Duras / Akerman : Champ / contrechamp

Duras (détail couverture La Vie matérielle, édition Folio)

Pour Chantal et Andreas

Chantal Akerman parle de Marguerite Duras dans un entretien de 2011 avec Nicole Brenez lors de la Viennale (Vienna International film festival) à propos de la projection du film Jeanne Dielman, 23 rue du Commerce présenté à Cannes dans la Quinzaine des réalisateurs en 1975 en même temps qu’India Song :

« Nicole Brenez : Comment avez-vous vécu la sortie du film ?

Chantal Akerman : A Cannes, après la projection, la première personne à se lever a été Marguerite Duras. Elle a d’abord eu une forme de rejet de mon film. Elle disait qu’elle n’aurait pas filmé le meurtre, qu’elle aurait fait plutôt une « chronique ». Je crois qu’elle n’avait rien compris. Elle disait : « cette femme est folle », et en disant cela, elle pouvait rapprocher ce personnage de son propre univers. J’étais furieuse. Pour moi, cette femme était comme toutes les femmes que j’ai connues quand j’étais enfant. Étaient-elles folles ou bien était-ce pour elles un moyen de lutter contre la folie, l’anxiété ?

Marguerite commençait à tout soulever autour d’elle en se lançant dans une promotion frénétique de son film. Avec Agnès [Varda, ndrl] nous étions parfois en compétition mais Agnès est capable de moments de grande générosité envers les femmes, tandis que Marguerite était uniquement capable de générosité envers les hommes : elle les aimait follement. Ça aurait été mieux en fait si je ne l’avais pas rencontrée. Nous avons passé trois mois ensemble puisque Jeanne Dielman et India Song sont sortis au même moment et ont été montrés souvent l’un à la suite de l’autre dans tous les festivals. Marguerite était souvent du mauvais côté, d’abord durant la guerre, après avec le Parti communiste… Mais il y a des fulgurances dans son travail ; je suis allée voir Eden Cinéma (1977) au théâtre, c’était magnifique. Mais en mon for intérieur je continuais toutefois à ne pas l’aimer.

Vraiment, je crois que c’est toujours mieux de ne pas rencontrer les « créateurs ». Parfois quand on me dit j’aime votre travail, j’aimerais vous rencontrer, je dis toujours : il vaut mieux qu’on ne se rencontre pas, je vous décevrais. ».

Marguerite Duras n’était pas « du mauvais côté », elle pouvait être sauvage et, certes, insupportable. Pendant la guerre, elle était dans la cellule de résistance avec Robert Antelme. Quant au Parti communiste, elle s’y inscrit avant tous ses amis de la Rue Saint-Benoît, fin 1943. Déçue par la stalinisation, le jdanovisme, les purges, elle écrira une lettre pour démissionner du Parti en 1947, lettre signée aussi par Robert Antelme, Elio Vittorini, Dionys Mascolo. Le Parti communiste l’avait traitée de « putain », soupçonnée de vivre avec plusieurs hommes.

Elle écrit aussi dans La Vie matérielle : « Il faut beaucoup beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »

Mais ce témoignage de Chantal Akerman est très juste, Duras était un auteur bien narcissique. Précisément parce qu’il lui a toujours fallu lutter pour devenir Duras.

Néanmoins, avare de compliments pour les autres créateurs, le réalisateur d’India Song écrira dans un article pour Libération en 1991 « Roger Diamantis, le roi du cinéma » : « J’aime Godard, Straub, Akerman. ».

Et voilà que Johan Faerber nous livre un très bel hommage sur Chantal Akerman, en réunissant Chantal et Marguerite, je crois bien où on pourrait guérir de toute maladie.

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L’article de Marguerite Duras est repris dans Le Monde extérieur, (P.O.L (Outside, 2), 1993, p. 169-171) et Folio.

Nicole Brenez, Chantal Akerman: The Pajama Interview, Useful Book #1, Viennale, 2011 traduction de Simona Crippa, en voici la version originale :

« Jeanne Dielman and India Song came out at the same time »

« NB: What was your experience like at the film’s release?

CA: At Cannes, after the screening, the first one up was Marguerite Duras. Right away she tried to dismiss the film. She said that she wouldn’t have filmed the murder, she would have made a ‘chronicle’. I don’t think she understood anything. She said, ‘that woman’s crazy’, so she could relate the character to her own world. I was furious. For me that woman was like all the women I’d known as a child. Were they crazy or was it a way to fight against craziness, anxiety?

Marguerite built up airs around herself that she would promote and flaunt non-stop. With Agnès [Varda], we were sometimes competitive, but Agnès is capable of moments of great generosity toward women, where Marguerite was only capable of generosity to men; she loved them madly. It would have been better if I hadn’t met her. We spent three months together, since Jeanne Dielman and India Song came out at the same time and were shown side-by-side at all the festivals. Marguerite was often on the bad side, first during the war, then with the Communist Party … but there are these flashes in her work; I went to see Eden Cinema (1977) on stage, and it was magnificent. And, deep down, I nevertheless liked her.

Really, it’s always better not to meet ‘the creators’. Whenever anyone tells me, I love your work, I’d like to meet you, I always say: it’s better not to. I’ll disappoint you.«