Fin octobre début novembre. Retour de la ville natale. Milan, ville moderne. Ville à jamais stendhalienne à cause d’une épitaphe historique, laconique et passionnée que l’auteur du Rouge et le Noir indique dans son testament : « Arrigo Beyle, Milanese – Visse, scrisse, amò ».
« J’ai vécu de mon temps »
Stendhal
Lui qui à la fin du XIXe siècle pensait être lu comme un contemporain qui aurait devancé l’histoire, lui qui nous préparera à la modernité grâce à l’objectivité du réalisme romanesque, pour vouloir écrire comme le Code civil et avec un miroir dans la poche, lui qui vit pleinement le romantisme milanais dont il est capable d’ébranler les fondements par son ironie, lui encore, qui sait que le paradoxe des Modernes est d’être condamnés à toujours se renouveler et à provoquer des ruptures. Quand Stendhal loue la force créatrice des Italiens, c’est parce qu’il vit intensément cette époque de changements esthétiques qu’il contribue à rénover tout à fait conscient qu’être moderne signifie vivre déjà le futur au présent. Car les extensions que le concept implique — techniques, scientifiques et politiques — trouveront une résonance dans son écriture où il fera sans cesse miroiter la réalité de l’Italie et le sentiment de ce pays.

Ce Français milanais vécut, écrivit et aima dans la ville lombarde où il descend pour la première fois à l’âge de dix-sept ans pour ensuite y revenir régulièrement presque pendant une trentaine d’années, et forgera donc ici sa capacité à produire « l’effet italien » dont parle Barthes. Car Barthes dit juste quand il remarque qu’entre le Journal de voyage et La Chartreuse de Parme « ce qui s’est passé » c’est l’écriture. Milan est le berceau de l’inspiration, la clé de voute de l’écriture de la modernité. Le vécu et le ressenti doivent se détourner de la vérité en faveur de l’effet, mais il faut d’abord exercer et pratiquer le sentiment.
Partant, c’est Milan que l’auteur choisit pour y vivre ses plus belles années, ses premières passions amoureuses, ses premiers éblouissements esthétiques. C’est ici qu’il rencontre deux de ses plus grands amours, Angela Pietragrua et la carbonara du Risorgimento italien, Métilde Dembowski, qui fournira quelques traits de caractère de Mathilde de La Mole. Les Milanais insurgés contre les occupants autrichiens, façonnent l’esprit politique de Stendhal pétri de romantisme et de sentiment de liberté. Grâce à ce milieu, il côtoie le poète Silvio Pellico, condamné à mort pour avoir conspiré en faveur de l’indépendance italienne et à qui l’écrivain français rend hommage dans son chapitre sur le bal du duc de Retz dans Le Rouge et le Noir. Il lit avec avidité Les Fiancés d’Alessandro Manzoni, même s’il trouve le roman un peu trop édifiant et moralisateur, il intègre un passage des Sepolcri d’Ugo Foscolo, dans La Chartreuse.
Épris de peinture italienne, Stendhal conçoit d’abord la traduction d’un essai du XVIIIè siècle signé par l’historien d’art Luigi Lanzi, puis lit plusieurs ouvrages consacrés aux peintres de la Renaissance, notamment la vie des peintres de Giorgio Vasari, et finit par avoir ce qu’il définit comme « idée folle », d’écrire lui-même l’Histoire de la peinture en Italie. Le texte, qu’il publie anonymement en 1817, est souvent considéré par les spécialistes comme une œuvre mineure, le critique néophyte qu’était Stendhal, n’aurait pas eu les connaissances suffisantes pour se livrer à cet exercice monumental et qui plus est, il aurait plagié Lanzi. Pourtant l’un de grands maîtres des études stendhaliennes, Vittorio del Litto, fera remarquer dans sa préface à l’édition du texte intégral qu’il établit en 1996, que Stendhal ouvre la voie à la critique d’art moderne. En effet, Stendhal s’inscrit en contrepied du théoricien du « beau idéal » qu’était Winckelmann, défenseur du modèle immuable de l’art grec, et propose de regarder l’art avec un point de vue historique et relatif, faisant ainsi un clin d’œil au « beau moderne ». L’Italie et Milan sont à nouveau le lieu privilégié de l’inspiration, et, surtout, de l’innovation.
La ville lombarde est également, et tout particulièrement, liée à la découverte de la musique à La Scala : Mozart, Cimarosa, Rossini mais aussi Verdi qui enflamme avec le chœur du Nabucco les âmes patriotiques. Les contradictions et les paradoxes notamment du romantisme musical de Stendhal seront souvent discutés par les spécialistes de l’auteur. Il est vrai que les romantiques tels que Weber et Beethoven sont écartés du panthéon stendhalien, il leur préfère des anciens, des maîtres du passé comme Cimarosa et Mozart. Du Barbier de Séville de Rossini il écrira qu’il reprend « les idées de Cimarosa habillées à la moderne ». Tournerait-il le dos à la modernité dans ce domaine ? Assurément pas, car la vivacité de l’émotion musicale saisit les sentiments de l’auteur qui s’exerce à la mise en écriture de cet autre plaisir qui ira nourrir son imaginaire d’homme et écrivain contemporain.
Dans Les Vies d’Haydn, de Mozart et de Métastase, Stendhal prépare la plume du romancier. Et c’est un romancier qui semble déjà rendre compte du destin de l’image et du texte tel que le conçoit Rancière pour qui « la phrase n’est pas le dicible, l’image n’est pas le visible ». On sait que l’écriture de Stendhal est elliptique et qu’il accorde de l’importance aux détails mineurs pour passer sous silence les événements essentiels. On se souvient de la scène du bal dans Lucien Leuwen où le lecteur attend le premier mot que Lucien adresserait à Madame de Chasteller. Paradoxalement, l’invitation à danser sera tue et les mots seront remplacés par la puissance du regard de la dame. De même, dans Armance, l’auteur ne dit pas l’impuissance sexuelle d’Octave signifiant par là un récit qui ne se dit pas.
Parler ce n’est pas voir écrivait Blanchot, pour qui l’événement demeure indescriptible. Peut-être et, avant tout, Stendhal est-il déjà ce moderne dont la sensibilité est analysée par l’écrivain de l’effacement comme une combinaison rare d’ardeur et de clairvoyance. Blanchot, phare de la modernité, avoue aimer cette part d’inachèvement que chaque œuvre de Stendhal porte en soi notamment à cause des fragments qui ne cessent de s’ajouter à d’autres fragments, dans des toujours nouvelles publications. La production prolifique de l’auteur dans plusieurs domaines constitue en effet un entretien infini de l’art et de la littérature, de la littérature et du livre, de l’œuvre qui toujours affirme son commencement.

Le beylisme est ainsi un modernisme. Avec ce même regard qui danse et se démultiplie comme au bal du Duc de Retz, Stendhal arpente et danse Milan. Il aime se promener près de la cathédrale du Duomo qui perce l’atmosphère avec ses « pyramides de marbre blanc », il se balade en sédiole sur les remparts « à partir du bastion de porta Nova », flâne près de la Villa Belgioioso ou du Palazzo Regio.
Il n’a de cesse de proclamer la beauté de ce lieu dont l’urbanisme change au XIIè siècle pour faire de Milan une ville d’eau. L’écrivain célèbre d’ailleurs l’ancienne construction du Naviglio, ce « canal navigable qui unit Milan au lac Majeur et au lac de Como, par le Tessin et l’Adda. » et qui est « situé dans la ville comme le boulevard à Paris, de la Bastille à la Madeleine. ». C’est notamment grâce au système de canaux que les matériaux servant à l’interminable construction du dôme, peuvent être transportés. Le sens de l’esthétique amène inévitablement Stendhal à apprécier l’architecture et les nouvelles législations milanaises en matière d’urbanisme qui concernent aussi l’évolution de ces canaux. Ces mêmes canaux qui traverseront la nouvelle Lombardie et que Léonard, nommé ingeniarius ducalis par Ludovoco Sforza, aura contribué à projeter dans la deuxième moitié du Quattrocento. Milan s’ouvre en miroir à la beauté de Venise et pourra refléter sa mélancolie dans l’eau des lacs. D’ores et déjà la ville construit un audacieux paysage réversible, pris dans le mouvement d’une mémoire nouvelle et toujours à renouveler.
Au demeurant, cette âme fervente qu’est Arrigo Beyle, aime la ville lombarde de manière plurielle et polymorphe, à tel point que Milan devient le degré zéro de la ville, au sens véritablement barthésien, à savoir, la ville utopique, comme l’écriture au degré zéro est l’utopie du langage. Ce n’est d’ailleurs pas in praesentia de Milan que Stendhal écrit La Chartreuse de Parme, mais in absentia de cette ville.
Le premier chapitre du roman s’ouvre sur Milan, mais l’auteur en a été chassé par les Autrichiens en 1828 parce que qualifié d’« âme irréligieuse et révolutionnaire ». Dès lors, Stendhal élit plus que jamais Milan comme obscur objet du désir. Milan est un fantasme, le lieu où tout apparaît mais dont les lignes se confondent pour mieux revenir, élaborées par le souvenir. On peut d’ailleurs considérer la ville comme l’égotisme stendhalien : un paradoxe. Car à force d’être nommée et aimée, elle finit par se dérober. Milan est la « chimère » si souvent évoquée par ce phénoménologue du XIXè siècle qui nous fait part de sa rêverie éveillée. Depuis Bachelard et avec Stendhal on comprend que l’imagination n’est pas la faculté de former des images de la réalité, mais des images qui dépassent la réalité. L’imagination invente : une vie nouvelle et un esprit nouveau.

Milan est désormais au XXIe siècle une grande ville, une ville du futur, une métropole qui vit de son irréductible équivalence épistémologique avec la modernité. Si Rousseau conférait à Paris le rôle de repoussoir parce qu’il entendait la ville comme espace de corruption, Stendhal ne cessera de louer la fécondité de l’espace milanais. Son expérience subjective, sensitive, et fantasmatique, nous aura fait toucher à son esprit résolument contemporain, et, par fragments, et à la manière benjaminienne, aux mutations de l’environnement culturel et urbain qui ont affecté sa perception de citadin. Ces glissements de réalité, de poésie et d’images proposés en ces quelques lignes, demandent certes au lecteur un effort d’adhésion au visible et à l’invisible. Le pont construit entre le XIXè et le XXIè siècles est ardu, mais la modernité ne se révèle-t-elle pas aussi comme un conflit de l’imagination ? Je reviendrai nourrir Milan et la modernité en apportant à ces glissements de plaisir du pays, la touche d’Antonioni et d’autres réalisateurs qui ont exploré l’espace milanais. Puisque l’on sait qu’« on échoue toujours à parler de ce qu’on aime », on renouvèlera cette tentative.
« 10 novembre 1816. — Les arbres ont encore toutes leurs feuilles aujourd’hui 10 novembre. Il y a des teintes de rouge et de bistre magnifiques. »
« 11 novembre 1816. — Je suis remonté ce matin sur la guglia del Duomo. On distingue Bergame, ville pittoresque située sur la première colline des Alpes »
« L’architecture de la porta Nova, autre ouvrage de Napoléon, ressemble à une miniature exécutée avec sécheresse »
« Le palais de Brera a un escalier et une cours qui produisent beaucoup d’effet, du moins quand on arrive du Nord. Peut-être à mon retour de Rome penserai-je différemment. »
