Le grand entretien : Enki Bilal (et sa trilogie des éléments)

Bilal 12 septembre © Christine Marcandier

Deux ans après le « coup de sang », Enki Bilal revient sur ses trois derniers albums formant un cycle littéraire et graphique placé sous le signe des éléments : Animal’z, Julia et Roem, La couleur de l’air. L’eau, la terre, l’air. Sur une planète de cendres et de sang. Entretien vidéo.

En 2009, avec Animal’z, Enki Bilal signait le premier volet d’un western post apocalyptique dont la tonalité brute et monochrome tranchait radicalement avec ses précédents albums. Vint ensuite Julia et Roem, pièce théâtrale (au sens propre), réécriture de Shakespeare devenu inspirateur d’un monde à la fois en déroute et en devenir. Enfin, La couleur de l’air, final flamboyant empreint d’optimisme et au message environnementaliste certain, faisait taire les étranges critiques sur l’absence de couleur des deux premiers opus.

9782203019669Suite aérienne, terrestre et liquide, la trilogie du coup de sang est une fable futuriste et environnementaliste, intrinsèquement logique dans l’œuvre d’Enki Bilal : l’auteur des cycles du Monstre et Nikopol agrège le passé, s’imprègne du présent pour mieux regarder devant lui. L’auteur le souligne en entretien : c’est le propre des écrivains et des artistes que d’être tournés vers l’avant, pour décrire le monde tel qu’il pourrait être et non comme on voudrait qu’il soit.

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© Enki Bilal

C’est la liberté de l’artiste que d’imaginer à la fois son sujet et la manière de le traiter. Ainsi, Enki Bilal a voulu une rupture graphique forte en utilisant des pastels, des crayons gras et en remisant la couleur à plat (qui est l’une de ses signatures, mais pas sa signature). Artiste complet (auteur de bandes dessinées, illustrateur, cinéaste et peintre), Enki Bilal a pris le risque de dérouter pour donner du sens à sa trilogie : le coup de sang a eu lieu, la terre s’est rebellée. Le feu est à la fois absent (la trilogie raconte un après) et omniprésent car dans le nouvel ordre né du chaos la terre est naufragée et des personnages errants doivent composer avec les éléments. L’homme a perdu, il a mené le monde à sa perte, en ayant usé et abusé de sa prééminence.

Dans le premier opus, rauque et aquatique, Enki Bilal part d’un postulat : la nature a ouvert la boîte de Pandore, elle a puni l’humanité pour sa fatuité et sa vanité à vouloir se prendre sinon pour un Dieu, du moins pour ce qu’elle n’est pas : quelqu’un de responsable. A force de jouer aux apprentis sorciers, l’homme a perdu le contrôle. Les survivants dérivent sur les flots, forcés de fuir les zones polluées, irradiées, cherchant de rares Eldorados, où « les hommes seraient en train de se réorganiser ». Seraient, le doute est permis. L’atmosphère de brouillard continu est prenante, tant dans le graphisme sombre que dans le propos. Animal’z est une fable cyber-punk, nihiliste et désabusée dans laquelle chaque regard est capté en plan serré, à la manière d’un Sergio Leone et les étendues en long travellings comme chez John Ford. Des duellistes s’affrontent, armés de références littéraires – Gautier, Camus, Cioran, Nietzsche… Et le message se fait dès lors manifeste : les lettres sont la solution au problème et des actes de résistance face au déclin de l’humanité.

A la fin sera le verbe

9782203033085Omniprésents d’un bout à l’autre de la trilogie annoncée, avec la connaissance, la culture, le savoir en rédempteurs d’une humanité en déliquescence, les mots de Julia & Roem sont ceux de la tragédie élisabéthaine, les textes de Shakespeare, les décors et costumes d’Enki Bilal. Julia & Roem est cet épisode central et théâtral annonciateur de la renaissance de l’humanité. Sur la route, « ça tangue sous les roues ». Une Ferrari solaire s’enfonce dans un désert improbable que les radars azimutés situent au beau milieu de la mer Baltique. Le dérèglement est total et des protagonistes revisitent Roméo et Juliette à leurs corps et leurs esprits défendant. Sous un ciel pétrolifère, le jour ne semble pas devoir se lever sur des temps incertains.

Un dénommé Lawrence (ex-aumônier œcuménique des trois grandes religions monothéistes) erre au volant d’une voiture, il devise au hasard et au gré de sa folie autoproclamée et revendiquée. Lawrence va sauver Roem et Merkt (avatars de Roméo et Mercutio ?) d’une mort certaine et les pièces du puzzle shakespearien et bilalien s’assemblent : le trio formé rencontre une famille réfugiée dans les étages labyrinthiques d’un improbable caravansérail, sorte de palace hôtel transformé en bunker. Empruntant à Shakespeare les noms des personnages et la trame narrative, fasciné par la densité et le verbe de l’auteur, Enki Bilal met donc en scène Roem, Merkt, Julia, Tybb, Parrish, et le fameux Lawrence (en frère Laurent, confesseur et témoin volubile, conscience et mémoire des hommes) dans une scénographie qui renvoie à ses obsessions de réalisateur, d’auteur, d’artiste.

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© Enki Bilal

Une fois encore, Enki Bilal bouleverse les codes de la bande dessinée : en regardant au loin, en oubliant le passé — devenu un pré-texte —, l’auteur diffuse son message ; la mémoire du monde balayée après ce grand « reset », cette remise à zéro forcée, de nouvelles pages sont à écrire pour les survivants. Mais une question reste en suspens et vient semer le doute : et si tout avait déjà eu lieu ? Si tout avait déjà été écrit ?

Enki Bilal a refusé la contrainte, traçant une voie qui donne libre cours à son inspiration, privilégiant au passage le dessin pur. Avec ses longs traits sombres, cette tonalité ocre et terreuse, Julia & Roem offre une action resserrée et distille une ambiance oppressante. Les longs crayonnés jetés, amples et forts font que l’on ressent physiquement la terre, le sable, les nuages… Et le ciel tourmenté qui commence à se déchirer par lampées bleues quand s’achève l’épisode, introduit l’envoi, l’envol, sur la route toujours, avec un énigmatique nuage fléché en guise de sortie de secours.

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© Enki Bilal

Le cloud sauveur du monde

9782203033092Final éclairé et éclairant, La Couleur de l’air propose dès lors une alternative aux idées en vogue : partie du problème, l’homme ne sera pas partie prenante de la solution (pour paraphraser le très controversé et souvent mal cité Eldrige Cleaver). Si la terre s’est révoltée, c’est par lassitude, à cause d’un trop-plein, d’un ras-le-bol écologique. Alors que l’homme n’a eu de cesse de détruire la nature — sous couvert de faire le bien — à grand renfort d’avancées technologiques, d’expériences au-delà des limites de l’éthique, de la responsabilité. Comme si l’homme n’avait rien retenu, rien appris. Ou au contraire « désappris ». Comme s’il avait oublié la connaissance et les savoirs, remisé les phrases des écrivains, rangé les pensées des philosophes.
Mais la nature se souvient toujours, elle.

© Enki Bilal

Ballotés, brinquebalés, à la fois happés et poussés par le vent, vers une terre de promesses, les survivants se sont résignés, unis par une peur commune et universelle : la crainte de la mort, de la fin des temps. Les évadés climatiques traversent les nuages, dérivent à bord d’un zeppelin d’infortune, et la mémoire resurgit. Le phénomène est-il autant métaphorique que météorologique ? Assurément. Alors que les vents poussent ces protagonistes vers une potentielle renaissance, des jumelles d’ordinaire peu loquaces deviennent omniscientes et régurgitent littéralement des informations oubliées, des connaissances oblitérées par le grand bouleversement. Et tandis qu’à terre, les pèlerins forcés continuent de suivre l’étrange flèche salvatrice, l’horizon se dégage. Conteur absolu, Enki Bilal fait de La Couleur de l’air une forme d’acmé et conclut sa trilogie, en un apogée narratif et graphique éclatant.

Il a été beaucoup reproché à Enki Bilal la rupture visuelle et graphique, jusqu’à dire de la trilogie du coup de sang qu’il s’agissait moins de l’œuvre d’un peintre que celle d’un dessinateur. Des critiques d’autant plus incompréhensibles que l’ensemble fait sens par sa puissance visuelle, son originalité chromatique et les présupposés littéraires, cinématographiques, culturels et politiques du projet. Des critiques que l’auteur balaie d’un revers :

Il ne faudrait surtout jamais changer, c’est ça ? Il faudrait rester dans le consensus de ce que l’on attend d’un auteur ?

Alors que de son propre aveu il n’a volontairement pas relu les trois albums avant notre entretien, Enki Bilal revient pour Diacritik sur ses ouvrages passés. Et lève un voile timide sur son travail en cours (un one-shot de près de 300 pages où il est question de nouvelles technologies, de mémoire et de cloud)…

 

 

Enki Bilal, Animal’z (Casterman, 19 €) – Julia & Roem (Casterman, 18 €) – La Couleur de l’air (Casterman, 18 €)