Colère blanche, par Patrick Varetz (Écrire aujourd’hui)

Patrick Varetz © P.O.L

Je peux crier, sans savoir pourquoi je crie, sans douleur réelle. J’attends d’être seul, et j’extrais du corps ce long hurlement jusqu’à l’entendre. Je rentre chez moi en catastrophe, et je me réfugie dans le salon, à la fin de l’après-midi, avec ce besoin imminent d’exploser. Un instant, je demeure là, comme abandonné, incapable de m’asseoir. Je ne forme aucune pensée, et aucun grief contre l’existence, mais je laisse échapper cette plainte animale. À la fois soulagé et effrayé, je mesure l’impudeur qui subsiste à se vider ainsi, à la dérobée. J’arpente la pièce, et je gueule avec un maximum de puissance, sans jamais articuler aucune syllabe. C’est une espèce de râle qui remonte du ventre vers la gorge, et qui enfle et promet de tout faire vaciller. Réduit à l’impuissance, j’éprouve une sensation bien connue de vide et de débordement, et je voudrais pouvoir pleurer — avec sincérité — avant de me remettre à parler.

Si c’est la rage qui me pousse à écrire, alors c’est une colère blanche sans objet, une expression détournée et contre-nature de la violence. Je sens en moi cette énergie, et j’avance dans les mots, par lesquels je fixe avec précision — non sans fascination — le pire de l’existence. Nommer m’empêche de hurler, de retourner précocement vers le chaos. On ne dira jamais assez la nécessité qu’il y a à verbaliser, quand tout — autour de soi — se moque du langage ou le parodie. Patiemment, je voudrais tout englober — tout recouvrir mentalement de salive — avec des phrases, des paragraphes entiers : les invectives, les coups, les manœuvres sourdes, les tentatives de déstabilisation et les tyrannies. Je voudrais tout asphyxier, pour mieux mettre à jour les mécaniques qui nous éloignent du bonheur, et souligner par là l’action des mécaniciens qui agissent en sous-main.

Peu à peu ma gorge se noue, menaçant de m’étouffer. C’est à peine si je peux hoqueter à défaut de sangloter, et chercher des mots qui ne viennent pas. Je danse d’un pied sur l’autre, je fuis d’instinct toutes les fenêtres (mon corps se repliant bêtement vers les zones d’ombre, autour du canapé). La poitrine me brûle à force de crier, mais je ne tiens toujours pas en place. Ce n’est pas le mal lui-même que je cherche à déloger — je ne suis pas idiot —, mais quelque chose de suffisamment tangible qui lui tiendrait lieu de représentation. Pour l’heure, c’est un son rauque qui envahit l’espace, et qui dit toute son importance, sa nécessité un peu obscène à gagner en densité et en volume. Je voudrais m’ouvrir en deux — fendre en moi l’ennemi — depuis la bouche jusqu’au ventre, et me libérer durablement de cette pression.

bc2c13785a1de702b7cf3a55732a2edd07ab5d.pdfSi c’est la colère qui stocke en moi les mots, pendant de longues années, alors elle se moque bien d’éclater. Je me donne parfois l’impression de serrer au creux du poing l’objet de mon ressentiment, jusqu’à l’étouffer. Mes phalanges blanchissent, et je maintiens le désir en moi, trop heureux de dompter sans éclat mes pulsions insistantes. Lorsque je me décide enfin à écrire, ce n’est jamais le sang qui parle — les cris, les injures de mon père, ou par contagion la furie du monde —, mais cette voix qui a pris suffisamment de distance pour me paraître étrangère. À travers elle, je ne cherche pas à m’imposer dans l’instant, mais je prends plaisir — encore — à rallonger le temps en agençant de nouvelles phrases.

Si l’on m’ouvrait en deux, à seule fin de me soulager, je crois que l’on découvrirait — dans un creux ignoré du ventre — cette part de moi qui, pour s’être repliée, n’a jamais pu se développer. J’imagine que cette chose — cette saloperie — demeure là, les genoux ramenés vers la poitrine, et les poings rassemblés sur les paupières qu’elle écrase. Elle a beau, cette petite saloperie, s’être desséchée et noircie, elle n’en continue pas moins d’actionner ses maigres ficelles, et peser suffisamment pour contaminer en sous-main l’essentiel de mes pensées. C’est elle qui m’invite à douter des contours et des intentions du monde, ancrant sans relâche la peur au fond de mes gestes. C’est elle qui me pousse à hurler pour s’entendre exister. Et c’est elle encore qui souligne le caractère inapproprié — démesuré — de mon enveloppe corporelle, raillant du même coup la quantité insensée de vide qu’elle peine également à remplir.

J’ai souvent l’impression que les mots s’échappent de mes doigts, pour s’écouler en un mince filet, comme si je parvenais à puiser — avec parcimonie, au fond de moi — à la source même, à l’humidité de la vie. Ce n’est pas tant ce que j’écris qui m’importe, que le processus qui me relie au vivant. J’ai mis longtemps à trouver cette bonne façon de m’épancher, qui suppose un flux maîtrisé. Mentalement, il suffisait de percer un trou minuscule, indétectable — sans doute au niveau du crâne, peut-être au niveau de l’œil —, pour abaisser aussitôt la pression devenue insupportable, et autoriser à nouveau la circulation de la pensée. À croire qu’il ne sert à rien quelquefois d’ouvrir la bouche, sinon pour gueuler ou se plaindre, ou convaincre. Quand j’écris, je me contente en premier lieu d’acheminer sans hâte les mots à travers le corps, vers un point de rendez-vous précis. J’entreprends ensuite de les regrouper, de les ordonner, alors que d’autres — en nombre — continuent d’arriver.

Ainsi donc cette foutue saloperie — cette boule de colère — sera demeurée là, toutes ces années, enkystée dans sa mauvaise graisse, campée sur une position confortable. C’est elle qui aura orchestré, depuis son poste d’observation, aveugle, les divers signaux de mon renoncement : l’arythmie du cœur, les crises de panique répétées, et — pire que tout — la paresse de l’esprit. Elle m’aura contraint à gaspiller cet excédent de temps qui m’était offert, m’enseignant à ne rien faire, sinon surveiller mon pouls et survivre dans la crainte. Mal né, il y a des révoltes que l’on ne saurait entreprendre, des figures impossibles à défier, des combats en trop grand nombre pressentis comme perdus d’avance. Mal né — autant dire mal conçu et mal désiré —, il y a des mots qu’il vaut mieux ne pas prononcer, des vérités qu’il est préférable d’enfouir ; des rancœurs indissolubles qu’il convient de retourner contre soi.

Les mots, lorsqu’ils surgissent, peuvent bien refléter la part d’ombre qui s’agite autour d’eux, ils n’en recèlent pas moins cette promesse de clarté qui — à force de travail — finit par advenir. Il suffit que la phrase se trouve, avec son rythme propre, que le paragraphe lui-même se mette à fonctionner, puis un autre après lui en entraînant des centaines d’autres, pour que le livre entier — malgré l’équilibre fragile de sa construction —, laisse croire enfin à une possible harmonie. Lorsque j’écris, je ramène à la lumière tout ce qui peut l’être. Et si je m’ingénie ainsi à fixer le diable dans les détails, ce n’est nullement par souci de vérité, mais parce qu’énoncer le pire — jusqu’à l’innommable —, avec un détachement maniaque, m’apparaît précisément comme la seule façon de combattre l’ennemi sans entrer dans son jeu.

Peut-on se contenter de dire non, jusqu’au bout, et refuser de reproduire un modèle qui ne fonctionne pas ? Mon corps est une impasse du sang — un lieu sans échange —, où aboutissent les douleurs et les frustrations de mes parents. J’ai renoncé à bâtir une famille, méprisé les engagements de ma génération, moqué l’intérêt commun. Je me suis écarté des sentiments. Je hurle parce que je ne parviens pas — de moi-même — à interrompre une expérience qui ne mène nulle part. Je pourrais me jeter dans la rue, au-devant des voitures, me donner en spectacle et perdre le fil de la raison. Mais non — encore une fois non —, je reste là, occupé à me pétrir la gorge, replié sur mes plus intimes sensations.

Je n’écris pas dans l’instant, je ne m’emporte pas (et je refuse de contribuer au vacarme ambiant). Ce que je m’échine chaque fois à décortiquer et à montrer — et qui existe depuis l’avènement, après-guerre, de la société de consommation — ce sont les effets, souvent dévastateurs, que produisent sur nous des causes que nous ne maîtrisons pas, et qui — pour une bonne part — ne se maîtrisent plus elles-mêmes. L’obsession du bonheur nous entraine trop loin, et nous vide de notre chair, nous laissant en proie à un désir vague et irrépressible. Je voudrais, par les mots — par d’incessants allers et retours de la mémoire —, combler cette vacuité sous la peau, et stabiliser durablement cette pente intérieure qui mène vers plus d’humanité.

Quand je hurle ainsi, il n’y a jamais personne pour se trouver en face de moi. À croire que le caractère belliqueux — sanguin — que je suis censé tenir de mon père se sera en grande partie perdu. Durant mon enfance, les adultes avaient si peu à se dire — par réticence instinctive, et par manque de vocabulaire —, qu’ils préféraient se mettre à gueuler. À la moindre impatience, au premier signe d’agression — ou supposé tel —, mon père ne manquait pas de donner de la voix : pour exprimer, dans une grimace, tout le mal qu’il pensait des autres, et tout le mal encore qu’il fallait leur souhaiter. Il ne perdait jamais son temps à remâcher son propos, mais se soulageait dans l’urgence, au bord de l’asphyxie. Moins efficace que les coups, sa méthode n’en constituait pas moins — une fois sur deux — la prémisse à un débordement de violence.

Lorsque j’écris, je dénature sans relâche le cri qui subsiste en moi. Je l’étire, je le prolonge, je ralentis sa propagation, jusqu’à obtenir quelque chose d’étrange — un murmure —, comme le bourdon d’une basse continue. Bientôt je perçois un rythme, des syncopes, des boucles à la mélodie contrariée ; une lente progression qui laisse chaque fois le désir inassouvi. J’ai la gorge vide, parfaitement dénouée, la poitrine et le ventre au repos. Tout passe par les doigts, les mains, les bras, miraculeusement reliés à la tête et à l’ensemble du corps — à l’exception notable de cette colonne d’angoisse, temporairement court-circuitée, qui se confond habituellement avec l’axe du tronc. J’écris pour retrouver cette mobilisation si particulière de l’être, cette transformation instable. Simple caisse de résonance, je deviens l’instrument d’une voix qui me dépasse (c’est une illusion, en tout cas, qui ne disparaît pas avec le temps).

Patrick Varetz

Patrick Varetz a récemment publié Petite vie (P.O.L) et Modigliani, une bonté bleue (éditions Invenit).