Conversations d’un enfant du siècle (du selfie)

Fréderic Beigbeder Conversations d'un enfant du siècle (bandeau, éditions Grasset)

Beigbeder aime les compilations et les listes. À tel point qu’il en fait des livres : ses 100 titres préférés ? Premier bilan après l’apocalypse. Un bilan (avant l’heure) de la littérature au XXe siècle ? Dernier inventaire avant liquidation. Dans Conversations d’un enfant du siècle qui vient de paraître, accompagné d’Arnaud Le Guern qui dit souvent beaucoup de bien de Beigbeder dans Le Figaro ou dans… Causeur, Frédéric Beigbeder rassemble ses entretiens avec une vingtaine d’écrivains, parus dans la presse entre 1999 et 2014.

Contextualisons un peu : en 2014, Arnaud Le Guern justifiait sa propre défense de Oona & Salinger en traitant Eric Chevillard de « dame pipi du Monde » ; réponse de Chevillard dans son feuilleton du Monde des Livres et réplique dans Conversations d’un enfant du siècle, « Chevillard est un critique au mauvais goût très sûr ». Guerre picrocholine à Saint-Germain-des-prés. De tout cela, retenons le dernier paragraphe, délicieux du  « Frédéric & Beigbeder » d’Eric Chevillard :

« Le lecteur finit par se demander si Oona ne rompt pas avec Salinger en raison des inepties que lui attribue Frédéric Beigbeder. En fait, elle a rencontré l’irrésistible vieux Chaplin et elle l’épouse peu après. Salinger, lui, est l’un des premiers soldats américains à entrer dans le camp de Kaufering, près de Dachau, et à découvrir l’horreur. Frédéric Beigbeder écrit bravement ces pages difficiles puis, quelques chapitres plus loin, avec une insouciance désarmante, il nous raconte sa rencontre avec sa future femme sur une chanson de Céline Dion. Il est parfois bien périlleux de vouloir tout faire tenir dans un livre. La désinvolture peut avoir du charme ; la danse de l’ours également. Mais pas dans un magasin de porcelaine. « Une fille, ça s’ouvre et se referme : le problème est de trouver le bon mot de passe », écrit l’auteur. Une chance dans notre malheur : un livre aussi, ça se referme. »

Mais c’est de l’histoire ancienne. Revenons aux Conversations, acheté, lu (en partie, cf. la note en fin d’article) et refermé. Dans sa préface, Beigbeder explique qu’il a « interrogé les auteurs de ce livre comme un apprenti garagiste questionnerait un professionnel sur la meilleure manière de changer un joint de culasse. Je voulais déchiffrer leur méthode, comprendre les rouages de leur travail, voler leurs secrets de fabrication. C’est fou comme on se sent bien en écoutant les dernières personnes intelligentes sur terre. » Comment ne pas être d’accord avec le postulat (même si la métaphore provoque, déjà, quelques soubresauts d’énervement) ? L’interview appartient aux moments les plus intenses d’une vie de journaliste littéraire, surtout quand elle ou il a le luxe de choisir ses interlocuteurs, de rencontrer des écrivains qu’elle ou il admire et d’ainsi entrer, pour une heure ou deux, dans le laboratoire de leur travail. Même si l’exercice lui-même — la nécessité pour l’auteur d’entrer dans un moule médiatique, d’être clair, concis, voire attrayant — a tendance à brouiller les cartes, comme l’expliquait Barthes dans Le Grain de la voix, et à devenir un « un jeu social auquel on ne peut pas se dérober ».

La liste des auteurs interviewés par l’autoproclamé apprenti garagiste a aussi de quoi séduire, en ce qu’elle mêle entretiens réels et rencontres fantasmées, comme celle avec Fitzgerald, le rendez-vous manqué avec Françoise Sagan ou la conversation téléphonique posthume avec Bukowski. Beigbeder, et c’est ce qui peut séduire chez lui, aime la littérature avec légèreté, passion et un petit pas de côté, il s’amuse, joue des codes de l’exercice, les souligne dans ses questions, ironise, dit son admiration, se complaît dans l’hyperbole, avec un côté gamin volontairement enfermé dans un magasin de jouets qui fait mine de tout casser parce qu’il aimerait tant que la boutique lui appartienne. Là où le bât blesse, c’est que la méthode a ses limites. On n’apprend finalement pas grand chose des écrivains rencontrés. Sauvons l’interview de Jay McInerney en mars 2007 ou celle de Tom Wolfe l’année précédente. Dans les autres entretiens, frivolité et superficialité revendiquées annihilent tout début de commencement d’intérêt. C’est souvent plat, sans envergure et Beigbeder feint d’en avoir conscience, demandant au lecteur, dans la préface de ne pas lire « tous ces dialogues à la suite, il deviendraient aussi indigestes qu’un dîner avec vingt plats en sauce ». On vous rassure (ou pas), aucun risque de « trop », les mets servis tiennent du vol au vent (par mer calme) ou du soufflet retombé. Beaucoup de bruit pour rien, sinon, ça et là, quelques éclairs (Dustan, en 2002, à propos de l’échiquier politique français, McInerney sur la mutation de son œuvre après le 11 Septembre…).

Partout, on n’entend que Beigbeder, en creux et surtout en relief, tannant McInerney lors de leurs deux rencontres à propos de son propre livre, Windows on the world — voulant croire qu’il a été mal accepté parce que la France n’était pas prête à un tel sujet… (rires gênés) —  se lamentant sur ce Goncourt qu’il n’aura jamais — parce qu’il est membre du prix Renaudot (rires encore, plus francs). La dérision affichée — « je crois qu’en deux décennies, on me voit dans cet ouvrage passer de l’état de petit morveux arriviste à celui de vieux notable satisfait. Ou, pour employer une image plus moderne : on sent que progressivement j’essaie de m’incruster dans le cadre comme un fan qui prend des selfies » — ne peut tout justifier. Satisfaction et morve, oui, jusqu’à la lie et « l’auto-interview », en pages 294 à 311, qui place Beigbeder parmi les « dernières personnes intelligentes sur terre » (on a le malheur de se souvenir de la préface). La maladresse ne confine pas à la fatuité, elle patauge dans le nombrilisme bouffi, une nouvelle « danse de l’ours ». Conversations d’un enfant du siècle est une lecture uniquement destinée aux aficionados de l’auteur, donc. Beigbeder s’est toujours rêvé en Octave — en témoigne, encore, ce pauvre Musset qui n’a rien demandé convoqué dans le titre —, mais c’est l’octave d’un siècle du selfie, du moi par moi.

Conversations d’un enfant du siècle

Diacritik s’était promis de révéler, pour les livres impossibles à terminer, à quelle page le rédacteur a craqué. Ici page 202, ce qui relève de l’héroïsme (ou de la perte de temps), lecture en diagonale ensuite, elle-même interrompue page 263 avec ce « dialogue » entre Beigbeder et Bernard-Henri Lévy sur les mérites comparés de deux palaces de l’île Maurice, le Royal Palm (défendu par BHL) et le Prince Maurice (défendu par FB) et cet éclair de lucidité de Beigbeder, « on va faire un entretien d’une légèreté atroce ». Atroce, l’adjectif est très juste. Mais comme l’écrivait Eric Chevillard, « une chance dans notre malheur : un livre aussi, ça se referme ». Mieux, ne l’ouvrez pas.

 

Frédéric Beigbeder, Conversations d’un enfant du siècle, Grasset, 368 p., 20 €