Xavier de Maistre parlait de son Voyage autour de ma chambre comme d’une « excursion », donnant au verbe « extravaguer » un double sens — souligné par le néologisme : se promener (tout droit, en diagonales, en zigzags) mais aussi errer dans sa tête, au risque de la folie.
Même prose excentrique chez Thomas Clerc (le bien nommé, d’ailleurs, au point qu’on a oublié de le souligner, mais Thomas Clerc le fait lui-même) alors que se profile la cuisine, « cœur de la maison », pièce fonctionnelle et bien plus que cela, on s’en doute, le lecteur est désormais « prévenu ». D’ailleurs, c’est, selon l’auteur, la « pièce principale ». Mais interdite aux obèses et géants (du fait de son porche étroit — d’ailleurs Édouard Levé devait se baisser pour entrer, cf. L’homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles), page 328.

La cuisine (5,95 m2) est une ligne de démarcation (rideau de lin, simple l’été, doublé l’hiver), faisant entrer le lecteur dans l’espace social de l’appartement (cuisine, salon, bureau, chambre), « second cercle du territoire ». Après le « canyon », la « prairie ». De fait la cuisine est américaine et ouvre vraiment sur le salon, élargissant le champ de vision donc l’espace — paradoxe tout parisien puisque le choix de la cuisine américaine est lié au… manque de place (« l’Amérique et sa conquête de l’espace ont réduit le mien »).
La cuisine est tout entière « alternative entre le cacher et le voir » — ne laisser dépasser que le beau, planquer éponges, intendance et vivres, faisant du leurre non plus seulement une esthétique mais une pratique. Il faut masquer certaines vues, aérer, la cuisine est un lieu fourbe, d’exactions et autres « débordements » (vaisselle), le territoire-même de « l’inexplicable » (le « marécage usé » de l’égouttoir).
En vue d’ailleurs, « 1 tuyau de gaz en cuivre (peint en blanc) au tracé compliqué », manifeste contemporain, aussi post-conceptuel que son propriétaire puisqu’il « cumule les qualités de l’Eiffel-Piano-Rogers ». Et voilà la cuisine ouverte sur Beaubourg et la Tour Eiffel (transportés en plein 10° arrondissement)… A noter également un lion en pierre, du carrelage vert « Edgar Poe » (-> ENTREE et SALLE DE BAINS), une bouilloire, des « yogours » (private joke) et un De Gaulle (« plaisanterie nationale »), une applique orpheline (mais seuls l’objet et son propriétaire sont au courant, les lecteurs mis dans la confidence) et la phalle, immortalisée par Arte :

On s’en voudrait d’oublier l’aspirateur Miele : Thomas Clerc n’est pas Marcel Duchamp (il n’élève pas la poussière) ni Jeff Koons (l’aspirateur n’est pas sous vitrine) mais lorsqu’il passe « la bête » au crénage jaune un Freddie Mercury en « petite tenue ». L’aspirateur associe « puissance et mobilité », il donne même une « grande leçon : prendre plaisir à s’abaisser pour la poussière ». Mais nulle complainte du progrès dans cet inventaire des placards.
Chaque pièce de l’appartement cache son alphabet secret (cuisine, casseroles, chemises, chocolat, chapka, cancer, café), sa « charade » possible (p. 147) et son roman potentiel, « sa science-fiction » comme une image dans le tapis (dans SALON, Thomas Clerc parlera d’image dans le lino, on y reviendra). Dans -> LA SALLE DE BAINS, les mémoires de l’inventeur du chauffe-eau (planqués dedans), dans LA CUISINE, le conte de la fée du logis (qui « vivait dans 1 magazine. Quand il a cessé de paraître, elle s’est jetée par la fenêtre ») ou celui du « coquetier fictif » (allez lire, p. 122). Le texte compte et conte, s’échappe, souvenirs d’enfance (la râpe à fromage) et littéraires — c’est au presse-agrumes en plastique (l’anti-Sark, « tripode en aluminium) qu’il revient de faire surgir le précurseur d’Intérieur :
« Il y a pour chaque objet 1 sorte d’anti-frère, de contre-modèle réussi ou raté, comme ce livre est la reprise surdimensionnée du Voyage autour de ma chambre. Je suis 1 anti-Xavier de Maistre ! ». Du tripode aux antipodes…
La cuisine n’est pas le « cœur de la maison » parce qu’on y mange — Thomas Clerc n’est pas, il le dit lui-même, de ces Français qui cuisinent — mais parce qu’elle est l’abyme du blason, casseroles comme tasses à café sont des variations sur le titre, cet « intérieur » exposé, cœur mis à nu, cœur d’un rayonnement aussi, géographique (Beaubourg, La Tour Eiffel, on l’a dit, mais aussi la Scandinavie, le Mexique) et artistique (Sartre, Truffaut, Zola, Nietzsche, Jean Rhys, Balzac, Stendhal, Barthes encore et toujours) — ajoutons Genet, pour les gants de cuisine, et le « marécage » — même si Les Bonnes n’est pas mentionné, la cuisine est « acte » et théâtre.
La cuisine américaine ouvre sur le salon, pièce par laquelle se poursuivra la visite. Mais l’avancée doit conserver la mémoire du territoire déjà traversé — « de même que ma salle de bains est 1 Mondrian raté, mon égouttoir est 1 Le Corbusier pourri » —, avec ses personnages du Cluedo (après le docteur Olive, avec sa clé anglaise dans ENTREE, p. 32, « Mlle Blanche, dans la cuisine, avec un poignard », p. 139), ses règles de détournement (ici l’étagère à bouteilles garde-manger — le thé Mariage Misanthrope), ses détails qui n’en sont pas, ses dates (le 20 septembre 2011, Thomas Clerc a préparé un gaspacho), ses choix :
« J’ai dit adieu au beurre, au sucre, au sel, aux œufs, à la charcuterie et au Nutella, comme en matière artistique et littéraire, je ne digère pas les nourritures infâmes, le Coehlo, le Chagall, le Katherine Pancol ».
Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)