Arlette Farge : « L’histoire, en fait, est une sédimentation de récits » (Instants de vie)

Arlette Farge © Christine Marcandier

« Arlette Farge, historienne des choses ordinaires et des paroles singulières » : c’est sous le signe de cette formule magnifique de Patrick Boucheron, toute de tensions et paradoxes, que l’on pourrait placer Instants de vie, audiographie des éditions EHESS qui rassemble plusieurs entretiens donnés par l’historienne comme autant d’entrées, aussi feutrées qu’incisives, dans son laboratoire d’idées sensibles, dans ses archives et pratiques.

Instants de vie regroupe sept entretiens enregistrés entre 2013 et 2018 — cinq avec Perrine Kervran, un avec Laure Adler et le dernier avec Patrick Boucheron. Ces conversations sont précédées d’une superbe introduction de Clémentine Vidal-Naquet et d’une carte blanche récente d’Arlette Farge — « L’histoire, une passion du présent », Boomerang, 4 février 2020. À travers ces textes, ce sont une fabrique du visible comme un Goût de l’archive qui se déploient sous nos yeux : Arlette Farge s’attache au XVIIIe siècle pré-révolutionnaire depuis des archives savamment observées et retranscrites, recopiant des milliers de feuillets qui seront la matière première de ses livres et viendront nourrir les tableaux qui s’en dégagent, des paroles, des gestes, des manières d’être pour rendre « de nouveau vivant un passé jamais immobile », comme l’écrit Clémentine Vidal-Naquet. Arlette Farge part du « minuscule » pour construire des livres qui, tout en conservant cette part fragmentaire, ce sens du « petit » et de l’« oublié », édifient des fresques singulières du XVIIIe siècle, manière de redéfinir l’essence et les contours de ce que l’on nomme « évènement ». Dans ses ouvrages, comme dans le séminaire qu’elle animait avec Pierre Laborie à l’EHESS (« Construction et réception de l’événement, XVIIIe-XXe siècles », de 1996 à 2003) une même attention aux vies fragiles et invisibilisées, aux faits (en apparence) ténus et prosaïques, aux marges comme dans l’ouvrage qu’elle publia avec Michel Foucault, Le Désordre des familles, en 1982.

« Il faudra bien un jour s’expliquer sur la fascination qu’exercent sur nous le minuscule, le faible, le déchiré, le fragment », écrivait Arlette Farge dans Le Bracelet de parchemin (2003). Voilà chose faite avec ces Instants de vie, un livre dans lequel il ne s’agit pas d’offrir le vade-mecum des œuvres principales de l’historienne ou de céder à l’hagiographie, mais bien de rendre la beauté complexe d’une pensée en mouvement, acceptant d’interroger ses tropismes et ses pratiques, sa manière de composer l’Histoire et avec l’Histoire. Comment écrire « le sable fin de l’histoire, sa trame fragile quoiqu’essentielle » (La Vie fragile, 1986) ? Arlette Farge raconte comment elle est devenue historienne, elle explicite son rapport à l’archive, « motrice » de sa pratique, elle partage sa passion des faibles intensités et « des lieux absents de l’histoire », expose ses engagements, ses liens à l’émotion, à la fiction ou la photographie comme moteurs d’histoires — La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, La Nuit blanche ou dans son travail avec quelques cinéastes (René Allio, Bertrand Tavernier). Elle revient sur ses grandes rencontres, avec Robert Mandrou, Simone de Beauvoir, Georges Duby (pour L’Histoire des femmes en Occident), Michel Foucault, Jacques Rancière, Michelle Perrot.  »
Pour moi la parole est événement », déclare Arlette Farge à Patrick Boucheron. Pour nous aussi quand nous l’écoutons et la lisons.

Arlette Farge, Instants de vie, éditions de l’EHESS, mars 2021, 134 p., 8 € 50 — Lire un extrait