« C’est quoi la vie d’un tennisman ? » : Mathieu Lindon (Champion du monde et Merci)

Détail de la couverture de Champion du monde aux éditions Folio

En dépit de son titre (et de l’absence d’indice sur la couverture blanche des éditions P.O.L), Champion du monde de Mathieu Lindon est bien un roman sur le tennis. Publié en 1994, le roman sera suivi de Merci (1996) — deux textes pour dire un « devenir Ximon », être « champion du monde ». Pour cela, Ximon demande à Kyhl, un joueur en fin de carrière, de devenir son entraîneur et de faire d’une page vierge une histoire, un roman. D’être son coach, son frère, son ami, un père, selon ces filiations électives et héritages symboliques que Mathieu Lindon décrit de roman en roman.

Champion du monde s’ouvre sur la rencontre de Khyl et de Ximon, en Suède. Le mot rencontre a évidemment un double sens, comme nombre d’autres termes du livre – échange, double, servir, édition – auquel le contexte tennistique donne valeur de clin d’œil. Le sport est un vocabulaire, un lexique technique qui façonne la langue du roman. Par ailleurs, le tennis induit un rythme narratif particulier : dans la première partie de Champion du monde, le lecteur suit l’ascension de Ximon vers la place de numéro 1 mondial mais la seconde partie retrace LE match de sa carrière, la finale de Wimbledon, véritable morceau de bravoure : un match sur 85 pages épousant la tension, le suspense du jeu. Enfin, si les personnages principaux sont fictifs, Mathieu Lindon évoque aussi Borg, Lendl, McEnroe, Pete Sampras contre lequel Kyhl, alors troisième joueur mondial, a joué. Le roman est un match de la fiction contre le réel, un jeu de services, un échange.

Le diptyque que forment Champion du monde et Merci est, dans sa structure même, la mise en lumière de ces liens du sport et de l’écriture que creuse Mathieu Lindon : le tennisman est un personnage particulier qui induit un traitement singulier du corps, du « mental ». L’exploration littéraire de la question du corps se fait à travers celui d’un joueur mais aussi à travers celui de Kyhl, l’ancien champion devenu entraîneur de Ximon, qui apprend au tout début du livre qu’il est malade du sida. Le personnage rappelle le Michel (Foucault) de Ce qu’aimer veut dire. Et le roman se construit sur un miroir entre un « corps d’élite », qui explore et exploite sa puissance, et un autre qui se défait, ne répond plus, sombre dans la maladie.

Le tennis dit, dans les deux romans, la ligne de l’existence, sa continuité, ses ruptures. Écrire et jouer se vivent dans le même « inconnu, dans le même défi de la connaissance mise au désespoir », pour reprendre ce que Marguerite Duras énonçait des rapports de l’amour et de l’écriture dans La Musica Deuxième. Le jeu, « immaîtrisable, comme une histoire d’amour », n’est-il pas pour Mathieu Lindon la métaphore d’un « faire l’amour » entre Ephraïm et Joanna dans Merci, une « expérience vitale » ?

Ximon, « ce garçon si habile, si artiste à sa manière, si écrivain », est un joueur tout à fait singulier : une graine de champion, mais aussi un très grand lecteur, Dostoïevski – qui lui « sert à mieux définir ses adversaires, sa propre vision du jeu » –, Conrad – « car la vie d’un tennisman n’est que déplacements » – et surtout Proust. En pleine finale de Wimbledon, sur sa chaise de service, devant les caméras du monde entier, Ximon se souvient soudain qu’il a Le Temps retrouvé en collection de poche dans son sac. Il ouvre le texte au hasard, en lit une phrase, son dopant à lui. Jim Courier ne l’avait-il pas fait durant les Masters, à Francfort ? Ximon « lit comme il joue », apprend-on dès les premières pages de Champion du monde. D’ailleurs lorsque le tennis finit par le lasser – n’a-t-il pas tout gagné ? –, c’est vers l’écriture que le tennisman se tourne pour « absorber toute la démesure de son existence ». Le roman lui a même servi dans son apprentissage de la compétition – « Proust, par éclairs, parle malgré tout du tennis ».

Dans Merci, le lecteur apprend qu’Ephraïm a écrit un roman sur son ami Ximon, un livre « célébré dans le monde anglophone », le roman de sa finale mythique à Wimbledon. C’est un clin d’œil ironique à Champion du monde, bien sûr, à Ximon « personnage hors du commun ». Pourtant, selon Ximon, le « chef-d’œuvre littéraire du tennis » « est encore à écrire », « aucun écrivain n’a jamais été champion du monde ». Marguerite Duras toujours, dans Détruire, dit-elle (Éditions de Minuit, 1969), écrivait : « Les tennis, on les regarde beaucoup, même quand ils sont déserts, quand il pleut… Il y aurait à dire sur les tennis qui sont regardés » et ceux qui restent donc à écrire.

Mathieu Lindon, Champion du monde, P.O.L, 1994, 256 p., 17 € & Folio, 2002, 240 p., 9 € 20
Mathieu Lindon, Merci, P.O.L, 1996, 160 p., 12 € 20

© Christine Marcandier