait sur tout et gâchait tout ». Le personnage principal d’un chapitre peut devenir secondaire ou silhouette dans un autre, et c’est peu à peu un portrait de groupe qui se constitue au fil des pages.

Le livre s’ouvre sur un réveillon de Noël et se termine sur un double enterrement. Entre les deux, sous forme d’instantanés, le lecteur croise Clyde Marriman, « qui se disait qu’un jour il finirait par savoir ce qu’il voulait devenir. Mais pas tout de suite » ; Tommy German, « la star de l’atelier d’écriture » qui tente de séduire Anne en lui envoyant un poème tapé « sur la vieille Underwood qu’il avait sauvée du sous-sol l’année précédente. Voici ce que donnait le poème :

classfrontJe te regarde
A travers la vitre des Conventions
Espérant voir
Un sourire en fissurer le verre
Es-tu réelle ? Suis-je réel ? La
Fenêtre est-elle réelle ?

La rédaction de ce texte lui prit cinq minutes, et il se dit que c’était de loin la meilleure chose qu’il ait jamais produite » ;

On croise ceux qui rêvent d’Hollywood et ceux qui se projettent en écrivains new-yorkais ; ceux qui s’engagent dans l’armée, ceux qui veulent immédiatement entrer dans la « réalité », la vie active, ceux qui partent pour l’université. Mais tous seront confrontés au réel, dans ce moment si particulier de bascule entre l’adolescence et l’âge adulte, cet espace-temps où tout semble possible, mais où, aussi, les perspectives se resserrent.

La Promo 49 est un roman très différent de Sale temps pour les braves. En fil rouge de l’œuvre, le sens du détail, une sensibilité hors du commun, une plume corrosive et acérée, un univers singulier. La Promo 49 rappelle certains films d’Altman — comme Short Cuts, quand des vignettes finissent par composer une ample fresque de l’Amérique, alliant focales serrées et ampleur narrative —, Carver (dont s’inspira Altman), Brautigan, tant d’autres. Quand un livre est aussi fort, il ouvre à toutes les filiations littéraires possibles. Don Carpenter, comme ses personnages a eu 18 ans en 1949 et il excelle à rendre cette génération marquée par la guerre et ouverte à un avenir paradoxal, avide de découvertes et expériences dans une société encore corsetée.

Le force de ce livre est de saisir ce moment de la vie de chacun d’entre nous, entre idéaux et sombres ajustements avec le quotidien — la découverte du monde, du sexe, de l’alcool et de soi —, d’en rendre l’ancrage historique précis tout en faisant œuvre atemporelle. Chacun se retrouvera dans ce portrait de groupe, kaléidoscope de sentiments et situations, nostalgique et cocasse, parfois noir et cruel, si actuel.

Strass et paillettes

Sale temps pour les braves et La Promo 49 sont deux romans de la « veine Oregon » de l’écrivain. Avec Strass et Paillettes, c’est l’autre facette de Carpenter que nous découvrons : le pan californien, Hollywood, le rêve et ses coulisses, comme dans Deux Comédiens, roman qui met en scène David Ogilvie et Jim Larson, duo comique à succès des années 60-70 (version fictionnelle de Dean Martin et Jerry Lewis) et prisme par lequel Carpenter traverse temps et espace pour mieux narrer les frasques du show-biz, les addictions, les peurs mais aussi une amitié derrière projecteurs et sunlights.

Don Carpenter a été scénariste, il connaît les dessous de l’industrie cinématographique, et Strass et paillettes, virée dans les dessous du rêve en technicolor, est aussi un « souvenir ». Glitter : a Memory (1985) commence au Chateau Marmont et dit un crépuscule et une fin : le « magnifique hôtel » se dresse « comme un vieux fort espagnol à l’extrémité est de Sunset Strip », « c’est la fin de l’été brûlant de 1968 ». Le court récit se situe dans un entre-deux, « avant les émeutes de Chicago, après le Summer of Love », un moment de liberté, de sensualité, de « puissance tribale ».

Ce souvenir court sur une nuit, un présent suspendu, qui irradie du poids des souvenirs d’un scénariste en second qui travaille sur le pilote d’une série télévisée. Il raconte le Marmont (« l’histoire des lieux est très riche »), Doverton, enclave de L.A. dédiée au cinéma, des affaires criminelles vite étouffées (un meurtre, le suicide d’un enfant star), l’envers du décor, les contrats, les filles, la drogue mais surtout l’amitié du narrateur avec Félix, l’acteur vedette du pilote. Félix incarne tous les paradoxes du lieu, la violence sous les paillettes : il ressemble à James Dean — auquel il voue justement un culte — mais un James Dean qui aurait « survécu à la malédiction du sosie de James Dean ».

Le parcours de Félix est celui d’une starification rapide, avec son lot de drogues et de tragique (sa femme comme son frère ont été assassinés, un double meurtre jamais élucidé, un drame qui l’enfonce dans les paradis artificiels), la mise au placard, la célébrité dans la rue, toujours. L’enjeu de ce pilote de série est crucial pour tous les personnages du récit, de Félix aux producteurs, en passant par le scénariste, et Don Carpenter le concentre en une nuit et dans un lieu qui incarne tous les contrastes d’une certaine Amérique, comme le souligne le narrateur au restaurant dans lequel les amis se posent un moment, au cœur de leur virée nocturne :

« La nourriture m’a rappelé les meubles dans les hôtels. Tout était trop gros et, je ne sais pas, trop rutilant. J’avais commandé des tomates à la place des frites avec mon steak, et la tomate, énorme, était coupée en trois grosses tranches. Le morceau de viande était d’une épaisseur obscène et très saignant au cœur, comme si la quantité était synonyme de qualité, comme si ce restaurant disait : nos clients sont importants, ils ont droit à tout ce qu’il y a de plus gros et de meilleur.

Je ne sais pas pourquoi, à vrai dire, mais entre la nourriture, les visages rougi des célébrités, le babillage excité et mon esprit empêtré dans un maelström de drogue et d’alcool, j’ai toujours associé le souvenir de cette partie de la nuit à un voyage au bout de l’enfer, alors même que tout cela était très plaisant ; on a discuté entre nous, parlé du projet, on a mangé, bu du vin, ri, et on a franchement dépassé le stade où vous vous intéressez encore à ce qui vous arrive ».

Dans Strass et Paillettes, le réel est à peine décalé : Carpenter change les noms — « un lieu que j’appellerai Doverton », un studio « que pour des raisons évidentes je nommerai Empire Studios », l’acteur, « appelons-le Félix Bilson » — mais l’on n’est jamais loin du roman à clé. Guidé par la dédicace « Ce récit est pour Denne », un blogeur américain a d’ailleurs décrypté qui se cache sous les pseudos des scénaristes, producteurs, acteurs du récit.

deux-comediens-couvMais l’enjeu du récit n’est pas là : il est dans cette fresque hollywoodienne en miniature — ouvrant aux trois romans que Carpenter a centré dans ce lieu qui est, fondamentalement, une histoire de l’Amérique : The True Life Story of Jody McKeegan, Turn Around et A Couple of Comedians (Deux Comédiens). Il est aussi dans la magie des descriptions, comme celle du bureau de Dee Gee et « sa bonne vieille odeur de putasserie, pas déplaisante, un mélange de ronéo et de pelures d’oranges desséchées », dans la manière dont Carpenter, en 80 pages, (se) joue de toutes les clés de ce micro genre du roman américain, le récit hollywoodien. Dans sa façon de créer un monde à partir de détails, de parvenir en une ellipse à nous faire passer de « la vie hollywoodienne dont j’avais rêvé » à l’atmosphère lourde d’une salle de billard, dans son talent à concentrer le sens de son récit en une scène (ici un baiser).

« J’ai fait quelque chose de bien, une fois » : c’est sur cette phrase formidable que s’ouvre Strass et Paillettes. Chaque livre de Don Carpenter prouve que le « une fois » est de trop…

Don Carpenter, Sale temps pour les braves, traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, (Cambourakis, 2012) et 10/18, 432 p., 8 € 40
Don Carpenter, La Promo 49 (The Class of ’49), traduit de l’américain par Céline Leroy, (Cambourakis, 2013) et 10/18, 144 p., 6 € 10
Don Carpenter, Strass et Paillettes. Souvenir, traduit de l’américain par Céline Leroy, Cambourakis, 2013, coll « Littérature Poche », 80 p., 8  €
Don Carpenter, Deux Comédiens, traduit de l’américain par Céline Leroy, (Cambourakis, 2014), 10/18, 7 € 50