Apprendre à revenir : Laurent Mauvignier, Retour à Berratham (1Book1Day)

Retour à Berratham © Christophe Raynaud de Lage

« On ne peut pas parler d’histoire qui ne rende pas compte d’un déracinement » déclarait Bernard-Marie Koltès au clair matin de son théâtre en une formule qui pourrait se tenir comme l’épigraphe parfaite à la brutale et radicale beauté de Retour à Berratham, la dernière pièce de Laurent Mauvignier, récemment parue chez Minuit.

Écrite à la demande d’Angelin Prejlocaj qui vient de la porter en scène avec l’incandescence de son ballet au Festival d’Avignon, cette « tragédie épique contemporaine », de l’expression même du chorégraphe, est déchirée comme chez Koltès de cette grande et insurmontable douleur des hommes arrachés à leur propre destin, jetés dans la violence inouïe de ce qui n’est plus leur vie et désormais rendus pour toute famille à un désert dont la désolation ne prendra fin qu’avec eux.

À l’instar de Ce que j’appelle oubli, de Tout mon amour ou encore du Lien, ses précédentes et sombres pièces traversées du même abandon et de la même déshérence, Retour à Berratham de Mauvignier se donne, d’emblée, comme le drame sauvage et nu d’un déracinement porté à son degré de plus intense solitude. Dans un décor aux allures de désastre et d’apocalypse muette, où les hangars ne sont plus que « des carcasses ouvertes à tous les vents » et le brouillard que « des lambeaux de brume », un jeune homme arrive qui demande son chemin, s’enquérant d’où se trouve « Berratham, vous savez, la place avec la statue ». Pourtant, le jeune homme n’est pas étranger à la ville : au contraire, il y est né, y a grandi mais il en est le grand déraciné, l’exilé unanime, son orphelin seul. Pour vivre, il a dû partir, tout quitter avec son frère, laisser derrière lui « le marché aux fleurs sur la grande place où tous les matins il retrouvait les odeurs et les couleurs » afin d’échapper à l’irascible de la misère, à la vie qui ne vient désespérément pas et à la survie qui l’enfonce dans le désespoir et les montagnes d’ordures qu’à longueur de journées, il racle de ses ongles. Mais, plus que tout, comme une infranchissable mort à soi, et comme l’origine sourde du tragique de son existence, le jeune homme a dû, en partant, laisser derrière lui Katja, la « douce Katyushakaya vivante et encore belle », son amour impossible qui s’est donnée à lui le temps d’une nuit, « parfumée de jasmin » et que, depuis, il n’a pas revue, qui a eu un enfant, « un enfant de guerre, comme une honte de guerre, une douleur qui a poussé dans son ventre. » Et que, d’emblée, décidé, il recherche.

Mais, sans doute, porté par le redoublement de la toute détresse du jeune homme, l’œuvre dramatique de Laurent Mauvignier n’a-t-elle jamais atteint comme ici à ces instants de barbarie flamboyante où le déracinement n’emporte plus uniquement les êtres mais en vient à vider les lieux d’eux-mêmes et à les laisser dans une hébétude sans trêve. Car Berratham, à son tour, a été déracinée d’elle-même. Le jeune homme a beau l’avoir quittée il y a bien longtemps, la ville n’en est pas moins méconnaissable en soi : autour de braseros de fortune, « emmitouflés dans des vieilles fringues de la Croix-Rouge », des hommes réunis en hordes font régner une épaisse terreur, l’un d’eux notamment qui, sans attendre, « demande au jeune homme s’il n’a que son manteau à leur donner ». C’est qu’à l’image de cette géographie sans lieu, fable de tous les désastres, une guerre sans nom a eu lieu qui a détruit les hommes et leurs vies, les jetant chacun dans l’effroi d’une débâcle à visage de néant parce que la guerre a anéanti Berratham, en a bouleversé les lignes, effondré les forces, renversé les positions tant, comme le dit l’un de ceux qui restent, « la guerre a modifié l’ordre des choses. » Les lecteurs parmi les plus attentifs de Laurent Mauvignier auront reconnu sans peine à travers ces « gestes fatigués » les accents les plus affirmés de ce principe de défaisance active à l’œuvre également dans l’ensemble de ses romans à la manière de leur trame révélée, de leur préface la plus sombre, ce que Novalis nommait encore l’idéal a priori de toute œuvre, celle qui consiste à approcher cette zone anomale où sens et sensible se défont pour que l’œuvre se décide à être.

En effet, depuis bientôt une quinzaine d’années, depuis son entrée en littérature avec le cristal de douleur de Loin d’eux jusqu’à la magistrale et rare puissance épique emportée d’Autour du monde en passant par le tumultueux Dans la foule ou encore l’âpre et rugueux Des hommes, le destin romanesque de Mauvignier s’est attaché à dire dans les existences ce qui les brise en deux, ce qui les arrête net en leur centre, leur accident supérieur dans les choses qui en retourne non seulement le cours mais se donne comme puissance d’endeuiller le réel, d’arracher l’homme à la libre et douce continuité des choses, de le désapproprier, de faire de lui le malproprisme à tout prix, le malpropre des choses pour le jeter dans la fureur d’une contingence où plus rien ne s’appartient et où l’homme devient le vivant de trop dans le monde. C’est le suicide de Luc qui interrompt les vies de chacun dans Loin d’eux. C’est l’accident du mari, hanté des souvenirs d’Algérie, qui suspend le cours du couple dans Apprendre à finir. C’est le viol de Claire dans Ceux d’à côté qui a désarrimé chacun. C’est la tragédie du stade du Heysel qui tue au cœur de Dans la foule en ébranlant chacun jusqu’à une mort sans solution. C’est encore la « sale guerre », la guerre d’Algérie, celle qu’on ne voit pas mais qui assassine l’humain dans l’homme dans Des hommes qui a donné à Bernard sa vie comme infranchissable suspension. C’est enfin le terrible tsunami qui n’en finit pas de déferler sur les histoires des hommes toujours très seuls dans Autour du monde, qui, paru l’an passé, s’impose comme son plus grand roman, de loin l’une des plus grandes réussites de l’horizon contemporain. Et peut-être, au-delà de leur fougue romanesque mais comme leur force épique portée sur scène, Retour à Berratham s’offre comme l’écho le plus intime à ces deux derniers romans dont il livre l’épure dramatique et tragique à même le théâtre et son plateau, la ligne noire et fabuleuse.

Des combats insituables et insaisissables entre Français et Algériens qui innervent Des hommes et dont aucun ne se remettra, Berratham ne retient non pas tant la guerre en soi, toujours dérobée que ce moment d’indistinction que constitue l’après-guerre, toujours une manière de guerre invisible, de guerre moins la guerre car, comme le dit encore l’un des personnages sur scène, à Berratham, ce n’est plus la guerre mais « la guerre, elle vibre longtemps dans le silence des bombes et des balles. » Et c’est depuis cette vibration tremblée de l’après-guerre et son cortège d’horreurs, de règlements de comptes et de rixes franches entre ces hommes au néant manqué, Patron, Whisky, Karl que se dressent les ruines de Berratham, que siège son intempérant chaos fait de « matelas pourris sur le sol » qui exhibent à nul autre pareil combien, pour Laurent Mauvignier, la guerre est une occurrence éclatante parmi d’autres de cette rage et de cette violence sans répit que le monde fait subir à chacun dans ses accidents. Parce que la violence s’impose toujours comme le biotope fondateur de la parole de Mauvignier sinon comme sa biopolitique tout à la fois affirmée et effrayée.

Et Retour à Berratham ne fait pas exception à la règle : comme dans les drames de Baudelaire, le ciel chez Mauvignier est toujours couleur de crime et la terre matière de douleur. Le jeune homme ne peut ainsi revoir Berratham telle qu’il l’avait laissée. Il veut revoir son appartement, celui de son enfance mais les lieux ont été dévastés, il ne reconnaît plus rien tant « les objets dont il croyait se souvenir et qu’il pensait retrouver d’un simple regard lui glissent sous les yeux comme des noyés déformés et bouffis par l’eau ». La guerre est finie mais non pas l’effondrement continu de tout tant la nuit est devenue le temps du monde comme le suggère cet homme qui dit au milieu de son monologue perdu : « C’est la nuit en plein jour. » La nuit écrase là les hommes mais les hommes ne sont déjà plus tellement des vivants : désormais, ils ont le cimetière pour toute terre et toute mesure. La violence de la guerre et son odieuse persistance, celle qui maintient la douleur dans une actualité toujours neuve, se dit dans le renversement radical d’une barbarie sans nom par lequel les morts sont devenus les vivants et les vivants à peine plus vaillants que des morts ainsi que le raconte la mère de Katja, elle qui justement est morte, parle depuis la bouche d’ombre qui devient le lieu même de son récit, ce qu’elle glisse au jeune homme décrivant ce qui s’est passé pendant son absence, « pendant que les vivants mouraient et que les morts redécouvraient l’air libre, quand les pillards et les soldats les sortaient de terre pour arracher des bijoux et des dents en or à coups de pioche. » Dès lors, dans cet univers où ne manquent pas « les fissures et les lézardes », Berratham appartient à une mort continue, ni jamais tout à fait vivante ni jamais tout à fait morte qui ne paraît plus devoir prendre fin.

Retour à Berratham © Christophe Raynaud de Lage
Retour à Berratham © Christophe Raynaud de Lage

Pourtant, en dépit de ces morts vivants, Retour à Berratham dévoile combien chez Mauvignier, contre toute attente, la dramaturgie ne répond d’aucun fantastique, fait taire le spectaculaire inhérent à tout surnaturel afin là encore d’en renverser le paradigme. Où, comme dans la Médée de Corneille, le fantastique ne témoigne ici que de la stupeur du jeune homme, de Katja et sa mère morte devant une douleur tenue à son degré le plus accompli d’horreur, dont l’effroi ne connaît plus de limite, comme si, à la vérité, le fantastique s’affirmait comme l’essence du tragique le plus flamboyant, son mot le plus nu dans le langage. Et ce désarroi fantastique atteint à son paroxysme avec les presque deux seuls grands vivants de la pièce, Katja et le jeune homme, ces deux êtres laissés pour mort dans leur peine, ces deux êtres, séparés de leur amour et de leur vie, qui veulent de nouveau se rejoindre et revivre, reprendre leur histoire depuis le corps mort de leur aventure passée, le jeune homme ne cessant de voir partout « le visage et le corps et la voix de Katja ». Coûte que coûte, comme un grand cri de vie qui déchire chaque texte de Mauvignier, ils veulent affronter le monde là où les uns et les autres fuient ou se dérobent, là où chacun aurait préféré rester loin de tout et loin d’eux. « Il faut bien que quelqu’un ne renonce pas » disait déjà Vince, l’un des frères d’Amérique d’Autour du monde, emporté qu’il était dans l’écho diffracté du tsunami, et cherchant à tout force à surseoir au plus intime du désastre, à lutter contre l’effondrement des choses, à apercevoir la volonté comme horizon des hommes, comme retour : comme revie de l’homme au monde lui-même. Et sans doute, Katja, qui « s’est enfuie et avec elle ce bébé monstrueux », elle toujours « debout, nue, droite et fière comme les femmes au temps des siècles illustres », et le jeune homme de Berratham, celui dont chacun questionne le retour, se donnent-t-ils comme les jumeaux les plus sombres mais les plus ardents, mais les plus justes de Vince, ses interprètes les plus accomplis. Sans doute sont-ils ces deux quelqu’uns qui ne renoncent pas.

Car, à la différence majeure du théâtre de départ et d’exil de Koltès, de ce théâtre d’une douleur à habiter le monde, où Zucco voit naître sur ses lèvres le nom d’Afrique comme réponse rimbaldienne absolue à la violence sociale, la dramaturgie de Mauvignier refuse la fuite. Elle s’écrit dans l’intrépide haine de l’ailleurs : elle veut affronter sans défaut l’ici et le maintenant de ce qui est refusé à chacun. Dans un geste contraire, d’une radicalité qui met en péril le théâtre lui-même, Mauvignier n’espère que revenir au monde, l’habiter, avoir le courage de poète de Hölderlin pour se tenir au creux de tout, affronter jusqu’à la haine et les crachats, jusqu’à être « hirsute, sale » mais revenir à tout prix, braver les hommes pour revenir et s’affirmer dans un désir à l’intrépide opiniâtreté. À l’instar de ses romans, de Loin d’eux jusqu’à Des hommes, de Luc qui, mort, revient la nuit dans le corps de sa mère jusqu’à Bernard qui dans la salle des fêtes de La Bassée revient avec ses souvenirs d’Algérie, le théâtre de Mauvignier était déjà traversé de part en part de ce retour à figure d’espoir comme la ligne pure d’une quête, la flèche nue d’un désir qui ne peut plus se taire. Le Lien mettait ainsi déjà en scène E. qui avait vu partir L. mais qui, à présent, le voit revenir pour elle peut-être, revenant parce qu’« elle est là, l’humanité, dans ce qui s’acharne ». Ce que j’appelle oubli  dit aussi ces retours, ces images qui ne quittent personne, comme, enfin, Tout mon amour qui exhibe cet homme qui revient, toujours invariablement comme le jeune homme de Berratham, pour retrouver ses morts, ses disparus, lui qui « ne lâche rien ». Et, ici plus que jamais, Retour à Berratham dit cet acharnement du retour, son infatigable volonté à la manière d’une fable noire qui ne renonce jamais, qui dit de chacun cette obstination qui ne faiblit pas, force vive toujours renouvelée du vivant.

Si tous s’interrogent alors aussi bien à voix haute que dans des murmures sans fin sur les raisons du retour du jeune homme, s’il est revenu « pour retrouver des vivants ou récupérer des meubles, une maison », très vite chacun se le tient pour dit : de toute l’infaillible détermination de son geste, le jeune homme est revenu pour rechercher Katja car, la mère le sait qui le dit, « Lui, il revient pour l’emmener », la faire vivre loin d’ici et lui faire oublier le désastre de Berratham. Si, plus d’une fois au risque de sa vie, sans faiblir jamais, affrontant ce « monde qui a voulu ne pas voir et qui soudain le rattrape », le jeune homme choisit de revenir parmi la cohorte hagarde de morts si vivants, la meute folle des Whisky, Patron ou Karl encore, c’est qu’une grande décision, plus forte que la mort, emporte ses pas et accompagne la rumeur de ce retour. En effet, à l’enseigne de l’ensemble de l’œuvre de Mauvignier, le jeune homme revient pour finir. Il veut apprendre à revenir pour finir. Achever la ronde des malheurs, reprendre la vie à la mort, en finir avec les morts eux-mêmes, tuer les souvenirs dans leur violence pour finir, mettre un terme à cette non-existence dont ils meurent tous, et recommencer. Dans Retour à Berratham, une didactique du retour se déploie, une dramaturgie de l’apprentissage aux accents d’errance post-apocalyptique traverse l’ensemble de la pièce, guidant le jeune homme de son retour inconsidéré au courage de l’affrontement, chaque scène se faisant le drame intense comme autant d’étapes négatives d’une chaine de l’horreur à rédimer : il y a le retour au pays natal. Il y a l’affrontement de rue. Il y a le retour dans l’appartement de l’enfance. Il y a le mari que l’on croise. Et il y aura bientôt le retour sur les lieux du meurtre de Katja. Chez Mauvignier, on revient, en somme, pour résoudre dans un élan nietzschéen, la vie comme problème. Parce que pour le jeune homme, apprendre à revenir se dit dans les mêmes accents qu’apprendre à finir pour Luc tel qu’il le formulait tremblant déjà dans Loin d’eux, à l’orée de l’œuvre, comme si les mots glissaient d’une bouche l’autre, du roman à la scène pour finir par admettre que « finir, ça n’existe pas. C’est pour commencer qu’on finit, toujours pour commencer qu’il faut finir, finir pour qu’enfin il y ait quelque chose à commencer. » Dans ce monde où, comme après la mort de Luc, « tout est un après », à Berratham il faut bien décidément que quelqu’un ne renonce pas pour réapprendre tous les débuts possibles.

Dès lors, au cœur de la dramaturgie de Mauvignier, apprendre à revenir pour en finir consiste à vouloir revenir de toutes les morts, de la mort en soi comme généralité majuscule des hommes, faire revenir chacun dans la vie toute vivante car, sans doute, à l’horizon premier du retour, y a-t-il, obscure et ténue, la volonté du jeune homme de mettre fin à sa propre vie si peu vécue en dehors de Berratham, en dehors du « sort que la vie nous a fait ». Car il est lui aussi l’homme mort à l’image de Katja qui, elle aussi, vit si peu sa vie sans lui, elle dont la mère dit « ma fille d’une vie si morte » : le jeune homme est alors le revenant au sens le plus terrible du terme, spectre de sa propre existence vidée de lui, et il revient pour cesser d’être l’homme de la hantise, celui qui revient pour ne « revendiquer que le droit de frôler une seconde le fantôme de sa propre vie et de sa propre famille ». Le jeune homme est mort à lui-même. Il est la grande ombre qui traverse la scène à la recherche de son propre corps, qui veut être dans chaque scène, qui veut insister sur le plateau de théâtre : il ne veut plus être seulement celui qui « sent bon l’eau de toilette et l’oubli ». Il veut revenir au présent de la scène et conquérir une vie. Comme son ombre portée mais à la manière d’un négatif, Katja se tient tout aussi morte, comme vidée d’elle, et « pense à cette vie qu’elle n’a plus envie de vivre et à ces gens assassinés dont elle entend les plaintes, sa mère qui est morte et doit la regarder dormir le soir. » Depuis son mariage forcé, dans cette grande et magnifique scène, une des plus belles vues depuis longtemps au théâtre, Katja veut aller vers l’oubli de soi, elle qui « ne dit rien pendant que le prêtre remplit le verre et le tend à l’homme, qui le prend avant de l’offrir à Katja. » Katja voudrait ainsi trouver ce qui s’appelle oubli et, à l’inverse du jeune homme, ne désirerait pas porter avec elle son corps de mémoire. Katja est ainsi celle qui attend la disparition mais qui, pourtant, n’en finit pas d’exister aux yeux des autres, des hommes et de la foule qui se saisit de son enfant, « ce bébé monstrueux qu’il aurait dû jeter contre un mur. » Tout se passe comme si dans Retour à Berratham la scène était vidée de chacun de ses protagonistes, comme si le théâtre n’était habité que de la déshérence de leur histoire et n’était finalement peuplé que de l’intense et effroyable rumeur qui s’occupe d’eux, de ces « chuchotements derrière son dos ». Figures fragiles, Katja et le jeune homme ne sont eux-mêmes que les figurants inavoués de leur propre histoire qui, toujours, se joue sans eux et dont ils ne parviennent jamais à être les acteurs pleins non plus que les récitants ultimes, à savoir être les hommes et les femmes de leurs propres mots. Car ils ne parlent pas. Les mots se taisent et se dérobent à hauteur de leurs bouches. Dans Retour à Berratham, la tragédie de sa toute fureur naît de ce que les personnages sont à eux-mêmes reculés dans le langage et les mots, terriblement loin d’eux.

Dès lors, revenir pour les héros de Mauvignier, c’est avant tout vouloir revenir à toute force dans le langage dont ils vivent séparés et qui, dans une violence impénétrable, les a subitement désertés. Il n’y a plus ici aucun lyrisme possible. Chez Mauvignier, le pathos a les yeux secs. C’est un théâtre sans dialogue, un théâtre du récit malheureux où n’existe plus qu’une longue ligne de désespoir sur laquelle s’écrit l’impossible prise de parole de Katja et du jeune homme racontée par d’autres dans une étourdissante scénographie discursive comme rarement mise en œuvre. Où Katja ne s’offre pas dans les mots, n’est qu’un cri infini, ce « cri strident et long que personne n’entend parce que sa bouche est fermée comme un poing », ce cri intangible qui est l’envers négatif de tout théâtre, où l’énonciation d’elle-même ne lui appartient plus et est déléguée à deux coryphées de citoyens sans cité désormais, des narrateurs comme il est dit, des « chœurs de morts ». Dans Retour à Berratham, ces chœurs s’affirment comme les messagers et les spectateurs interdits de l’histoire du jeune homme qui transparaît à travers ses gestes et que, depuis la béance d’une parole intime, toujours au bord de ne pas se dire et qui « habite au plus intime de ce qui fait souffrir », le ballet Prejlocaj devra faire danser comme on fait philosopher ce qui, dans le langage, peine à trouver sa voix afin de révéler ce qui demeure inexprimé dans chaque acte pourtant expressif. Les hommes sur scène sont comme condamnés à ne pas parler. Ils sont ainsi obligés de se frapper pour ne pas dire qu’ils sont malheureux, qu’ils sont jetés dans le désœuvrement sans répit d’un monde qui ne les accueille plus comme Koltès disait déjà du théâtre qu’il ne pouvait faire dire aux hommes qu’ils étaient tristes, mais qu’ils devaient aller faire un tour. En ce sens, faisant mentir tous les linguistes, la littérature surgit pour Mauvignier en ce point aventureux et nul du monde où le langage ne parvient plus à se communiquer lui-même, où le théâtre est condamné à se dire derrière ses propres mots, quand parole et communication ont manqué leurs noces.

© Laurent Mauvignier

Si bien que, depuis ces scènes où Katja « est prête à hurler et à frapper jusqu’à passer de l’autre côté », Laurent Mauvignier prononce de la voix la plus forte le vœu ardent d’une littérature directe, de celle qui redonnerait au langage sa puissance à communiquer, délivrerait le théâtre de la tyrannie du monologue quand on croit dire une tirade et restaurerait la possibilité du langage à être le pont et le lien entre les hommes. Écrire pour Mauvignier consiste à faire se retourner la modernité sur elle-même, sur sa propre légende maladroite et à œuvrer à ce que d’aucuns disaient qu’elle refusait obstinément par aveuglement, Méduse piégée au miroir de soi : communiquer. À rebours de la supposée geôle formaliste, Mauvignier veut communiquer, faire circuler sans répit la parole, la tendre comme un flux nu, comme si la vague du tsunami portait avec elle la chance de faire à nouveau se correspondre les hommes entre eux, comme si l’accident supérieur dans les choses apparaissait en fait comme la chance inouïe du monde de faire enfin circuler la parole, la révélation de son utopie tangible : que les mots aillent des uns aux autres, que le contact revienne, que le dialogue se restaure et que la voix se fasse de nouveau enfin entendre et circule. Parce que, pour Mauvignier, le théâtre est le lieu où la parole doit enfin surgir, la voix apparaissant comme le phénomène le plus inattendu sinon le plus dramatiquement spectaculaire d’une existence, son dénouement rêvé, sa possible chance et non son fragile liminaire, sa condition posée, son sol premier dans la mesure où la voix serait la tonalité affective pure du monde, l’adhésion à la vie multiple des choses : l’être-là enfin offert où, selon Mauvignier, la voix devenue affection pourrait apostropher le vivant dans les choses.

Ainsi est-ce là peut-être que se tient l’élan le plus passionné de l’œuvre de Mauvignier, rejoué de texte en texte, cet élan qui veut trouver dans la parole de chacun son désir de circularité pour tendre tous les mots vers la transmission. De fait, il s’agit d’inventer une poétique circulaire, autour du monde, qui fasse le tour des hommes, comme on embrasse et on étreint, une circulation dont Retour à Berratham exhibe la loi franche. Chaque scène glisse ici l’une dans l’autre, veut littéralement se communiquer et s’enchaîne en allant d’homme en homme, comme le bébé ce « paquet rouge qui passe en bras en bras », comme si la circularité emportait chacun dans toute parole pour la faire aboutir, pour qu’elle reste parmi les hommes et dise. C’est qu’à travers le périple du jeune homme lancé à la recherche de Katja et Katja d’une issue au monde, Mauvignier veut décidément retrouver la vie, et dans la vie sa forme littéraire la plus dépouillée et la plus désœuvrée de littérature, celle dont Walter Benjamin parlait déjà à propos d’Hölderlin, à savoir le noyau poétique de toute œuvre capable, selon le philosophe allemand, de « reconnaître que le sentiment de la vie, d’une vie large et indéterminée, constitue le sentiment fondamental de la poésie ». À ce titre, comme un écho feutré à la littérature pratique d’Eugène Savitzkaya et la littérature physique de Laurent Jenny, Mauvignier veut trouver le poème dans la littérature, espère de toutes ses forces la venue du noyau poétique comme ce sentiment de l’illimité d’une existence reconquise et instille dans son théâtre le retour inattendu du grand poème dramatique où la circularité dramaturgique se fait enjambement poétique, où l’enjambement d’une scène l’autre devient la grande forme du Poème prête à révéler des hommes, les images, les cris, les souffles. Et si, plus que jamais le poème irradie au cœur de Retour à Berratham, c’est que le noyau poétique dont Mauvignier se met en quête trouve comme chez Hölderlin la même syntaxe existentielle, celle de la venue du héros de l’absolu, du poète comme grand homme moral dans les choses, celui qui fait que « quelque chose se produit qui fait que tous se redressent ». Le jeune homme sera ce poète même du courage au-delà de toutes les morts, même celle de Katja : il demeure avant la fin comme l’homme qui reste, celui par qui le monde recommencera. Au-delà de l’image finale de la mort de Katja qui « résonnera comme un cri sans fond, une nuit sans fond, sans étoiles, sans écho, sans rien » et même s’il veut aller au-delà, le jeune homme est traversé de ce souffle épique du poème, prêt à le redire où, comme le poète d’Hölderlin, s’il n’a pas encore tout à fait retrouvé la vie, il ne craint plus la mort, a compris qu’elle n’était plus un terme inamovible aux existences.

Et sans doute cet homme moral dont Mauvignier espère la venue guide-t-il insensiblement mais sûrement vers un espace plus large, celui des voix les plus décidées et les plus fortes de notre littérature contemporaine, ces voix qui, comme à toute autre époque, sont toujours peu nombreuses à lui poser des questions décisives. Il y a Camille de Toledo qui érode toute narration du grand poème continu d’une Europe dont il faut enfin oublier les ruines pour recommencer le geste de vivre : c’est le très grand Oublier, trahir, puis disparaître. Il y a Tanguy Viel qui assume le destin de l’homme engagé dans une pensée qui, coûte que coûte, ne veut ni disparaître ni succomber devant l’épaisseur du romanesque et tient l’idée comme l’événement majeur du vivant : c’est la crépusculaire, bientôt désertique et splendide Disparition de Jim Sullivan. Il y a Stéphane Bouquet qui tend l’oreille pour épouser l’espoir du peuple, le voir surgir à l’unisson d’une rame de métro bondée à New York ou d’un torse dénudé qui se laisserait tendrement apercevoir quelque part au bord du Tibre : ce sont les sauvages et indispensables Amours suivants. Il y a enfin Laurent Mauvignier qui cherche la langue qui pourra être parlée de tous, dite par tous, œuvrant pour tous. De Toledo à Viel, chacun prononce le nom d’une littérature qui s’ignore encore, que nous pourrions peut-être provisoirement nommer une littérature éthique à la manière dont Foucault s’intéressait naguère à la littérature non comme à l’expression d’une forme mais comme à la quête d’une conduite morale dans les choses. Ainsi la parole de Mauvignier voudrait-elle aller vers le dispositif aux accents foucaldiens par lequel chaque récit, chaque pièce se pose, depuis la folle contingence, à la manière d’une règle immanente pour faire parler le langage et la communication, l’écriture ne se donnant plus alors comme un désir purement formel mais comme une pratique et une morale de l’exercice du sens en quête du sensible.

C’est dire combien il faut découvrir sans attendre cet éclatant Retour à Berratham pour saisir la patiente recherche par Mauvginier d’un poème épique et moral capable de guider l’homme vers le libre usage du monde en des termes qui ne peuvent que donner raison à Koltès lorsqu’il affirmait : « La seule morale qui nous reste est la morale de la beauté. »

Laurent Mauvignier, Retour à Berratham, Minuit, 80 p., 9 € 80 (6 € 99 en version numérique) — Lire un extrait
De Laurent Mauvignier, lire le récent et magnifique Regarder la mort en face, article paru dans Le Monde le 19 novembre dernier.
Ici le site de Laurent Mauvignier.