Thomas Clerc, L’Artiste comme modèle

La collection de photographies du Centre Pompidou compte plus de 70000 œuvres. Thomas Clerc en a choisi une soixantaine, des portraits ou photos de groupes, d’artistes (peintres, cinéastes, écrivains, chanteurs), des icônes, des images célèbres (Antonin Artaud par Man Ray, Jackson Pollock par Hans Namuth), d’autres inconnues ou moins connues que l’écrivain nous invite à regarder, au sens plein du terme : pas seulement survoler ou voir, plonger son regard, interroger une représentation. Que nous apprennent ces photographies d’artistes qui eux-mêmes représentent et sont là représentés ? Que comprenons-nous ainsi de leur œuvre ? Voyons-nous autre chose ? et si oui, quoi ?

Thomas Clerc, L’Artiste comme modèle (photo © DK)

Les photographies reproduites sont un parcours : d’abord des portraits et des yeux impressionnants, qui, les uns derrière les autres, disent quelque chose d’une folie de la création, puis Bacon (par Avedon). Apparaissent alors des lieux (piscine, atelier), des œuvres et éléments iconiques (Calder devient « mobile » sous l’œil de Kertész), des photos de groupe (le dîner dada) ou des doubles dos à dos, des autoportraits, photos de mode, photos de vacances, mais aussi des lits de mort (Kandinsky) figé dans l’éternité photographique, la vie de la rue (Rimbaud dans Paris). De quoi rêver, fantasmer sur ces représentations, s’interroger, réfléchir, comme le cycliste face à une Marlène Dietrich peinte, doublement légende.

Thomas Clerc, L’Artiste comme modèle (photo © DK)

Le texte de Thomas Clerc qui introduit cet album n’est en rien une exégèse des photographies qui le composent ou une variation érudite sur un genre. C’est une fiction avec Kafka en personnage central, qui arpente un Panthéon, des initiales — celles d’Artaud, « A.A. » qui « prédisposent aux expériences limites ou aux balbutiements », mais il y a un autre « A.A. » dans le texte —, il tente de comprendre, interroge, reçoit réponses sibyllines ou onomatopées, muets ou phraseurs, jamais le « bon interlocuteur ». Thomas Clerc (se) joue d’une « succession de rencontres improbables », d’un « défilé de vedettes », puisant dans les photographies qui suivent détails et éléments de son propre récit. Mais aussi dans les textes de Kafka (des sirènes au Procès). Tout s’anime, créatures de papier et photographies s’incarnent.

Kafka excède l’histoire de l’art, les continents et les langues, il rencontre ses contemporains mais pas seulement, aborde ceux qu’il n’a jamais croisés, en une fiction totale qui dit tant de la puissance de l’art. Ici « J.E. est un autre mais il le savait déjà ». Il est comme Œdipe face au Sphinx, cherchant une réponse à l’énigme, réincarnation de son Joseph K., en plein Rêve (fragment écarté du Procès), figure de la quête à travers des doubles, visant (en vain) à résoudre une énigme intérieure.

La vision naît d’une photographie d’August Sander, la première du livre d’ailleurs aujourd’hui utilisée pour illustrer, en grand format comme en poche, de Döblin. Clerc se trompe (volontairement, il veut que ce soit son portrait), ce n’est pas Kafka sur cette photographie mais un peintre. C’est surtout une époque incarnée. Et la matrice de sa fiction, lecture de visages, de pratiques, d’écrivains au travail et d’intérieurs, rêveries — encore, toujours, sur des noms propres, des fétiches, des objets. Et le texte en promet un autre, hypothétique, fantasmé :

« J’ai toujours rêvé de faire de fausses photos, ou plus exactement des photos dont les légendes seraient fausses (car il n’ a pas de « fausse photo »). Je prendrais en photo des objets banals — un verre, un foulard, un bijou — et j’indiquerais en guise de cartels le nom de leurs possesseurs fictifs : fourchette ayant appartenu à Gustave Flaubert, chausse-pied de Jean Genet, téléphone de Marie McCarthy, etc., comme dans un vaste et dérisoire musée d’écrivains. Pourquoi ? Parce que les objets sont un moyen de toucher leur propriétaire. »

Thomas Clerc, L’Artiste comme modèle, la collection de photographies, Éditions du Centre Pompidou, 2012, 96 p., 15 €