Le barman dégaine l’arme ultime à même de faire fuir la clientèle sensible : la musique déprimante à souhait qui sonne le glas des soirées agréables, vrille les cerveaux et fait remonter les souvenirs douloureux. L’horloge du bar affiche presque deux heures du matin. Dans les enceintes, Jeff Buckley chante Lilac Wine avec son éternelle voix d’ange.
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Quand on a envie de fuir son passé, le premier réflexe est souvent de vouloir faire un voyage. Parce que la solitude est mauvaise conseillère, on se retrouve à Marrakech au mois d’août ou à Varsovie en février. En payant très cher pour ne pas aller très loin. Envolés les rêves de bout du monde, on se contente d’une tentative de reconstruction low-cost.
Je profite de cette accalmie bienvenue dans nos échanges pour aller aux toilettes à mon tour. Je glisse (plus que je ne marche) sur le chemin des urinoirs collectifs dégueulasses à souhait. J’ai l’impression de m’être transformé en palet de curling avec ces pseudo sportifs à l’air pénétré et aux chaussures bicolores ridicules qui astiquent frénétiquement la piste devant le morceau de granit poli tandis qu’un serveur commence à balayer le sol devant chacun de mes pas mal assurés. J’évolue difficilement dans mes vapeurs éthérées, prudent devant ce cérémonial grotesque.
Nathalie se plante devant moi, interdite face au spectacle louche du tandem bouleversant que nous formons, mon ami et moi, dans cette posture mal assurée qui ressemble de plus en plus à un slow de fin de noces… A voir sa moue, j’essaie d’imaginer ce qui lui passe par la tête. Se dit-elle que j’ai refait ma vie et qu’elle n’a aucun droit de regard sur mes nouveaux choix amoureux, même s’ils peuvent lui paraître discutables ? Ce qui est compréhensible et légèrement intolérant de sa part cela dit.
Je quitte la salle de bains, je pose le téléphone. Alice est assise sur le canapé. J’ai envie de l’embrasser et qu’elle me serre dans ses bras. Ce sont des choses qui se font. Elle me dit qu’elle a eu une journée affreuse tout en allumant une cigarette. Sans attendre une réaction de ma part, elle entreprend un récit fait de plaintes diverses d’usagers des transports vindicatifs, de brimades hiérarchiques, de café imbuvable au bureau et d’une dispute avec Nathalie. J’ai laissé Paul à ses affres et à sa liste inique. Je ne saurais dire qui est le plus à plaindre. De Paul (englué dans son désespoir mystico-amoureux), d’Alice (qui a eu une journée affreuse) ou de moi (qui écoute les malheurs de l’une et de l’autre) ?
De son côté, dès son retour en France après sa croisière peu amusante, Paul a voulu reprendre le cours d’une existence qu’il trouvait déroutante. Dans le taxi qui le ramenait de Roissy, il s’est dit qu’il lui fallait arrêter de penser qu’il s’était engagé dans une voie à sens unique, ou pire, dans une voie sans issue, la tête pleine de périphrases en entrant sur le boulevard périphérique.
Je me rappelle la rupture : quittant ma posture larmoyante et mon duvet froissé, je regarde le soleil se coucher. La vue ne m’évoque rien. Sinon un intense ordinaire. Une cheminée industrielle crache de la vapeur d’eau, des façades sales aux volets fermés. On dirait un fantôme de ville. Devant ce spectacle hivernal d’une nuit citadine qui tombe sans grâce, je me surprends à vouloir contempler des couchers de soleil exotiques. L’idée saugrenue me vient d’aller contempler des aubes romanesques ailleurs que dans les livres ou sur un écran de télévision.
Le couple. Vaste sujet. On ne peut jamais réellement dire (ou s’avouer) si l’on s’est installé à deux par amour, par fatalisme, par peur de la solitude, par convention. Je ne parle même pas de ce qui est de se marier. Je risquerais d’être grossier. Je pourrais même aller jusqu’à dire des phrases toutes faites. Ou pire, ce que je pense vraiment.
J’ai rencontré Nathalie au mariage de Paul et Alice. Je venais de finir une ultime formation qualifiante après l’extraordinaire échec universitaire qui ne ferait jamais de moi un brillant avocat du barreau de Paris ou un obscur clerc de notaire de province. Je me souviens très bien ce jour-là.
J’avais longtemps cru (ou peut-être avais-je essayé de m’en convaincre) que je vivrais une histoire digne des plus beaux romans d’amours. Quand bien même il s’agirait d’un de ces monuments d’exaltation de gare routière sorti tout droit de la bibliothèque d’une maison de vacances, renfermant des livres racornis aux pages déjà jaunies, lus et relus par des générations successives d’occupants un peu fleur bleue ou très désœuvrés. Je devais cultiver cette envie des années durant. Longtemps satisfait de ce romantisme de foire aux bestiaux qui fleurit à la télévision dans ces soaps opéras provençaux mal écrits et mal interprétés voulus par des responsables de programmation aux goûts étrangement pompidoliens.
Le jour où Nathalie m’a annoncé qu’elle me quittait, je me suis d’abord muré dans un silence grotesque, enroulé dans un sac de couchage qui sentait le moisi et les tripes à la cadurciennes (souvenir d’un trek en Bas-Quercy) sur la terrasse de notre maison de ville chèrement acquise l’année de notre mariage. Pendant une journée entière, sur un transat en plastique, j’ai bravé le vent de janvier en fixant le ciel. Fumant cigarette sur cigarette, me gavant de thé brûlant pour ne pas risquer l’hypothermie.
C’est évidemment ce moment précis que choisit Nathalie pour faire son entrée dans le bar et dans mon champ de vision. Elle est à deux mètres de nous et nous regarde avec un air dépité et interrogateur. Dire qu’elle semble surprise est très en dessous de la vérité. La situation et son air effaré sont indescriptibles alors qu’elle nous dévisage, mon ami et moi. Lui est penché à l’extrême sur ma personne, avec la ferme intention de m’arracher un baiser. Moi, le dos au comptoir, les bras en croix pour prévenir les assauts outrageants du pervers qui me fait face.
À cette heure avancée de la nuit, Paul et moi nous épanchons plus que de raison. Nos positions et nos états d’esprit vacillent, le moral titubant sous les effets des breuvages alcoolisés et successifs que nous ingurgitons.
Paul me signifie que je contemple les femmes alentour d’un regard gourmand. Certaines le remarquent avec un dédain affiché, d’autres avec crainte, certaines avec amusement.