En écoutant Denis Roche

Denis Roche parle des fenêtres. Est-ce que cela signifie que ses mots sont des fenêtres ? Il écrit : Échapper à l’enchaînement obligatoire. Il écrit aussi : L’instant de folie qu’abrite le déclenchement de la photo. Écrit-il que la folie de la photo est cette échappée hors de la rationalité obligatoire ? Que la photo elle-même est cette échappée, la folie au centre du regard ? Au centre du monde ? Au centre du monde après le monde, là où il n’y a pas de centre ? Denis Roche dit qu’il vit dans un monde de fenêtres. Qu’il s’est construit un monde de fenêtres et de verrières. Les miroirs aussi sont des fenêtres. Comme les photos. Et les mots.

J’aime aussi les chambres d’hôtel, dit-il, les chambres des palaces ou des bouges, peu importe. J’y fais des photos, j’y écris. J’aime l’agitation microscopique que l’on peut avoir dans cet espace très restreint, très étroit – les photos, l’écriture, l’amour, tout un monde qui s’agite dans cet espace vide, anonyme, clandestin comme le monde. Et dans les chambres d’hôtel, partout, l’on va toujours vers la fenêtre, on se rapproche de la fenêtre, pour voir, cet extérieur illimité, la rue, le parc. Je photographie les fenêtres, le carré, l’encadrement, le cadre. Chaque photographie est une fenêtre et inversement — chaque photographie est cet espace étroit d’un extérieur illimité. Et de même une page écrite, chaque page écrite et chaque phrase, chaque mot écrit : un cadre, l’espace étroit d’une surface — marge sur les côtés, cadre blanc de la feuille blanche aux paragraphes carrés —, l’espace étroit mais extérieur, illimité. J’écris dans cet espace, dit Denis Roche, comme un tracé de cet espace étroit parcouru très vite.

Dans la photographie il n’y a pas de vision directe du réel : la photographie est une image mentale, l’image d’un aveugle, d’un pur aveugle. Dans la photographie, l’essentiel de l’acte esthétique est avant tout l’image mentale, l’espace mental de l’image et dont l’image est le parcours rapide, instantané. Dans la photographie, la pensée est une question de vitesse, elle est la vitesse de la pensée et le monde de cette vitesse, son espace rapide. C’est comme une bouche qui photographierait, une bouche muette, en oubliant les yeux, le regard, occultés.

Prendre des photos est aussi une activité par petits bouts, une activité dans le temps de la vie quotidienne mais qui n’est pas d’un temps continu, qui est d’un temps par fragments. Je colle ces photos dans des albums, j’en ai une cinquantaine maintenant, des albums de fragments photographiques, des livres d’un temps et d’un monde de fragments, comme des fenêtres en quelque sorte, ou des livres avec des mots, des fragments de mots, c’est-à-dire des mots. Le temps et les choses sont là mais ce sont des fragments, et rien d’autre n’a lieu que cela — ni récit, ni sens —, rien d’autre que le temps, la mort au travail. Le réel — ce qu’on appelle le réel — n’y est pas maîtrisé mais il y a toujours un risque, car l’on se perd dans ce temps, par définition on y est perdu, en déséquilibre dans ce monde énigmatique. Il n’y a rien à contempler ici, on ne peut être qu’impliqué dans le monde, dans les corps, et dans le risque de ce monde et de ces corps, le déséquilibre permanent, ontologique, des mondes et des corps.

Denis Roche parle de la chambre blanche, de ce volume carré de lumière qui est aussi un tombeau, peut-être, et qui est aussi une photographie, l’intérieur de l’appareil photographique, ou l’espace mental de cet espace dans la tête lorsque l’on écrit et où s’assemblent les mots, les phrases, le rythme. Ce n’est pas un espace noir, c’est un espace qui sort du noir, des ténèbres, mais c’est un espace blanc, disruptif. C’est un drôle d’endroit, dit Denis Roche, flou, hors-champ. Si je ferme les yeux, je vois cet endroit où je suis vraiment allé. Il n’y a rien, même pas une terre, ou une plage. On y erre, dans cet espace vide. C’est un endroit absolu. C’est dans cet endroit exact que je fais des photos, là où précisément il n’y a rien à photographier.

J’erre dans cette ville qui est vide, une ville dans un état anormal, avec l’interruption de tout ce qui est social et qui n’a pas d’intérêt. J’aime les lieux vides, dit-il, les no man’s lands. Ça correspond aux sensations qui sont les miennes quand j’écris. C’est une espèce de no man’s land dans la tête, un endroit où tout s’arrête, vide, sans personnages. Le paysage uniquement, vide, sans rien d’autre que le seul paysage, sa photographie blanche, son seul mot blanc et vide.

« Le Bon Plaisir de Denis Roche » :

Photolalies, première rétrospective consacrée au photographe et écrivain Denis Roche (1937-2015). Le Pavillon Populaire – Espace d’art photographique de Montpellier, du 18 novembre 2015 au 14 février 2016, entrée libre.