Il suffit d’une fracture du radius pour perdre sa droite et le nord – Quand la fracture se complique d’un nerf coincé dans un canal, ça part à vau l’eau – Son gauche n’en devient pas plus fort – Un gauche faible – Si gauche – Et c’est ainsi qu’on tourne autour de son nombril déplacé à bout de bras pour comprendre qu’écrire n’est pas qu’une affaire de cerveau – Qu’il s’agit d’un sport en tension cerveau-doigts sans passer par la case bouche en chœur et donc langue – Pas d’oral dans cette histoire, pas d’expression buccale – Juste une salade-soupe, mijotage, ébullition puis transformation – Des yeux aussi, ça c’est sûr, pour les espaces.

Un jour Gilles Ballot est venu jouer chez moi. Nous avons treize ans, c’est une amitié « de loin » car Gilles est ombrageux, colérique et bagarreur. Au collège il est bien meilleur élève que moi mais j’ai très vite l’impression que je vais gagner la partie d’échecs que nous commençons car Gilles fait n’importe quoi ; il sacrifie des pièces, il me les donne. Tout à ma joie de les « manger » je ne me rends compte de rien. Et je me prépare déjà à lui expliquer, une fois la partie gagnée, qu’on ne joue pas comme ça. Mais à cette impatience, très vite (la partie ne va durer que 6 ou 7 minutes) va succéder un agacement, et une inquiétude : est-ce qu’il n’est pas en train de prendre la partie à son compte ? Et là, qu’est-ce que c’est que cette position ?! Mon roi est mat et je l’ai dans l’cul ?

La fenêtre demeure ouverte, le soir, lorsqu’il fait nuit. Des insectes entrent par la fenêtre, attirés par la lumière. Ou ils entrent par hasard, au hasard de leur déplacement nocturne. Au plafond il y a un insecte vert, d’un vert sombre, aux ailes transparentes. Il est posé au plafond. Ce qui est pour moi le plafond est pour lui le sol. Dans un autre coin du plafond il y a un autre insecte, plus gros, noir. Comme une sorte de mite, mais plus gros et noir. Il est posé là, il ne bouge pas. Je ne sais pas si les insectes parlent, s’ils se disent quelque chose les uns aux autres. Ou s’ils me parlent. Disent ou essaient de me dire quelque chose. J’entends leur silence. Je ne connais pas leur nom.

Il y a un tir, la couleur de ce tir et l’effroi qui l’a libéré, qui le diffuse lentement et, dans la couleur de ce tir, comme une infiltration où quelque chose de plus fort se décroche et parvient au-devant de son terme. Ce terme, qui n’est pas tenu d’aboutir quand bien même il serait visé, n’est que début ou chancellement quand la couleur surgit et quelque chose s’obscurcit, s’efface et surgit à nouveau dans une exclamation de pur effroi et la couleur, devenant effroi à son tour par contagion, gagne le corps au point où le corps se soumet et s’abjure et se vend au plus offrant, se déshabille et s’agenouille face contre terre.

Tous les jours, on surveille l’eau. On va voir ce qui sort de la Seine. Ce soir, on découvre sur les quais des batardeaux dont les bastaings ont été empilés la nuit précédente, et des murets de parpaings montés sans qu’on s’en aperçoive. On n’a rien vu venir. Ils sont drôles comme leur nom, mais on a le rire jaune quand on pense à l’eau qui pourrait s’insinuer dans nos maisons, qui remplirait d’abord les caves avant de diluer la terre des jardins, pour finalement tout recouvrir de noir. Depuis des jours, la pluie tombe et l’eau monte.

Maintenant imaginez une terre de sable cernée par les eaux pacifiques et, sur cette langue, un arbre parfaitement conifère. Au pied de l’arbre dont les racines se dressent en l’air en de noueuses parades pour plonger plus profondément dans le sol, un morse est venu s’échouer. Pratiquant le morse, comme vous et moi le français, le morse soumet toute son énergie graisseuse à répondre à cette unique question par des suites de traits courts et longs (qui, pour le confort du lecteur, ont été ici traduits). Voici sa réponse :

Je peux crier, sans savoir pourquoi je crie, sans douleur réelle. J’attends d’être seul, et j’extrais du corps ce long hurlement jusqu’à l’entendre. Je rentre chez moi en catastrophe, et je me réfugie dans le salon, à la fin de l’après-midi, avec ce besoin imminent d’exploser. Un instant, je demeure là, comme abandonné, incapable de m’asseoir. Je ne forme aucune pensée, et aucun grief contre l’existence, mais je laisse échapper cette plainte animale.

Je n’ai aucun respect pour l’écrit. Qu’y-a-t-il de plus déprimant que des mots alignés les uns à la suite des autres comme un immense chapelet de saucisses ? Ils ne me disent rien, je ne les aime pas. Il y en a trop peu pour qu’ils signifient véritablement quelque chose. Si j’écris, c’est dans un seul but : pour parler.

Ma table est vide, je suis invisible, transparent, je suis translucide, je vois des mots en l’air, un écran sous les yeux, à peine aux bords des artères, une apesanteur de la vieille humanité. Je suis dans les airs, je parle d’un alphabet démoli, des onomatopées, un vagissement, des petites pattes, des petites pattes d’une mémoire animale, d’un pet de nourrisson.