Meaulnes ressemble à cet exemple de nos vieilles grammaires latines : puer egregia indole — un enfant d’un naturel remarquable. Il est le seul de son espèce, il sort du troupeau (ex grege). Bel adjectif, egregius. Autant que l’inverse est hideux : vulgus gregariae indolis — une foule au coeur moutonnier. Qu’Alain-Fournier soit mort si jeune dans le première guerre de masse, que Meaulnes soit son fils unique signent la mort des égrégaires. Fin des exemplaires uniques. Ecce l’âge des groupies. D’où, chorus :
En Bowie il n’y a rien de fini ; en Bowie, il n’y a rien de transitoire ; en Bowie il n’y a rien qui tende vers la mort. Il s’ensuit que pour Bowie le présent n’existe pas… (Psaumes de la Marchandise)
Dans les bois de la Sologne, Meaulnes cherche de nuit sa jument échappée. Il ne retrouve pas la bête, mais trouve un monde de féeries et, dans ce monde enchanté, une jeune inconnue dont il tombe amoureux. Le retour au monde réel se fait encore dans la nuit et, endormi dans la charrette, Meaulnes n’apprend pas le chemin qui pourrait le reconduire jusqu’au « Domaine perdu ». Pendant la fin du semestre, il passe des nuits entières à dessiner une carte avec tous les chemins possibles. Il enrôle son seul ami dans l’obsession qui le brûle et les deux adolescents vivent du rêve introuvable d’une grande jeune fille dans son Domaine perdu. La beauté de leur folie est que Meaulnes, à aucun moment, n’interroge les adultes qui connaissent sans aucun doute le nom du domaine et de la famille et qui pourraient lui apprendre qui ils sont et où le trouver. Sans doute le désir de Meaulnes se raidit contre cette issue. Il voudrait avérer son rêve, mais ils ne veut pas savoir que le Domaine qu’il cherche est connu d’autres gens que lui, qui passent devant tous les jours, ont commerce avec ses maîtres, parlent avec sa jeune fille, etc. Il souffre à la seule idée que le souvenir qu’il chérit puisse avoir le moindre rapport avec le monde connu. Il veut trouver en lui–même les chemins secrets qui y reconduisent.
… C’est Bowie qui me fait vivre, c’est Bowie qu’il me faut aimer… (Psaumes de la marchandise)
À la limite de l’âge adulte, Meaulnes trouve le Domaine perdu. Le lapsus est fait exprès : il trouve le Domaine perdu. Il y tombe au beau d’une fête aux attractions surannées. Sous le voile de ces derniers feux avec rondes et bateleurs, ce qu’il trouve est une image de son enfance qui finit — et qui finit au moment même où il en découvre les jeux, parce qu’il ne saurait la voir sans que l’image obtenue soit aussitôt rétrospective. L’étrange Domaine sans nom qui bientôt l’obsèdera au point de ruiner sa vie est le pays de l’origine : le temps (toujours perdu) de l’expérience pure.
« Nous étions fous d’avoir si souvent employé ces trois mots « je t’aime », que jamais je n’ai autant prononcés de toute ma vie. » (O. Steiner, Bohème)
Cette question qui le torture et dont son bonheur dépend, Meaulnes refuse de s’en informer. Il veut obtenir de lui seul la réponse qui le ferait vivre. Accepter que d’autres la connaissent, à qui on la demanderait, ce serait comme trouver, sur les pelouses du paradis, des touristes qui picniquent à côté de leur autobus. — Le lecteur comprend aussitôt la réticence de Meaulnes quand François Seurel tombe nez à nez, dans l’épicerie du Vieux-Nancay, avec la jeune fille du Domaine perdu en train de faire des achats de mercerie et de lessive.
… Bowie, ma force et mon appui, mon refuge au jour de la détresse !… (Psaumes de la marchandise)
Au lieu de vivre avec Suzanne, Meaulnes se jette à la recherche de la fiancée perdue de Frantz. Un pacte n’est pas ce qu’il l’oblige. Ce qui l’oblige est la recherche de quelque chose de perdu (le Domaine perdu, la fiancée perdue, etc.). Meaulnes figure le drame de la valeur d’usage. L’objet de notre désir, dès qu’il trouve sa place dans la réalité, dès qu’il y est reconnu, entre dans un système d’échange dont les évaluations, aussi élevées qu’elles soient, prostituent et ternissent ce qui n’a pas de prix. D’autres que Meaulnes ont commerce avec mademoiselle de Galais, d’autres l’estiment, d’autres l’admirent. Parce que tout ce qui existe entretient des relations avec tout ce qui existe, la valeur d’échange finit toujours par supplanter la valeur d’usage qu’elle ne fait d’abord que traduire. Et donc, pour le dire autrement, seuls conservent leur valeur d’usage les choses et les êtres perdus qui, en tant qu’ils sont perdus, ne vivent plus ailleurs que dans notre désir.
… Introduire l’amour dans sa vie, c’est y faire entrer Bowie. Par l’amour, on crée Bowie en soi… (Psaumes de la marchandise)
La valeur d’usage est la seule valeur que l’enfant connaît. D’où son incapacité à comprendre le futur, les marchandages (si tu fais ça, tu auras ça), la parole donnée, etc.
S(.), à qui je parle de Meaulnes : « Quand on était petits, on allait à la mer par une route déserte dans une lande de sable et de pins. Le longue chaussée de goudron traversait une ancienne zone militaire. L’asphalte était défoncé et on y roulait lentement pour ne pas briser les essieux. Cette longue chaussée déserte où ne passait jamais personne et sur laquelle on se taisait sans même avoir à se le dire, ce long chemin dans la nature, filant droit sous le ciel rapide où de grands nuages couraient, bordé de dunes qu’on supposait les remblais d’anciens obus, était une route enchantée. Nos parents l’appelaient toujours « la route de Saint Jean d’Illac », à cause d’une commune qu’on ne traversait jamais, mais qu’on imaginait voisine. À l’approche de l’été, le bonheur d’aller à la mer se doublait de la joie muette de refaire la « route de Saint Jean d’Illac », de traverser en silence ce long désert des féeries. »
… La principale preuve de l’existence de Bowie est la joie que j’éprouve à penser que Bowie existe… (Psaumes de la marchandise)
« Et puis des années plus tard, quelque chose est arrivé. Le faubourg où l’on habitait depuis qu’on était petits avait mangé sur la forêt qui en formait la limite, déboisant et construisant les hectares déboisés. Revenu chez les parents, je roulais un jour dans les rues de cette ville nouvelle, cherchant un stade tout neuf où je voulais aller courir. Parvenu à un rond-point, je m’engage entre deux voitures et un panneau frappe mes yeux : « Saint-Jean d’Illac », avec un chiffre. Quelque chose titube en moi, je m’engage sans réfléchir dans la direction indiquée. En moins de quelques secondes, je reconnais où je suis : c’est « la route de Saint Jean d’Illac ». Ce qui a titubait en moi se brise comme un verre tombé : un rond-point sert de raccourci entre le monde connu et le pays inaccessible où l’on ne roulait qu’en rêve sans jamais se souvenir par où on y arrivait. »
… Si nous sommes pleins de bruits, Bowie ne pourra nous remplir, car Bowie lui-même ne peut remplir ce qui est plein. Si nous nous vidons, Bowie nous remplira de lui-même… (Psaumes de la marchandise)
Meaulnes se fraie un chemin vers le Domaine perdu et son expérience intime exige que ce chemin se referme derrière lui. Elle exige même plus. Pour demeurer véridique, il faut qu’il lui soit impossible de la revivre à volonté. Il faut que nul, y compris lui, ne puisse plus la revivre. Pour garder sa valeur d’usage et satisfaire pleinement la vérité de son désir, le Domaine qu’il a trouvé doit être à jamais perdu.
« Dopo di lui più nessuno a correre con le braccia ad ali di gabbiano, ti troverò prima prima che faccio chiaro… » (À la mémoire d’Augustin Meaulnes)
Ce texte terrible de Freud, La Psychologie des foules et l’analyse du moi. Terrible et où tout est dit.
Leur amour passe et repasse par où tout le monde est passé, avant, avec et après eux. Ils faut que tous aiment avec eux, il faut que tous pleurent avec eux. Ce sont des pleureuses à gage. Comme des singes de clique qui s’épucent les uns les autres, ils se griffent les uns les autres les joues, des poignées de cheveux. Si tu viens pleurer sur le mien, je viens pleurer sur ton mur, etc.
« En tant qu’objet d’identification à l’apparence sans profondeur, la vedette doit compenser l’émiettement et les spécialisations productives de l’existence vécue. La vedette n’est pas autre chose que la négation de la vie en tant que devenue visible. » (G. Debord)
En moins de quarante-huit heures, la surenchère de leurs cris, leur universel consensus donnent déjà la nausée.
Sur l’Hélène d’Euripide. — Cette étrange tragédie qui est un vaudeville triste à sujet mythologique.
Miracle de la marchandise. Ils pleurent tous la même chose et tous pour des raisons uniques : Moi, c’est pour les mélodies ; Moi, c’est pour Ziggy Stardust ; Moi, c’est pour la culture Queer ; Moi, pour cela ; Moi, pour ceci. Des moeurs de caméléon assurent la réussite (exemplaire) du produit : changer de peau tous les dix ans, n’être rien en particulier que la faculté de changer de style, faire en sorte de se survivre, etc. La valeur d’échange de l’objet surexcitée par son changisme. — Ch, Ch, Ch, Ch, Ch, Ch, Changes…
Arcimboldo. Le visage de leur désir est un mortier de marchandises. Leur moi est un panier garni. Le fantastique de la chose est qu’ils prétendent se reconnaître et saluent d’un : Ecce ego ! ce portrait qu’ils barbouillent d’eux en pâte consumériste.
Je suis Charlie, Je suis Bowie, etc. « Une foule se présente comme une masse d’individus ayant tous abdiqué leur idéal du moi pour se soumettre au même objet (le chef adulé, l’idole chérie), ce qui a pour conséquence la dissolution de leur moi pleinement identifié à un idéal collectif. » (S. Freud).
Sur l’Hélène d’Euripide. — L’homme qui n’aimait pas sa femme, mais seulement son trophée.
Les monstres d’Arcimboldo jureraient qu’ils ont un visage sous leur mufle de marchandises.
Ils entretiennent avec le mort une relation personnelle, plus compliquée, plus intime. Leurs raisons de le pleurer sont tout autres (lisez meilleures) et n’ont aucune commune mesure avec le suivisme des autres, leur chagrin grégaire, leur ventriloquisme. La mort de l’idole est pour eux une expérience privée… Et voilà que le moi moderne est défini par sa rencontre (sa relation privilégiée) avec une marchandise.
Sur l’Hélène d’Euripide. — Ménélas a perdu sa femme, soufflée par un prince asiatique. Pendant dix années de guerre, il voit l’infidèle passer, inusable, magnifique, sur les remparts de la ville qu’assiègent les Grecs rassemblés. Il la voit quasi divine, autant haïe qu’admirée de part et d’autre du mur. Et puis, la ville rasée, il la remporte avec lui dans la cale de son navire. Au large des côtes de l’Égypte il relâche sur l’île de Pharos. Dans la foule portuaire, une femme lui tombe dessus, l’appelle « mon mari ! », rend grâces aux destins qui les réunissent. Il la repousse, la femme insiste. Elle soutient qu’Hélène de Troie n’est qu’une vaine « poupée d’air » que Héra a créée pour abuser Pâris. Elle dit qu’elle est la vraie Hélène, emportée ici par un dieu pour préserver sa vertu pendant que la jeunesse grecque tombait comme des dominos pour une putain de fumée. Ménélas est pris de vertige. La femme dit qu’elle est Hélène et elle lui ressemble en effet, quoique plus vieille de dix ans que l’Hélène qu’il a connue. Le bigame malgré lui se raccroche à la sophistique. Il ne peut pas tolérer d’avoir souffert dix années et de s’être tant battu pour un canular des dieux, il dit que celle qu’il rapporte et pour laquelle il s’est battu ressemble plus à son désir, il dit que ni lui ni les Grecs n’auraient souffert autant de maux et perdu autant de sang pour la matrone mal accoutrée qui prétend qu’il est son mari… Alors qu’il se raccroche aux branches et lutte contre l’évidence insinuée dans son désir, un marin accourt lui dire qu’un miracle est arrivé : sa femme vole dans les airs, voltige comme un écureuil entre les mâts du navire, rit à gorge déployée qu’Héra s’est amusée d’eux. La matrone détourne les yeux pour ne pas voir les grosses larmes que, la tête dans les mains, sanglote son vieux mari.
Quand une poule se met à piailler parce qu’elle a vu le renard, toutes les poules se mettent à piailler comme si elles l’avaient vu. Ce qui produit leur terreur n’est pas le renard, mais leurs propres cris.
« La foule ressemble à l’état hypnotique par la nature des instincts qui en assurent la cohésion et par la substitution de l’objet à l’idéal du moi. À quoi il faut ajouter l’identification de chaque individu à tous les autres individus, identification qui, primitivement, a peut-être été rendue possible par une même attitude à l’égard de l’objet élu (le chef qui soumet la foule, l’idole qui la magnétise). »
Charlie, Star Wars, Bowie, etc. — Après quelques jours de patience, la nausée de ces consensus. Même sans y prendre part, on se sent sale, humilié, avarié par leur grégarisme. Dans ses délires moutonniers, l’homme est à ce point diminué que tout homme souffre en lui.
Où est ce « grand jeune homme fou » qui voulait dessiner tout seul le visage de son désir ? Où il y avait Augustin Meaulnes, il y a plus que des groupies qui aiment d’autant plus qu’elles sont plus à aimer. La foi du nombre les rassure sur la valeur de leur objet. La loi du nombre leur épargne de jamais prendre le risque de se trouver seul avec lui. Elles aiment une valeur d’échange comme un avare trouve belle une liasse de billets.
Les riches épousent des femmes belles, non pas exclusivement pour la joie d’être faits cocus, mais parce qu’il faut qu’on les envie. S’ils n’en font pas grand usage, c’est que l’usage n’est pas le but.
Ils n’aiment qu’à qui mieux mieux, ils ne pleurent qu’à qui mieux mieux. Et ils prétendent pourtant que leur souffrance est intime. Ruse de la marchandise. La valeur d’échange se maquille en libre expression d’un désir. Elle réquisitionne le moi et fait en sorte que le moi brûle à pertes et profits ses titres de propriété pour s’identifier à ce qui l’usurpe.
Meaulnes ou la valeur d’usage est l’opposé de Ménélas. Le roi grec aime une femme que tout le monde aime avec lui. Il aime, non pas un objet, mais la rumeur inextinguible qui fait chorus à cet objet, les hectolitres de salive qui lui ont bavé dessus. Toute chose aimée de la sorte est une prostituée sacrée (l’universelle marchandise). Il est dans la nature d’Hélène d’être une femme infidèle : elle n’a pas d’autre valeur, pour l’homme qui prétend l’aimer, que d’être cet objet que tous les hommes prisent. Le prix d’Hélène est fixé par la quantité infinie de ses adultères possibles.
De l’importance de la grammaire. Je suis Bowie, Je suis Charlie… Ils abdiquent leur identité mais conservent dans le verbe la forme du je qu’ils abdiquent. Dans la négation de la vie intime, ils incrustent le fossile du vivant qu’ils ne sont plus. Rimbaud était plus logique. À corriger sur les t-shirts, les profils, les porte-clefs : Je est Bowie, Je est Charlie…
« La foule veut être soumise à une puissance sans limites à laquelle elle s’identifie. Elle est au plus haut degré avide d’autorité, elle a soif de soumission. Chacun y exige de tous qu’ils le délivrent de vivre en tant que singularité. » (La Psychologie des foules)
E pluribus unum. La groupie ne jouit qu’en commun. C’est l’homme devenu polype.
Ce dont Meaulnes est éperdu, c’est d’un rêve qui n’est qu’à lui et qui a cristallisé toutes les forces de sa vie intime. Ce rêve qu’il refait sans fin, il a peur de trouver les preuves qu’il existe en dehors de lui. Ce n’est pas de la jalousie, c’est la nécessité profonde que les chemins du Domaine se perdent dans sa propre chair, dans la nuit de son énigme. La rencontre avec l’inconnue doit absolument demeurer une pure expérience intime. Il n’est pas du tout certain qu’il voudrait la revoir en vrai. On dirait plutôt qu’il l’évite, etc.
Chez les espèces grégaires comme le criquet pèlerin, les individus ne se sexualisent que sous l’influence du groupe. De même, chez les enfants, l’épidémie de puberté qui se déclare spontanément en colonie de vacances. Sous l’effet prégnant du groupe, tous se mettent à désirer et à se polluer la nuit.
La même hystérie (point par point) si McDonald arrêtait la production du Burger King. Échange sur les réseaux sociaux de souvenirs émouvants sur « mon premier Burger King », commentaires comparatifs sur son impact sur les papilles, ruées dans tous les McDo pour acheter les tout derniers, effigies en porte-clefs, en t-shirts, en sérigraphies… « Oh, ce n’est pas la même chose ! » sanglote le chœur des groupies. Non, ce n’est pas la même chose. C’est le même consumérisme, mais c’est un autre produit.
Comme les polypes du corail ou les polypes du côlon, la groupie ne vit qu’au pluriel. Son moi est légion, colonie.
Transportons Suzanne de Galais, le Domaine des Sablonnières et le village de Sainte-Agathe au milieu des années 60. Suzanne est une gloire locale, liée à un nombre infini de petites choses du lieu, de charmes généalogiques, d’anecdotes de famille. Les gens du village l’apprécient parce qu’elle est une partie d’eux, leur mademoiselle de Galais, le doux visage de leur histoire, les rythmes anciens de leur vie. Maintenant imaginons qu’une vedette Yéyé débarque dans le village pour un mois de villégiature. Elle est sotte, elle est vulgaire, mais tout le village veut voir « la demoiselle de la télé ». Les filles copient ses allures, les garçons l’effleurent, se soûlent avec elle, la font danser les pieds nus. Elle est à eux tous et à aucun d’eux. Après un mois de tourbillon, de flirts avortés, de bringues nocturnes, la tempête repart à Paris. Quand mademoiselle de Galais retourne dans le village, tous l’évitent et baissent les yeux. Ils ont un peu honte bien sûr, comme d’une infidélité, de la folie qui les a prise. Mais surtout ils sont gênés — pour elle plus que pour eux. Ils ne se rappellent plus ce qu’il pouvait bien trouver à cette grande fille sage qu’on ne voit pas dans le poste, qu’on n’entend pas à la radio, bref que personne ne connaît. Ils la regardent s’éloigner et poussent un soupir d’ennui : « Quand même, quel bled paumé ! Il ne se passe rien ici. » Et, pour qu’il se passe quelque chose, ils rentrent dans leur maison voir ce qui passe à la télé.
« La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte » (G. Debord)
Il n’y a même plus de nom pour ces obscènes comédies. Fétichisme, hystérie marchande, fanatisme du consensus, tous ces mots qui valaient encore à l’époque d’Hannah Arendt ou de Walter Benjamin — bac à sable du capitalisme —, tout cela est dépassé, trop noble tellement c’est bête, trop impuissant tant c’est pire. Laissons donc à la comédie tous les noms qu’elle veut se donner : amour, chagrin, douleur intime, expérience vécue, etc. Ces mots sont des jouets cassés. Qu’elle s’y amuse.
Appendice — Bohème d’O. Steiner.
(il faut m’excuser : en train on a le temps de lire ; trois jours de train : j’ai beaucoup lu.)
Dans Bohème d’O. Steiner, un garçon s’entiche d’un homme connu (vedette à l’usage des élites). Il s’entiche de cet homme parce que cet homme est connu (la qualité de son oeuvre est un fragile alibi). La beauté poignante du livre tient à la folle tentative de changer cet amour grégaire, cet appétit de groupie que la cohue fait bander en une expérience amoureuse effectivement vécue.
Le Jérôme de Bohème est un garçon d’aujourd’hui, c’est-à-dire un anti-Meaulnes qui n’aime qu’en sentiers battus. Il est Ménélas, si l’on veut. Un Ménélas de vingt-six ans à l’apogée du capitalisme. Pierre Lancry est son Hélène, aimée et voulue par lui parce qu’auréolée de gloire publique. La valeur de cette Hélène est une « valeur d’exposition » (soit une valeur d’échange à son pic d’irréalité). Contrairement aux anonymes avec qui Jérôme couche et en éprouve du plaisir, sa valeur d’usage est nulle : on sent au fond que Jérôme n’a pas envie de le toucher ; on pressent même encore plus : qu’il ne pourrait pas le toucher. Mais il échange avec lui et la valeur de cet échange est la matière immatérielle que son désir pétrit afin de se monter. Le tourbillon de SMS, d’emails, de lettres, de coups de fil, la transaction compliquée des mots d’amours et des tactiques, bref la frénésie d’un échange, dont (c’est la force du livre) aucun des deux n’est la dupe, font mousser un fond de désir comme on bat en neige des œufs. Ce que dessinent ces efforts n’est ni la Carte de Tendre ni la carte du Domaine perdu, mais le graphique d’un crash boursier. L’amour de Jérôme pour Lancry est une bulle spéculative : sa valeur s’accroît par l’échange et finit immanquablement par atteindre des proportions sans aucune commune mesure avec sa solvabilité.
Deux scènes pour l’illustrer —
# Jérôme se rend à L.A. pour assister à l’opéra que Pierre Lancry a monté. À la fin du dernier acte, dans un tonnerre de bravo, Lancry paraît pour les saluts. Assis dans le noir, anonyme, Jérôme regarde sourire cet homme apothéosé. Il est comme Ménélas quand il regarde, sur les remparts, passer le rêve insaisissable de sa femme que tous admirent. La valeur d’exposition de l’amant qu’il s’est voulu anéantit sa vie intime. L’irradiation de tant de gloire ne peut l’atteindre sans le radier. — Et c’est à ce moment précis que, sans même encore le savoir, Jérôme décide de disparaître. Il décide de disparaître, parce qu’il se sent disparu.
# Après de longs mois d’échanges de part et l’autre de l’Atlantique, Pierre Lancry revient en France. Au lieu de le rencontrer, Jérôme choisit la fuite. Le silence-radio et la fuite. Pierre Lancry en tête-à-tête, celui qu’il rencontrerait au lieu d’échanger avec lui, c’est l’autre Hélène d’Euripide, la femme oubliée en Égypte, celle que personne n’admire, qui est faite de vieille chair et pas longuement repétrie de rumeurs et de salives. (…) On ne couche pas avec les vedettes, on couche avec leur rebut — l’invendu de leur gloire publique.
Le roman fou d’O. Steiner est le récit fulgurant du hold-up de nos vies par la valeur d’échange. La Bohème de Jérôme ne pouvait finir sans finir. Elle était d’entrée un pays perdu.
— Au fond, dans la vie du jeune homme, l’unique valeur d’usage, c’est sur les mains du père l’odeur du white spirit. L’odeur blanche du solvant, qui en trahit l’effacement, en est l’unique vestige. Le père — le Domaine perdu. Le passage, qui fait très mal, blesse autant qu’il éblouit.