Barthes par Thomas Clerc

Thomas Clerc, L'Homme qui tua Roland Barthes (détail couv, L'Arbalète)

En 2010, Thomas Clerc publie un recueil de 18 textes — L’Homme qui tua Roland Barthes — revenant sur des morts célèbres, criminelles, volontaires, parfois accidentelles — Lady Di, Pier Paolo Pasolini, Pierre Goldman, Édouard Levé, un président des États-Unis, Anna Politskaïa etc., des icônes mais aussi des proches de l’écrivain, Édouard Levé qui entre dans les deux catégories, l’arrière-grand-père…
C’est une manière de saisir des vies par leurs fins, mais aussi de rêver sur des noms, le roman de ces noms, de confronter la fiction à des faits têtus, roman et réel, le déroulé d’une obsession.

« Le crime est pour moi une si vieille histoire qu’il dépasse un peu le cadre du simple topos littéraire. Je n’ai pas choisi mon sujet, je n’ai choisi que son traitement, faisant j’espère du nouveau à partir de l’ancien »

Le principe unificateur de L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles) est le crime : un acte violent, permettant un champ / contre-champ, assassin et victime, intériorité (de ces deux figures, indissociables) et contexte historique, social et culturel.

Tout commence par Roland Barthes et ce n’est pas neutreCe recueil peut être rapproché de ses Mythologies, par leur saisie « sur le vif » de sujets qui ont défrayé la chronique — et donnent lieu à des nouvelles qui sont aussi pour une part des chroniques — (Lady Di, Gianni Versace, Thierry Paulin…), sont inscrits dans l’histoire collective (Jésus, le président des États-Unis) ou concentrent leur époque (Pierre Goldman, tous en fait). Chaque nouvelle est dès lors un « extrait », aldéhydé, la saisie d’un moment (chaque nouvelle) composant un ensemble (le recueil). Une certaine histoire de l’humanité (de 33 après — ou pendant — J.-C. à 2007 avec Édouard Levé) selon un angle « unique » : la mort (même si suicides, accidents, assassinats deviennent tous crimes sous la plume de Thomas Clerc).

De fait, les principes énoncés par Barthes pour écrire ses Mythologies une étude critique du « langage de la culture dite de masse » et le « démontage sémiologique de ce langage » — sont ceux de Thomas Clerc dans ce recueil, ces Fragments d’un discours historique : le langage est au centre de ces saisies (la psyché de l’homme qui écrasa Barthes ; l’histrionisme de l’assassin d’un président américain, etc.) comme une culture pop — de masse, du people (Lady Di, Versace) aux chiens écrasés ou grands détectives, avec un versant plus savant (Guillaume Dustan, Maurice Sachs, Édouard Levé, Roland Barthes, même, qui sont sans aucun doute pour certains inconnus du grand public). Une « culture » donc, aussi bien collective que personnelle (Thomas Clerc a écrit, écrit, écrira sur Sachs, Barthes, Levé, Dustan). Comme l’écrivait Barthes dans son Avant-Propos, « il s’agissait évidemment de mon actualité ». Celle de Thomas Clerc ici, la vôtre, la mienne. Une forme de frontière labile entre le privé et le public, à l’œuvre dans tous les livres de l’écrivain. La dialectique de l’intime et du commun, ce qui, de l’extérieur, constitue notre intérieur.

Nous sommes dans la variété : le choix de la nouvelle (des nouvelles qui composent un recueil) permet de multiplier les approches formelles. Il n’est pas une seule manière de saisir la mort. Le recueil se veut polyphonique, il rassemble des voix comme des pratiques scripturales diverses : récit à la troisième personne, flux de conscience à la Woolf, montage alterné, alphabet, vers… Dans la variété aussi comme on parle, en littérature de Varia. Variété rime (et quasi miroir) de Vanités, memento mori (souviens-toi que tu vas mourir).

Variété parce que ce recueil a été pensé comme un « album-concept qui obéit à un principe surdéterminant son contenu », qu’il a quelque chose à voir avec la musique (« dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs », ajoute Thomas Clerc dans la postface du livre). Que son modèle est le Pin-ups de David Bowie, un album de standards du rock repris — « un album personnel à partir d’une base qui ne l’est pas », ce qu’est, par essence, ce livre de Thomas Clerc. Pin-up au titre si éloquent : une représentation, une idole épinglée au mur, une pratique qui tient du culte comme de l’entomologie, dans le paradoxe du vivant et du mort.

L’Homme qui tua Roland Barthes est aussi un recueil de noms propres : des personnes réelles, ayant existé (selon la formule éculée des avis liminaires de roman), deviennent des personnages de Thomas Clerc qui exploite leurs vies potentielles, mêle l’imaginaire aux faits, relit (et relie) des existences par l’angle de leur mort. Il est dans les 18 choix une forme d’élection : ces personnages, pas d’autres. Mais aussi une forme de « démocratie », Jésus-Christ et Lady Di, la figure religieuse et l’icône païenne, deux objets de cultes antithétiques, sont mis sur le même plan. Il est donc une réflexion essentielle sur la notion de « personnage » : en quoi une figure peut-elle être le ferment d’un récit et d’un imaginaire ? pourquoi telle personne (et pas telle autre) est-elle devenu un mythe de notre culture collective (et, en pendant, une mythologie chez Thomas Clerc) ? Quel rôle jouent les personnages secondaires dans l’assomption des personnages principaux ? Quel lien entre le personnage de l’assassin et celui de la victime, sont-ils interchangeables, en quoi sont-ils indissociables ?

Parallèlement, c’est la figure de l’auteur qui est elle aussi interrogée : d’où vient son inspiration ? Si l’on définit un écrivain par son style (on associe communément, la critique universitaire l’a démontré, un nom propre à une forme d’écriture, qui dit « Balzac » pense immédiatement à un certain type de personnage et de roman), qu’en est-il de l’auteur de L’Homme qui tua Roland Barthes ? alors que l’écrivain s’efface derrière chacun de ses sujets, épouse une langue, une manière, mimétiques d’un être, d’un moment ?

Le crime est bien une perversion — certes de l’ordre religieux, social, moral mais surtout de l’ordre littéraire. Il est le vecteur des renouvellements esthétiques. Chaque mort du recueil est une « nouvelle » inouïe, qui bouleverse, jusqu’à, pour certaines, changer l’ordre du monde ou nos représentations (J.-C .en particulier). Chacun se souvient de ce qu’il faisait et/ou de l’endroit où il se trouvait à l’annonce de la mort de Lady Di (à prononcer comme le verbe anglais pour mourir, to die). Ceci pour nos vies communes. Et, pour d’autres, comme la mort de Barthes (absurde, impossible), ce sont la littérature et l’art amputés, un pan du possible dont nous serons, par accident, à jamais privés.

Alors Thomas Clerc, dans un mouvement oxymorique, ressuscite et tue ces noms propres, comme il le souligne ironiquement dans la postface de son recueil, « le fait de reprendre le personnage de Sachs, auquel j’ai consacré mon premier livre, me trouble, comme si je devais le retuer cinq ans après l’avoir ressuscité ». L’écriture est ce va-et-vient.

En ouverture du recueil, comme creuset de tous les autres textes, Roland Barthes, mort le 26 mars 1980. Fauché le 25 février 1980 par la camionnette d’un blanchisseur, alors même qu’il sortait du Collège de France, Roland Barthes est hospitalisé à La Pitié-Salpêtrière, où il décède un mois plus tard.

Voilà pour les faits. Le récit de Thomas Clerc n’est pas factuel et tout se clôt devant « le grand Collège de la France ». C’est la plongée dans la psyché de l’homme qui écrasa Roland Barthes, un obsédé, priapique, qui n’a de cesse d’avoir des « rapports » avec des femmes, un collectionneur. La nouvelle suit son flux d'(in)conscience, rencontres, trains de banlieue (et les noms propres qui sont des signes, Deuil-la-barre, le train ROMY comme cette actrice qui aurait pu figurer dans le recueil), érections, masturbation, sexe et mort à venir. TGV, retour à Deuil, nuits pleines, « une voix m’a parlé d’un suicide sans mode d’emploi ». La nouvelle est dense, à la limite du magma, dans une confusion qui est celle d’un homme qui perd pied (comme il perdra le contrôle de sa camionnette). (On peut lire les premières pages ici).

Emploi de livreur pour une blanchisserie, traversées de Paris jusqu’à la dernière, fatale :

« Alors au moment où la fourgonnette du blanchisseur près de l’église que je conduisais sans plus conduire me portait vers l’avant du collège France hagard et exalté, au moment où cette fourgonnette venait de traverser les décennies, une date apparut sur le tableau de bord, clignota sur 25-02-80, et le grand homme grand traversa la rue sans prendre garde et je lui passai sur le corps. »

Thomas Clerc, L’Homme qui tua Roland Barthes, L’Arbalète, mars 2010, 360 p., 15 € 99 — Lire un extrait