Du tag au graffitweet

Graffiti, Lyon — Photo : © Arno Bertina

« J’ai une maladie, je vois le langage ».

L’affection est partagée, et se répand sur Internet comme un virus : taper « Graffiti » dans le moteur de recherche de FlickR ou d’Instagram, ces plateformes de partage de photos sur le Net, c’est risquer la surchauffe du système, l’incendie du hashtag, tant sont nombreux les groupes constitués autour de ce centre d’intérêt. Pourquoi l’univers numérique, dont on se plaît constamment à décrire l’immatérialité supposée, recueille-t-il avec tant de soin, cette écriture à même les murs que sont les graffiti ?

© La Plume et le képi
© La Plume et le képi

1. Bref ! Même si les exceptions ne manquent pas, le Web s’est imposé comme l’espace de communication dévolu à la forme brève, du « Oh ! » spontané que l’on poste au réveil comme premier statut Facebook de la journée, au petit paragraphe dont on enrichit vaillamment son blog personnel, avant d’aller se coucher. Bien des graffiti ne dépassent guère les 140 signes, et ressemblent fort à nos coups de sang ou à nos traits d’esprit, qu’il nous faut impérativement partager via quelque réseau social, quelque « mur » numérique.

2. Présent! Proust twitterait-il ? Si la question n’a pas de sens, c’est que nos échanges sur ces réseaux, dont il est de bon ton de moquer la vacuité et la redondance, participent d’une économie de la présence. Tout comme l’inscription rageuse ou amoureuse laissée à flanc de mur, parfois réduite à une simple signature sur une banquette de métro, geste évident d’une tentative d’appropriation d’un territoire héritière du légendaire « Kilroy was here », ils n’ont le plus souvent d’autre objectif que d’indiquer à d’autres notre présence, et notre disponibilité.

Sans titre3. L’extime. Le blog est notre nouveau journal personnel. Je m’y confie, m’y livre, mais tout en reliant mon expérience au monde, vers lequel Internet sert désormais d’interface majeure. Et c’est au plus grand nombre, peut-être, que je destine mes réflexions, provoquant sans le vouloir des brèches dans la frontière sacro-sainte de l’intime et du public. La notion d’extime, popularisée par Serge Tisseron, peut servir à qualifier cette zone tierce, que le Net instaure et explore. Le graffiti est lui aussi une écriture exposée, au sens où naguère le nourrisson exposé était abandonné au seuil d’une institution : parole laissée là, parfois désespérée, qu’adoptera peut-être le flâneur bénévole, attentif.

4. L’œil écoute. Slogans, formules à l’emporte-pièce (ou au pochoir) : le graffiti claque, et donne à entendre l’éclat d’une voix, comme enregistrée puis reproduite en toutes lettres, dessinées sur la page des villes. C’est d’une même tension, on le sait, que se nourrit le paradoxe de l’expression personnelle sur Internet, entremêlant oral et écrit, en un mixte inédit, qui autorise, sauf à quelques Grevisse 2.0, les formules familières de salutation au sein des courriels, par exemple.

5. Emoticônes. Sur l’écran de mon ordinateur, le texte que je suis en train d’écrire pour Diacritik (à recommander, des gens bien, je ne vous dis que ça) n’apparaît que conforme aux ordres que préalablement j’ai donnés à mon traitement de texte, en termes de police de caractères, d’alignement, etc. À cette mise en forme s’ajoutera, dans la version publiée, une illustration, qui viendra s’afficher sur le même support, pour mon ami lecteur. Dans le feu de la réaction, c’est bien souvent un smiley ou l’un de ses acolytes cou coupé, qui nous suffit à communiquer. Et les angry birds qui scandent par les bordures nos trajets automobiles périphériques, n’en sont que la version scrogneugneu. Le texte du graffiti tend bien lui aussi à l’image, par le soin apporté à ses contours comme aux couleurs, voire se mêle, chimère de signes, à une représentation iconique caractéristique de ce street art.

6. Remix. Ah ah ah ! (© Philippe Katerine, « Moustache »). C’est que le graffiti, souvent, fait sourire, lui qui reprend des slogans politiques ou commerciaux, pour les remodeler à sa guise. La parodie, ce chant d’à côté, règne, comme signal d’une complicité avec la communication de masse et les vieilles formes. Or, pas de plus grande entreprise de recyclage que le Web, Toile à matelas usée jusqu’à la corde, et qui crée une expression en cuisinant les restes de notre orgie médiatique. L’époque serait à la reprise, l’art à la « post-production » (Nicolas Bourriaud) qui fait du neuf avec du vieux. Le graffiti était d’ailleurs déjà viral : peu d’entre eux constituent des cas uniques, mais visent plutôt à se démultiplier et à se répandre ; exactement comme Internet vise à diffuser et partager le « mème », qu’il s’agisse d’une expression qui fait le buzz, ou d’une de ces images « conversationnelles » dont André Gunthert vient d’expliciter la fluidité, dans son récent essai sur L’image partagée (Textuel, 2015).

Couv_Gunthert7. « Je peins pour le passage ». Deux écritures du réseau. Qu’ils recouvrent une rame de RER ou ornent l’entrée d’un souterrain de TGV, les graffitis demeurent là où nous passons, tout comme l’écrit Web se donne à lire dans la lucarne étroite de mon écran connecté, dans l’intervalle bref qu’encadrent, tel un hublot de temps, deux de mes clics compulsifs.

8. Y a-t-il un pilote ? Justement : de notre train lancé à fond de cale, qui Lison(s)-nous ? D’où vient la parole des murs, lorsqu’elle dépasse le stade de la simple signature (d’ailleurs le plus souvent illisible à d’autres qu’au seul signataire) ? De cet anonymat, Internet s’approche, lui qui ne cesse de retravailler pour la contester, la notion d’auteur, et en détisser les anciens privilèges d’autorité.

9. Dehors ! L’écrit Web se verra propulsé dans la seconde dans l’espace public (« Oups ! » étant devenu ces dernières années le mot le plus prononcé dans la seconde qui suit immédiatement le clic sur la touche « Envoyer »…), de même que le graffiti à peine sec est déjà lisible. Est-ce un hasard si les écrivains les plus présents actuellement sur le Web (Yves Pagès, Arnaud Maisetti entre autres) accordent une attention toute particulière à la collection de graffitis, organisés en séries photographiques dans les galeries de leurs sites ?

© Yves Pagès
© Yves Pagès

Bombages à travers nos âges, d’Yves Pagès, work in progress, et donc accessible sur son site Web, recueillait ainsi en 2011 déjà près de « 4231 inscriptions murales ». Ces écrivains connectés continuent le geste perecquien d’attention à l’infra-ordinaire, à cette banalité qui n’est pas censée requérir notre attention. Annie Ernaux ouvrait déjà son Journal du dehors (1993) par la transcription de graffiti. La photo numérique aura suppléé le texte descriptif, sur le Web devenu espace d’archivage d’une parole éphémère. Comme une épigraphie du contemporain, un nouvel Inventaire général du patrimoine culturel.

10. Et la littérature, bordel ? En recueillant l’écrit des murs, à l’orthographe parfois approximative, le texte littéraire ou le site Web d’écrivain s’exposent aux railleries. Ou aux théorisations inspirées par le séminal essai de Kenneth Goldsmith, sur l’Uncreative Writing (Columbia University, 2011).

© Arnaud Maisetti
© Arnaud Maisetti

Il y a en effet quelque provocation à défier ainsi le canon, et à prétendre mêler les écritures. C’est précisément là que le mur et l’écran se rejoignent, pour interroger, de part et d’autre du livre, ce support dont tous deux font l’économie, cette littérarité problématique, qui trame nos débats contemporains les plus passionnants.