Comment ne pas ouvrir cette rubrique de Diacritik, un livre un lieu, par un texte qui systématise ce principe, en fait la pierre angulaire de la narration, un art poétique ? Intérieur de Thomas Clerc, évidemment.
Si s’embarquer pour ‘là-bas’ d’une façon ou d’une autre ce n’est en fin de compte qu’aller du pareil au même, est-ce que ça n’est pas ici qu’il faut s’efforcer de trouver cet ailleurs – ou ce piment – faute de quoi notre existence est dépourvue de toute saveur ?
En d’autres termes, si toutes les errances ramènent à des points connus, pourquoi ne pas prendre les points connus comme prétextes à des errances ?
(Michel Leyris, préface de Contes et propos de Raymond Queneau, Gallimard, 1980).
En 1794, Xavier de Maistre voyage autour de sa chambre : 42 jours d’arrêts à Turin, 42 chapitres, l’écriture est sa manière de trouver une liberté dans la contrainte. Un voyage immobile, « sans vapeur et sans voile », comme l’écrira Baudelaire, un peu plus tard dans Le Voyage.
En 1884, Huysmans enferme Des Esseintes dans sa « Thébaïde raffinée », à Fontenay aux Roses. L’expérience, solipsiste, est l’exploration, jusqu’à la saturation, de délires mentaux, décoratifs. Épuisement décadent d’une veine naturaliste, coup d’arrêt à une poétique zolienne étouffante, immense A rebours. « A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? », se demande Des Esseintes, qui prend de vrais/faux bains de mer, se rend à Londres sans quitter Paris, voyage au long cours dans sa maison, métamorphose une pièce en cabine de bateau et l’ensemble de sa maison en cabinet de curiosités (dont il est le spécimen)…

Georges Perec, en octobre 1974, s’installe place Saint-Sulpice, prend des notes, arpente la monotonie quotidienne et les infimes variations de ce qui l’entoure : c’est la fameuse Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (Revue Cause commune, 1975 puis Christian Bourgois, 1982). A sa suite, nombreux seront les arpentages et tentatives d’épuisement d’un lieu de la littérature contemporaine. Récemment Anne Savelli et la rue Lafayette — de la Rotonde place Stalingrad aux grands magasins dans Décor Lafayette (éditions Inculte, 2012) — ou Intérieur de Thomas Clerc (L’Arbalète).
3 ans pour faire le tour d’un appartement parisien d’une cinquantaine de mètres carrés, pièce après pièce. On est dans le 10° arrondissement de Paris, près de la porte Saint-Martin, quartier cher au Breton de Nadja (Nadja qu’il rencontre rue Lafayette justement, retour vers Anne Savelli, Paris Nord et la « la très belle et inutile » Porte Saint-Denis, dans un de ces « livres qu’on laisse battants comme des portes »).
Le 10° arrondissement, donc, un quartier non touristique, que Thomas Clerc a déjà arpenté dans Paris musée du XXIème siècle, le dixième arrondissement (L’Arbalète, 2007). La déambulation poétique reposait sur une « méthode » :
« En marchant, je me saisis du monde dans le moment où il m’apparaît, par le corps et par les yeux, sans que voir me sépare. »
Le titre renvoie à Walter Benjamin, au projet de secrétariat d’un Balzac, ses cercles d’un nouvel Enfer, ses scènes de la vie parisienne, au Spleen en prose et Fleurs de trottoir d’un Baudelaire, au topos du flâneur, piéton de Paris et autre passante… Être un « témoin », dans une entreprise qui tient lieu d’initiation. L’espace est parcouru et la cartographie est aussi géographie intime, dans ces espaces à mi-chemin du public et du privé, extérieurs / intérieurs, déjà.
L’espace se réduit (faussement) dans Intérieur : d’un arrondissement à un appartement — celui de l’auteur — rue du Faubourg Saint-Martin. Un lieu à épuiser avant de le quitter sans doute « lorsque parvenu à la fin de ce livre » (p. 17). Ce sera la chronique d’un départ annoncé, d’un coup de sonnette à un autre, et Thomas Clerc nous fait faire le tour du propriétaire, invite son lecteur à une visite guidée qui tient aussi du parcours fléché (quand un mot renvoie à une autre pièce de l’appartement). Le projet est un peu dingue (l’adjectif « fou » est récurrent), monomanie assumée, portrait en creux et inventaire d’un objet (l’appartement, les meubles, le décor) comme d’un sujet (variations du « il » au « je », figures de soi, construite dans et par l’arpentage).
Le monde est un livre, ce livre est un monde. Sidérant. De ces livres qui accompagnent, qu’on lit et relit, qui sont une clé (une clef) — « ces clés que j’orthographie de 2 manières pour donner à l’objet sa richesse incertaine » (p. 17, toujours, on va finir par croire que je n’ai lu que la page 17 mais elle est une des clefs, justement, jusqu’à donner le code d’entrée de l’immeuble, 54 B 68). Puisque « le fou s’enferme lui-même » (p. 17… vous l’aurez deviné), comment l’accompagner dans sa « retraite au cœur de la ville » ? Nous suivrons son parcours, de pièce en pièce, à chaque jour sa pièce. A demain, dans l’entrée.
Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)