Comment j’ai vu Arnaud Desplechin (ou la vie sexuelle d’August Strindberg)

Père d’August Strindberg Mise en scène Arnaud Desplechin

« Dévorer ou être dévoré, voilà la question ! »
Strindberg, Père, Acte III

On remercie Eric Ruf d’avoir invité Arnaud Desplechin à la Comédie française et de lui avoir offert la prestigieuse salle Richelieu pour qu’il monte sa première mise en scène théâtrale, Père d’August Strindberg. Desplechin qui a à son actif neuf longs métrages – son dernier, Trois souvenirs de ma jeunesse, sorti en mai 2015 –, trois courts métrages, un téléfilm (La Forêt) et un film-documentaire (L’Aimée) est indéniablement une figure marquante du panorama cinématographique français. Selon Jean Douchet il est même « le meilleur cinéaste français de sa génération ». Et il a sans doute raison. Strindberg, considéré comme le fondateur du théâtre moderne pour avoir focalisé sa dramaturgie notamment sur les affrontements psychiques d’où prendra inspiration en particulier le cinéaste Ingmar Bergman, aura achevé cinquante-neuf pièces entre 1869 et 1909. Desplechin aime Bergman. On peut volontiers comprendre que les enjeux de telles rencontres sont de taille. D’où l’attente considérable de la part du public.

Tout compte fait, la salle Richelieu exulte lorsque le dernier mot de la pièce, « Amen », est prononcé par le pasteur (Thierry Hancisse). Les raisons du succès sont nombreuses : les comédiens sont impeccables, le cinéaste qu’est Desplechin a su plonger la scène dans des lumières de grand professionnel, donnant vie à de nombreux clairs-obscurs qui accompagnent et soulignent les atrocités que contiennent les dialogues au vitriol d’un couple. Car c’est véritablement dans une atmosphère de lugubre folie que miroitent les noires figures du Capitaine (Michel Vuillermoz) et de Laura (Anne Kessler). La scène touchera aussi à une véritable beauté plastique renvoyant au Bergman de Cris et chuchotements et à Michel-Ange dans la représentation d’une pietà à bout de forces, éternellement œdipienne. Projetée sur le devant du plateau, comme en très gros plan, la nourrice Margret (Martine Chevallier) tient dans les bras, tout près de son sein, le Capitaine qui expire. En effet, l’affrontement du couple où chacun vise le « meurtre psychique » de l’autre, selon les mots de Strindberg, entraînera aussi la mort physique du Capitaine. Cette pièce de 1887 que l’auteur identifie comme « tragédie », met en scène l’anéantissement d’un homme phallocrate mené par une femme pernicieuse qui instille en lui le doute sur la paternité de leur enfant. Père aimant de la jeune Bertha (Claire de La Rüe du Can) sur laquelle il affirme détenir tous les pouvoirs et notamment celui de son éducation, il finit par perdre toute virilité, toute volonté, à cause de ce soupçon qui devient un piège inexorable. « Délivre-moi de l’incertitude ! » s’exclame-t-il devant une femme qui a désormais décidé de le faire périr en se vengeant aussi de tant de misogynie subie. En cette fin de siècle le sujet de la lutte entre l’Homme et la Femme est traité aussi par Ibsen qui se montre favorable à la liberté de la femme notamment dans Maison de poupée (1879), tandis que Strindberg montre que la lutte des sexes est inexpiable, et n’est qu’une lutte à mort. Dans sa préface à Mademoiselle Julie (1889), les affirmations phallocentriques du dramaturge scandinave se multiplient, il suffira d’en citer une seule : « En dehors du fait qu’il appartient aux classes montantes, Jean est supérieur à mademoiselle Julie en tant qu’homme. Du point de vue sexuel, par sa force virile, ses sens plus finement développés, sa capacité d’initiative ». Ce sont des positions intellectuelles d’autrefois, hélas, dans la lignée de Kierkegaard et Nietzsche. Elles étaient infâmes autrefois, elles le restent aujourd’hui.

Or les liens entre Desplechin et Strindberg sont aisément décelables dans l’intérêt commun de peindre les conflits psychologiques au sein de l’univers familial, les problèmes de conscience individuelle, les tensions et les drames du couple, ou encore les soucis de filiation et de transmission. En revanche la misogynie n’est assurément pas du ressort idéologique de Desplechin. Comment ce cinéaste qui explore les nuances de l’univers féminin, qu’il s’agisse d’Esther de Comment je me suis disputé (ou ma vie sexuelle) et de Trois souvenirs de ma jeunesse, de Nora dans Rois et reine, de Faunia, Junon, Sylvia et Elisabeth d’Un conte de Noël, peut-il s’accommoder d’un modèle aussi radicalement et foncièrement anti-féministe au point d’avoir écrit des articles et un essai d’inspiration lombrosienne, d’épaisseur psycho-anthropologique et positiviste ?

Dans un entretien avec Anne Diatkine pour Libération (17 septembre 2015), Desplechin affirme que « par rapport aux ambiguïtés de la pièce, Strindberg a laissé beaucoup de notes, sur lesquelles je suis souvent en désaccord. Elles fixent Laura et le Capitaine. Or, le trajet de Laura est beaucoup plus incertain qu’il ne l’écrit. En même temps, oui, Strindberg est misogyne ; et pourtant il enregistre la nécessité de l’émancipation de Laura.

Il ne s’agissait pas de juger Strinberg, mais de faire l’apologie de Laura. ». Voilà qui rassure et explique le chemin intellectuel et artistique de Desplechin. Il laisse à Strindberg ses invectives contre le sexe féminin, son orgueil de mâle, ses soucis conjugaux. Ce qui l’intéresse est le trajet « incertain » de Laura. Certes, parce que l’esthétique du réalisateur n’est pas naturaliste-positiviste comme celle dans laquelle Strindberg inscrit Père, mais romanesque. Et on a envie d’ajouter : supérieurement romanesque. D’où ce caractère « incertain » qui le séduit dans l’évolution d’un personnage. Laura est ainsi sur la scène de Desplechin, moins une femme acerbe et brutale dont le pouvoir satanique est celui d’imposer le triomphe de sa volonté à coups de hache contre un patriarche viril, qu’une femme frêle mais alerte qui se défend contre la toute puissance d’un homme vacillant face à ses larmes. A aucun moment Strindberg dans ses didascalies n’indique le ton larmoyant, ni la voix plaintive qu’assume Anne Kessler tout au long de la pièce. Son état est qualifié une seule fois dans le texte et de manière fort laconique : « confuse ». Desplechin aura donc tenté d’adoucir la cruauté de la pièce que Nietzsche définissait comme un « chef d’œuvre de dure psychologie », pièce qui impressionnait Ibsen à cause de la « violente intensité » des dialogues. Ainsi Laura devient-elle avec Desplechin un roseau qui ondule sous l’impulsion de son propre souffle et qui se redresse dans l’éclatement de ses reflets, les yeux brillants comme ceux d’Albertine, se regardant dans sa glace imaginaire après avoir percé l’épaisse nuit d’un amour éprouvant.

L’ « incertain » est sans doute plus créatif et, encore une fois, plus romanesque. Là où Strindberg conçoit des dialogues erratiques pour laisser « les cerveaux travailler sans règles comme ils le font dans la réalité », Desplechin n’a eu de cesse, dans sa filmographie, d’envisager des compositions, des développements, des déploiements dialogiques éminemment fictionnels. Comme l’écrit à juste titre Emmanuel Burdeau dans son article cannois sur Trois souvenirs de ma jeunesse (Mediapart), « Desplechin en mode redite » : « Paul et Esther, le frère Ivan et le cousin Bob, la sœur Delphine et le copain Kovalki parlent déjà comme dans un film de Desplechin, d’une manière précise et ampoulée, déclarative et volontiers bouffonne ». Autrement dit : ils parlent un langage fabuleux, un langage livresque qu’aucun adolescent n’emploierait dans la réalité. Voilà que cette esthétique investit Laura. Desplechin n’adapte pas Père, les dialogues demeurent tels quels, mais Laura se meut et s’émeut sur scène parce qu’elle est loin d’être enfermée dans ce drame psychologique nordique. Elle est déjà absorbée dans le maelström Desplechin qui se construit précisément autour d’un désir de « profusion », comme l’aura fait remarquer Burdeau dans son article, une « profusion » qui étourdit le spectateur. Oui, parce que Desplechin met en scène l’art de la nuance, de la stratification, de la fragmentation. Ses films remplis de blessures intérieures, de non-dits, ruptures, rancœurs, jalousies, frustrations, utilisent un dispositif narratif qui brouille la parole et le temps grâce au pouvoir de la fiction.

L’univers de Desplechin est aussi cruel que celui de Strindberg mais la cruauté est défragmentée, racontée, exacerbée, elle fait partie d’une histoire et non d’une scène théâtrale d’existence objective. Elle se manifeste dans toutes les lettres, toutes ces adresses qui se dressent face au spectateur pour dire violemment une vérité qui ne peut plus être cachée. Pour n’en citer que quelques unes : celle du père de Nora dans Rois et reine, celle d’Henri à sa sœur Elisabeth et celle d’Elisabeth à son frère Henri dans Un conte de Noël. Mais ces lettres s’inscrivent dans le système épistolaire héritier de la tradition romanesque du XVIIIè et XIXè siècles. L’usage qui est fait du message écrit, fausse les relations, provoque les malentendus mais surtout vise à tuer l’autre, reine en était Mme de Merteuil. Desplechin en fait bon usage qui avoue aimer aussi le romanesque chez Truffaut, romanesque volontiers épistolaire.

Affiche-Pere_Strindberg_desplechin_Comedie_Francaise_@loeildolivEt si Strindberg ressent l’urgence expressive de mettre en scène son vécu, ses nombreuses crises conjugales, Desplechin, lui, revient souvent dans son Arcadie parce qu’il est foncièrement greffé à Roubaix. On se souvient du sous-titre de Conte de Noël, « Roubaix ! », ville natale du réalisateur, film qui aurait dû s’intituler « Nos Arcadies » et dont il reste une réplique adressée à Faunia dès son arrivée dans la maison familiale : « Bienvenue en Arcadie ! ». Cette maison où se réunissent à la veille de Noël tous les membres de la famille Vuillard, fils, filles, petits-enfants, maris, femmes et compagnes, est frappée par une malédiction. Une maladie de sang terrasse le premier enfant d’une lignée, Joseph, et finira par atteindre la mère, Junon, qui sera sauvée par Henri, le troisième enfant, le mal aimé. Le film s’ouvre sur une scène d’une grande cruauté, un homme d’âge mûr, Abel (Jean-Paul Roussillon), est devant la tombe de son fils disparu précocement. Sans émotion aucune, il déclare : « Mon fils est mort. Je n’éprouve pas de chagrin. La souffrance est une toile peinte. Les larmes ne me font pas mieux toucher le monde. En mourant, mon fils devient mon fondateur. Cette perte est ma fondation. ». La mère de cet enfant, Junon (Catherine Deneuve) qui en aura entre-temps enfanté trois autres, et notamment Henri (Mathieu Amalric), le donneur de greffe, soutient à ce dernier de manière iconoclaste : « Je ne t’aime pas ». A Henri de lui rendre la pareille.

Des mots d’amour comme des lames de couteau. Cette tragédie de la filiation n’en finit pas de dire la passion des parents-amants. Aurait-elle ravi Strindberg ? Probablement la guerre des cerveaux l’aurait intéressé. Mais la parole de Strindberg s’étouffe dans la dimension mortelle dont il investit l’homme. Desplechin, lui, offre la parole aux morts, qui les fait ressurgir d’un passé lointain pour qu’ils flottent dans la vie avec les vivants, avec leurs inquiétudes et leurs angoisses. C’est injecter comme du sang nouveau dans la recherche identitaire de chacun. Et c’est la mort qui nous pousse à chercher, comme ces mots de la Généalogie de la morale lus par Abel à sa fille Elisabeth.

Desplechin nous parle de temps fabuleux, des commencements et des fins. De l’incertain. Au cinéma, dans un film de Desplechin, Laura pourrait prononcer ces mêmes mots proférés par Henri dans sa lettre : « Nous sommes ici en plein mythe, mais je ne sais pas de quel mythe il s’agit. ».

Père d’August Strindberg. Mise en scène Arnaud Desplechin, Comédie Française, salle Richelieu – Du 19 septembre 2015 au 4 janvier 2016