Le roman de Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, a comme figure centrale l’actrice américaine Frances Farmer. Ce livre concerne aussi les images et le pouvoir : images du cinéma hollywoodien, images médiatiques, nouvelles icônes de l’ère industrielle, clichés – autant d’images par lesquelles un pouvoir s’exerce et affecte les corps autant que les esprits, produit du désir autant que de la servitude. Frances Farmer se situe au carrefour de toutes ces composantes du désir, du pouvoir, des images, en même temps qu’elle les traverse et incarne un ailleurs, une fuite, une forme de résistance.
Tes livres tournent autour de questions relatives au pouvoir : qu’est-ce que le pouvoir ? comment s’exerce-t-il aujourd’hui ?
En entendant ta question, je me rends compte que ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le pouvoir comme exercice ni comme « milieu » que le pouvoir en tant qu’il nous affecte, en tant qu’il est générateur d’affects. Il y a là un paradoxe : mes romans ont souvent pour personnages des êtres qui gravitent dans ce qu’on appelle des lieux de pouvoir, dans le « monde du pouvoir », et qui en sont partie prenante eux-mêmes. Je ne crois pas que le pouvoir y apparaisse comme l’apanage d’une caste précise, chevillée à un bloc d’intérêt déterminé, clos et stable. Le pouvoir y est figuré comme une circulation qui traverse différents mondes, différents foyers, qui peut prendre différentes formes et se traduire par différents langages. Il passe par ces endroits, s’incarne dans ces corps, laisse parfois ceux qui croyaient le détenir soudain déshérités, hagards devant cette évidence, à l’image des personnages de mon récit sur la crise financière, Les Effondrés. Le pouvoir est déjà ailleurs et continue sans eux. Il n’a pas besoin d’eux.
Y a-t-il des théoriciens sur lesquels tu t’appuies pour traiter dans tes livres cette question du pouvoir ?
On reconnaît là, bien sûr, une conception nourrie de Foucault, de Deleuze, en somme de tout un courant pluriel de pensée dont, il y a peu de temps encore, on aurait pu croire qu’il était une sorte de dénominateur commun entre les écrivains et les penseurs actuels, et dont l’on se rend compte aujourd’hui qu’il est devenu très chic et, surtout, vendeur de le pourfendre et de le ridiculiser. Dans notre époque de grande réaction, qui se partage entre provocation consensuelle et poujadisme narquois, la dilapidation en place publique ou sous couverture romanesque de ce que la pensée française a produit de plus important est devenue un poncif. On pourra reparler une autre fois de cette vengeance des petits bras et de leur morgue révisionniste.
Pour te répondre plus précisément quant à l’éventuel apport de théoriciens sur lesquels je m’appuierais, il me semble qu’il est aussi indéniable qu’indirect. Ces lectures m’ont formé, transformé, elles font partie de la façon dont je perçois le monde. Elles constituent une sorte d’armature intellectuelle. Dans Notre désir est sans remède, je ne décris certainement pas la vie dans un hôpital psychiatrique américain des années 40 de la même façon que si je n’avais pas lu Foucault : le psychiatre n’est ni bon ni mauvais, il n’est lui-même que le lieu de passage d’un pouvoir. Ce n’est pas un monstre qui cherche à broyer le patient, seulement le garant d’une technique de redressement des corps, d’un savoir médical à une époque donnée, d’une institution qui cherche à se référer à des normes. Dans le cours de l’écriture, cependant, tous ces apports théoriques ne sont pas conscients ni résolus, ils demeurent quelque chose de diffus et d’indiscernable. Sinon le texte ne serait qu’une illustration de théories.
Est-ce que tu présupposes un rapport entre le fait d’écrire aujourd’hui et le thème du pouvoir ?
Pourquoi, aujourd’hui singulièrement, écrire sur le pouvoir ? Peut-être, déjà, parce que le pouvoir symbolique qu’on prêtait à la littérature a été réduit. Je ne sais pas si c’est un mal ou bien : en tout cas, il me paraît évident qu’une certaine forme de prescription culturelle qui revenait autrefois à la littérature a disparu, et que la littérature a été évacuée des sphères de pouvoir. Beaucoup de gens, pour prendre un exemple récent et bien connu, se sont offusqués de ce qu’une ministre de la culture ne soit pas capable de citer le titre d’un livre de Patrick Modiano, nobélisé la veille. Or, si problème il y a, ce n’est certainement pas que Madame la ministre ait ou n’ait pas le temps ni le goût de lire Modiano, encore moins qu’elle ne soit pas capable d’en faire une exégèse. Le vrai problème est plutôt qu’à ses yeux, il ne vaille même pas la peine de consulter une petite fiche là-dessus avant de passer à la télévision. Et pourtant ces personnes en avalent de la fiche, au kilomètre, ce qui leur permet de parler de choses qu’ils ne connaissent pas – c’est une part non négligeable de leur travail. Apparemment la littérature ne vaudrait même plus qu’on lui consacre quelques éléments de langage, comme on dit.
Peut-être est-ce une bonne nouvelle. Peut-être est-ce au prix d’avoir été, ainsi, radicalement exilée du pouvoir que la littérature peut assumer une fonction critique à l’encontre de ce pouvoir. Peut-être cela signifie-t-il que la littérature est irréductible aux éléments de langage. Mais je crois surtout que la nature du rapport au langage que la littérature ouvre est à l’opposé de l’usage de la langue qu’implique le pouvoir. Une certaine littérature est du côté du pouvoir : elle reconduit les usages et les procédures avec lesquels celui-ci se confond. Elle parle le même discours, elle dit les mêmes choses et à peu près de la même façon, elle fait régner les mêmes récits. À défaut de constituer un lieu de pouvoir, elle y est parfaitement soluble, elle en est un rouage indifférent : au lieu de perturber, elle perpétue. D’autres littératures tâchent au contraire de déverrouiller l’énonciation, de créer dans et par le langage d’autres usages, d’autres rapports, d’autres voies sensibles. Elles cherchent alors à se dégager des effets de circulation de pouvoir dont nous parlions tout à l’heure, peut-être également pour mieux les révéler.
Notre désir est sans remède a pour personnage principal l’actrice américaine Frances Farmer. As-tu choisi cette actrice parce que par son histoire elle échappe aussi à Hollywood, qu’elle est à la fois un effet du pouvoir hollywoodien, qu’à un certain moment elle en est un des rouages, mais qu’elle en est aussi une victime ? Pourquoi avoir choisi de t’intéresser à Frances Farmer plutôt qu’à une autre actrice hollywoodienne plus connue comme Marilyn Monroe par exemple, dont le destin pourrait être aussi révélateur du pouvoir de la machine hollywoodienne et de son ambivalence ?
Tu as raison, Frances Farmer est révélatrice du pouvoir hollywoodien à la fois parce qu’elle s’y prête, le refuse et le subit. On peut dire qu’elle entre dans une résonance dialectique avec ce monde et ses règles, qu’elle en joue, qu’elle est jouée, que son refus d’obtempérer lui vaudra toute une série de punitions qui signeront son éviction puis sa déchéance. C’est surtout un corps qui déborde les prises que le pouvoir veut prendre sur lui. Sciemment ou non, elle brise elle-même l’icône qu’elle est en train de devenir. C’est cette dimension qui m’intéressait chez elle, ce qui vole en éclat avant d’être figé. Il valait donc mieux choisir une icône imparfaite, inaboutie, mineure dans le répertoire des icônes hollywoodiennes. Marilyn, à l’inverse, est l’icône absolue, la plus aboutie – même si, d’après ce que l’on en sait, la femme qui a porté ce devenir iconique à son point d’achèvement, ou qui a été portée par lui, n’en a pas été bien plus heureuse pour autant, et à peine moins malmenée. Pour ce qui concerne Marilyn, le monument que Joyce Carol Oates lui a consacré m’aurait de toute façon tétanisé, je n’aurais jamais pu écrire sur elle après Blonde. C’est déjà suffisamment compliqué comme ça, le surmoi dans l’écriture, sans aller en plus chercher les problèmes.
Frances Farmer, dans ton livre, est un personnage par lequel les systèmes du pouvoir à la fois s’incarnent, fuient et se révèlent. Elle est une sorte d’idéal de ces systèmes, ce qui semble leur correspondre au mieux, mais en même temps elle est ce qui diffère de ces systèmes, ce qui les perturbe et les révèle. Par exemple, lorsqu’elle est adolescente et qu’elle lit en public son texte sur la mort de Dieu, disant que Dieu n’existe pas, elle est l’incarnation parfaite de la jeune fille américaine blanche et middle-class et elle écrit et lit un texte qui nie Dieu, c’est-à-dire qui abat un des piliers de l’idéologie des USA – « In God we trust » –, suscitant la fureur de la foule en même temps, à cause de sa beauté, que l’excitation des mecs hétéros. Le personnage de Frances Farmer est sans cesse dans cette ambivalence. Ce qui t’intéresse, c’est à la fois de dire quelque chose du pouvoir et de la façon dont, en un sens, il échoue ?
Le pouvoir est une sorte d’échec perpétuel, toujours déchu et toujours renouvelé. C’est bien pour cela que le pouvoir, dans sa lutte pour persister, pour rester en place, opère par une réversibilité de la menace : il consiste à menacer ce qui le menace. C’est aussi ce que Foucault signifiait lorsqu’il disait que les formes de la contestation sont premières, que l’inventivité politique est toujours d’abord du côté de la contestation, auquel le pouvoir répond, réagit. C’est bien pour cela aussi que le pouvoir, à terme, est forcément réactionnaire.
Rien ne m’intéresse autant que les personnages qui se retournent contre la société dont ils sont issus. Frances n’est pas une aspirante starlette outsider et rêveuse, blessée par le fait qu’Hollywood ne voudrait pas d’elle. Elle en est même le contraire : une bonne petite fille américaine, hyper douée, d’une beauté rare, qui pourrait offrir une surface de projection idéale pour les désirs que joue à susciter l’industrie cinématographique. Mais elle se rebiffe de l’intérieur, si l’on peut dire. Elle se débat, elle cherche comment se reprendre en tant que sujet au sein de cette machine, parmi la conjonction des désirs qui convergent vers elle et auxquels elle est sommée de se conformer. Elle cherche un chemin pour son arrogance.
Tu as raison de rappeler l’épisode de ce texte qu’elle écrit adolescente et qui s’appelle Dieu meurt. La question de la religiosité liée à l’image est un thème essentiel du livre. Pendant des siècles, les images étaient, dans leur immense majorité, religieuses. Elles étaient objets de culte parce qu’elles représentaient une déité ou le saint auquel le regardeur se vouait : elles étaient la médiation d’une adresse vers une transcendance en même temps qu’un vecteur du désir – car, envers la manifestation personnifiée de la présence divine, c’est encore de désir qu’il s’agit. Dans notre relation aux images persiste, à l’état de survivance, une part de cette dimension mystique, ce qu’Elie Faure avait formidablement formulé en qualifiant les cinémas de « nouvelles cathédrales de l’humanité ». Peut-être même cette dimension est-elle la source véritable du pouvoir iconique. Les icônes modernes portent l’empreinte et, peut-être, le deuil des icônes religieuses, par exemple celles que peignait Andreï Roublev dans des monastères russes du Moyen-Âge et dont on voit quelques-unes à la fin du film que Tarkovski lui a consacré. D’ailleurs, alors que tout le film est en noir et blanc, ces peintures, elles, sont montrées en couleurs. Comme si l’image contemporaine était, dans le même temps, du côté du deuil et de la continuité des représentations religieuses de jadis, de leurs fonds d’or et de leur luxe de couleurs. Notre regard est aussi un acte de foi. En tout cas, lorsqu’elle disserte à seize ans sur la mort de Dieu, c’est cette religiosité tout entière que Frances met en cause, voire évacue. Le tort principal de Frances est de ne pas y croire. Et de s’en moquer.
Notre désir est sans remède est aussi centré sur l’image et le rapport entre l’image et le pouvoir. Tu déclines plusieurs possibilités de l’image : l’image comme apparence, l’image comme représentation, l’image comme idéal, l’image comme stéréotype ou cliché, l’image comme icône. Ton livre entrecroise toutes ces significations et dimensions de l’image. Par exemple, Frances Farmer est à la fois une apparence cinématographique, elle est aussi l’incarnation d’un idéal américain, elle est une icône au sens religieux, elle correspond aux clichés diffusés, etc.
C’est parfaitement exact : l’image sous toutes ses coutures. J’ai pu jouer de la polysémie du mot, des différentes formes, mais surtout des différentes textures de l’image. Cette matérialité est primordiale car c’est elle qui distribue les signes autant que leurs modes d’apparition, c’est-à-dire la façon dont l’image circule et imprègne la société. Ceci se retrouve sur le plan même de la composition du livre, qui se présente en sept parties, comme autant de moments de la vie du personnage : chacun de ces épisodes, suivant une discrète et légère contrainte oulipienne, est articulé autour d’une image de Frances. Parfois c’est évident, parfois moins perceptible pour le lecteur, mais l’écriture vient toujours déplier ces espaces de représentation, que ce soit l’image de Frances adulte dans un film ou l’image de l’enfant brandi par sa mère devant un miroir, la photo de l’adolescente imprimée dans le journal à côté d’un article scandalisé par son texte blasphématoire ou celle prise par un paparazzo à sa sortie du tribunal, le carré de papier glacé qu’un garde-salle d’hôpital psychiatrique montre aux soldats pour prostituer l’ancienne actrice internée ou encore son apparition ultérieure à la télévision.Bien sûr, cette diversité avait aussi pour objet de montrer l’accoutumance progressive aux images, le rôle central et exponentiel qu’elles ont pris dans la réalité au cours des années où le roman se passe. Parmi les conditions historiques et politiques qu’a rencontrées ce corps de femme, cet avènement n’est pas la moins importante, et le roman se confond, de façon sous-jacente, avec le récit de la prise en charge hégémonique, par l’image, de l’imaginaire commun et de l’idéologie qu’il véhicule. Il raconte cela en même temps que l’histoire lacunaire, elliptique, d’une vie. L’irruption puis la généralisation de l’image ont été l’un des faits majeurs des 150 ans écoulés et, en tout cas, l’un de ceux qui ont transformé le plus profondément nos sociétés. Il s’agissait aussi de décrire ce mouvement grâce à la fiction.
Ce rapport entre image et pouvoir n’était pas possible avant l’invention du cinéma, avant la production et diffusion industrielles d’images…
Je pense que nous sommes aujourd’hui tellement baignés dans les images qu’il n’y a plus de vraie distinction ontologique entre le réel et sa mise en images, entre le monde et ses duplications. Les images constituent notre réalité, elles sont du réel. Cette condition n’est sans doute pas nouvelle. Probablement les représentations ont-elles toujours agi, comme tous les artefacts, matériellement et symboliquement, en tant que part du réel. C’est l’omniprésence de l’artefact qui a rendu cet état de fait discernable et qui nous oblige à le repenser. Le problème est que les grilles de lecture platoniciennes ont la vie dure, elles conditionnent notre perception du monde selon de vieux préjugés, de vieilles oppositions. Nous croyons toujours voir un jeu d’ombres distinct du réel, qui nous éloigne de ce dernier et nous le dissimule. La méfiance à l’égard de l’image est la chose du monde la mieux partagée. Sous le sésame de « spectacle » – mot un peu magique qui permet de tout et rien dire, mais en prenant un air entendu –, une certaine vulgate post-situationniste, par exemple, ne fait que reconduire cette partition : on reste ainsi attaché au mythe d’un monde authentique, immaculé, dont nous serions séparés par des écrans malfaisants. Je me suis toujours demandé ce que pouvait être ce monde caché et perdu, indemne de toute médiation, de toute représentation, de tout sujet pour le voir.
Un ami m’avait raconté une anecdote à laquelle je repense souvent. Jeune prof, il était un jour parti en classe, la fleur au fusil, avec l’intention de montrer à ses élèves de lycée comment un journal télévisé pouvait orienter l’information, soi-disant factuelle et neutre, qu’il dispensait. En somme, il voulait aiguiser la conscience critique de ces gamins. Et il s’est retrouvé à faire l’inverse de ce qu’il avait prévu : les lycéens ne croyaient tellement pas aux images que, à leurs yeux, tout était suspect, truqué, manipulé, rien de ce qui était montré ne correspondait au réel, sauf à celui d’une sorte de complot généralisé entretenu pour laisser les spectateurs dans l’ignorance. Mon ami a dû leur montrer que les images ne sont pas à prendre pour argent comptant, mais qu’elles sont tout de même une voie d’accès vers le réel, qu’il y a de la réalité dans ce qui est montré. Le geste pédagogique peut alors consister, bien plus, à désigner à ces jeunes ce qui les concerne dans ces images qu’à accréditer leur défiance.
Qu’est-ce qui, selon toi, serait caractéristique de ce rapport entre l’ère industrielle de l’image et le pouvoir ?
Le rapport entre pouvoir et images est aujourd’hui chose acquise. L’enjeu est bien plus de penser ce qu’elles font que ce qu’elles cachent. C’est pourquoi je lis avec insistance et passion les écrits de Georges Didi-Huberman et Jacques Rancière, qui me paraissent complémentaires sur bien des points. Ce sont des pensées qui accordent une confiance certaine aux images. Pas une confiance aveugle, aucune candeur, mais qui partent du principe que le spectateur est assez intelligent et rompu au dialogue avec l’image pour faire la part des choses. C’est précisément de cela qu’il s’agit : de la part des choses. Le partage du sensible, dit Rancière. L’image dialectique, dit Didi-Huberman.
Une image, c’est plusieurs choses à la fois. Notre désir est sans remède, je crois que c’est sensible, n’est pas une condamnation du cinéma, loin de là – cela n’aurait d’ailleurs aucun sens. Il montre qu’il n’y a pas un envers du décor, un dessous de la légende hollywoodienne, mais que celle-ci est également une dialectique. L’image a son pouvoir propre, par sa puissance de fascination, par sa densité métaphysique. Elle est aussi bien un instrument inscrit dans l’Histoire, dans une économie, qui peut être placé au service d’une idéologie et devenir un outil de propagande. L’image a été fabriquée industriellement pour correspondre à la société industrielle. Elle a fait corps avec elle, c’est-à-dire qu’elle a broyé les corps en même temps qu’elle. La lumière a porté cette violence. Les grands films hollywoodiens, du moins après la mise en place du code Hays, assument leur rôle de formatage de la société américaine en mettant en scène le récit de ses origines et en édictant sa morale. Certains n’en sont pas moins des objets d’une beauté plastique et narrative étourdissante, d’une perfection formelle inouïe.
Ton livre semble suggérer que l’image télévisuelle correspondrait à un degré supérieur d’exercice du pouvoir. Qu’est-ce que la télévision ajoute pour le pouvoir à l’image cinématographique ?
La télévision n’est pas seulement un tour de vis supplémentaire porté par le pouvoir de la société industrielle, elle est une technique de contrôle différente. Je parlais de l’importance de la matérialité : la télé est une autre texture de l’image, une autre définition. Dans le roman, elle est surtout abordée dans son rapport à la communauté, celle-là même qui, quelques années plus tôt, se regroupait dans les nouvelles cathédrales de l’humanité pour assister à ces messes extatiques qu’étaient les projections de films. Avec la télévision, tout le monde reste chez soi, la communauté des fidèles, en quelque sorte, s’est disloquée et atomisée. La dimension étymologique de la religion – le lien – s’est perdue. Chaque téléspectateur reçoit à la maison son petit bout d’image, comme une hostie livrée à domicile par des ondes et des tubes. La télévision est une eucharistie contrariée. C’est-à-dire, en termes benjaminiens, qu’elle acte, bien plus encore que la reproductibilité technique des bobines cinématographiques, la perte d’aura de l’œuvre d’art. Ou, pour le dire autrement, qu’elle précipite la chute de l’art dans le divertissement. De réunion publique dans des temples, la religion de l’image est devenue non seulement privée, mais domestique. Il est intéressant de noter que ce mouvement préfigure et va de pair avec l’individualisation et l’atomisation des croyances, ce rapport direct à Dieu, My own personal Jesus comme chantait Johnny Cash, qui entraîne l’éparpillement évangélique en une multitude de petites églises et autres communautés dispensant des doctrines à la carte, où l’individu est une sorte de consommateur de croyances. De croyances comme de tout le reste, donc.
.La rédemption individuelle est un des schèmes de ces récits. Il n’est donc pas innocent que, lorsque Frances est invitée à la télévision pour évoquer l’histoire de sa vie, ce soit pour ce que l’on appellerait aujourd’hui une opération de communication dont le but est de la réhabiliter aux yeux du public et, pour cela, de lui faire entonner ce couplet de la rédemption : j’ai failli, j’ai été dans l’erreur, mais j’ai compris mes fautes et j’ai changé, je suis maintenant une bonne petite citoyenne, comme vous, téléspectateurs, j’appartiens de nouveau à votre communauté, nous sommes de nouveau réunis. C’est pourquoi le titre de cette dernière partie roman est : « Une parmi nous ».
L’image peut être aussi un moyen de résistance…
Bien sûr, tout dépend dans quel agencement les images sont fabriquées, montées et montrées. Là encore, c’est en grande partie une question d’économie. Je reviens à cette confiance dans les images qu’on évoquait. L’image peut restreindre le réel aussi bien que le faire voir mieux, plus largement et différemment. Loin d’atrophier le monde, les images ont aussi la puissance de l’amplifier.
Par rapport à ce pouvoir de l’image, que peut l’écriture ? Dans Notre désir est sans remède, l’écrivain est incarné par le personnage d’un dramaturge qui tient un discours critique à l’égard de Hollywood, qui écrit des œuvres politiques et contestataires, mais qui en même temps rêve d’être embauché par les studios pour écrire des scénarios, comme si l’écriture n’échappait pas au pouvoir, même si le personnage là encore est ambivalent. Il y a aussi l’écriture par Frances Farmer de son petit essai sur Dieu, qui est à sa façon adolescente un texte politique et de résistance. Et dans le livre, ce qui incarne aussi l’écriture, c’est ton livre lui-même.
Dans le roman, Clifford Odets, cet homme de théâtre qui peste contre l’usine hollywoodienne et prétend que le cinéma nous asservit, en vient aussi à admettre que ce qu’il connaît du monde, c’est surtout par le biais des images qu’il l’a appris. Il incarne cette ambivalence qui est la nôtre devant les images, le soupçon qui pèse sur elles, mais aussi la part de réel qu’elles créent, représentent, et à laquelle on ne saurait se soustraire à profit. La situation d’un écrivain est similaire : l’écriture n’est pas un domaine pur et enchanté qui se distinguerait du pouvoir et n’aurait avec lui qu’un rapport critique, vierge de tout compromis. Ce serait avoir du pouvoir une conception naïve et oublier que celui-ci passe par des canaux et des usages multiples et, le plus souvent, souterrains, par quoi la langue est toujours marquée.
Si j’affronte cette question, c’est en essayant, par l’écriture, d’émettre une expérience du langage qui me paraisse se distinguer de la langue du pouvoir, c’est-à-dire des mots d’ordre, des idées reçues et des registres discursifs ambiants, de plus en plus corrélés, voire identiques, qui sont la bande-son des temps présents. Je t’avoue qu’en ce moment, j’ai l’impression qu’il en va presque de notre santé mentale, tellement le débat public en France est phagocyté par de fausses paroles, de faux diagnostics, de fausses évidences, et qu’on y laisse libre cours aux affects, aux fantasmes et aux opinions les plus rétrogrades, les plus vulgaires, les plus sommairement imbéciles et, en matière de pensée, les plus inconsistants. La littérature n’est peut-être jamais plus écrasée et jamais plus précieuse qu’en ce genre de périodes. Si c’est un monde de lucioles, comme dit Pasolini, qui brillent d’un feu timide mais opiniâtre dans la nuit, eh bien aucun problème, ce compagnonnage me va, en attendant des feux nouveaux et en souhaitant que ce soit des feux de joie. C’est très simple, au fond : si j’écris, si je lis, ce n’est pas seulement pour dire ou lire des choses que j’ai le sentiment de ne pas entendre ailleurs, c’est aussi pour retrouver ou pour découvrir des voix que je n’entends pas autrement.
Est-ce que ça te semblerait intéressant de faire des films toi-même ?
Oui, je crois que cela m’intéresserait, j’y viendrai peut-être un jour, ne serait-ce que pour voir ce que je pourrais bien fabriquer avec ce médium-là. Mais faire un film demande tellement de temps, de financements, d’énergies conjuguées, une équipe, des autorisations… Toute cette machinerie me rebute quelque peu. Ou alors il faudrait contourner ces écueils en se contentant d’une structure très légère, un arsenal technique minimal et peu d’argent. Or, au cinéma, on l’a dit tout à l’heure, l’économie dans laquelle un film s’inscrit a des répercussions directes sur les choix esthétiques, sur les possibles qui lui sont offerts. En tout cas, si je devais faire ce film, je le ferais en inculte : en m’appropriant ce médium sans chercher à faire avec les canons du genre, ni à « faire cinéma ».
J’aime la plupart des films d’écrivains parce qu’ils ne cherchent pas à se couler dans les conventions du cinéma. Ils filment « en écrivains ». En revanche, ceux qui font des livres et qui essaient soudain de faire des films selon une idée préconçue de l’efficacité narrative, des attentes du public, etc., ceux-là se plantent à peu près systématiquement. On en a quelques bons exemples récents. Cela donne même parfois des films hilarants, au corps défendant de leur auteur. Il faut dire que ce sont souvent des écrivains qui cherchent les mêmes choses dans leurs livres également. En voilà qui sont conformes à la ritournelle du pouvoir.
Est-ce qu’il y a des livres récents qui te semblent recouper tes préoccupations, ton travail, et dont tu aimerais dire quelque chose ?
Ces dernières années, on observe une floraison sans précédent de fictions biographiques, de romans inspirés par des personnages ou des faits réels. Comme c’est aussi en partie ce que je fais – et cela depuis déjà près de 10 ans puisque mon roman Strangulation s’appuyait sur la vie d’un poète mineur, Jean de la Ville de Mirmont, mort à la guerre de 14 –, cela m’interroge forcément.
On me rapportait récemment l’opinion d’un observateur présumé de la vie littéraire qui s’émouvait de cette recrudescence, en y voyant le symptôme d’une littérature qui, sous de fallacieux prétextes publicitaires, aurait renoncé à « construire de vrais personnages ». L’aspect manifestement réactionnaire de cette saillie est intéressant, et c’est plutôt là que je vois un symptôme. De vrais personnages ? Ce serait donc à cela que l’on reconnaît la « vraie » littérature ? À sa propension à créer des « vrais » personnages – comprenez « imaginaires » ? Outre que l’on serait en mal de trouver des personnages complètement imaginaires, inspirés par rien ni personne, même dans la littérature universellement célébrée, chez Proust mettons, mais déjà chez Rabelais ou Dante, qui s’inspiraient de figures célèbres ou oubliées de leur époque – à moins que l’on juge que Proust, Rabelais et Dante, ça n’est pas de la vraie littérature –, on ne peut qu’être surpris par de tels avis. Comment peut-on en être encore là, après plus d’un siècle d’avant-garde, et après le nouveau roman, surtout, qui avait battu en brèche l’idée d’une identification entre roman et personnage ?
Cela mériterait sans doute des discussions précises et collégiales, mais il me semble qu’il y a une multiplicité d’explications à cette tendance à l’appropriation fictionnelle de vies réelles. Je ne peux en parler qu’à partir de ma propre pratique. Je ne me soucie qu’assez peu de la véracité historique – même si, en ce qui concerne Frances, je l’ai très peu trahie. J’utilise les biographèmes, comme dirait Roland Barthes, comme des embrayeurs de fiction – de même pour certains éléments de réel qu’il me plaît de faire entrer dans le récit, décrire un lieu, un visage, en étant proche du motif dont je m’inspire.
Je suis persuadé que le recours obstiné à ces figures existantes ou ayant existé vient, en premier lieu, des ressources infinies et inédites qui nous sont désormais accessibles grâce à Internet. Nous n’écrivons plus de la même façon aujourd’hui qu’il y a ne serait-ce qu’encore vingt ans. Pour une raison très simple, qui est que la documentation dont dispose n’importe quel auteur, à n’importe quel moment et à n’importe quel endroit, est virtuellement infinie. Nous avons tous les signes à portée de main. Dès lors, les écrivains sont devenus des sémionautes : nous naviguons entre les signes, nous les choisissons, nous les trions – c’est une démarche critique –, nous nous les approprions, nous allons chercher ces matériaux en fonction des besoins de l’écriture. Cette mutation technologique ne peut pas ne pas avoir une incidence sur la littérature. Et la forme de la fiction biographique me paraît être grandement favorisée, voire appelée par celle-ci.
Je crois aussi que l’héritage du Nouveau Roman y a un rôle important. Nous portons les legs de l’ère du soupçon et nous sommes nourris des expériences de ces prodigieux écrivains. N’en déplaise à certains, il me semble que la défiance à l’égard d’une vision candide du personnage en découle tout droit. On sait que certains théoriciens du Nouveau Roman, Ricardou en tête, considéraient le roman comme un organisme autonome, une combinaison de langage coupée du référent. Cette conception a vite été malmenée, altérée, c’est-à-dire enrichie, notamment par Claude Simon qui, lui, a intégré des référents réels dans ses textes, comme les photos d’Histoire.
Ce à quoi nous assistons avec l’incorporation de biographèmes réels dans la fiction, c’est donc, me semble-t-il, à un retour du référent au niveau du personnage. Plutôt que de l’imaginer, on va le chercher, on le nomme, on le cite, on le décrit, on en fait l’objet du récit. Non seulement nous avons appris que le roman ne consiste pas nécessairement à inventer des personnages, mais nous sommes aussi face à un présent qui, précisément parce qu’il est entièrement composé de signes, rend caduques les répartitions entre imaginaire et réalité. Dès lors, plutôt que de prétendre créer de toutes pièces des personnages emblématiques et archétypaux, autant voir comment ces figures prélevées dans le réel évoluent, quelles charges de conflits et d’expériences elles permettent d’explorer.
Enfin, il me semble que l’influence, directe ou indirecte, consciente ou à notre insu, d’œuvres récentes aussi marquantes que celles de Pierre Michon ou de Claude Louis-Combet, ou encore dans un autre registre de Jean Echenoz, irrigue la littérature actuelle. Eux-mêmes ayant bâti une grande part de leurs récits sur des personnages réels, et affirmant une dimension spéculaire, ironique parfois, de la littérature, il me semble en déceler la trace, les intonations, chez pas mal d’écrivains d’aujourd’hui. Probablement, à ces raisons, faut-il en ajouter d’autres. Mais nous aurons peut-être l’occasion d’en reparler…
Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, Actes Sud, 2015, 240 p., 19 € 30 — Lire un extrait en pdf — Lire la critique du roman, par Jean-Philippe Cazier, « Revers des images »