Le barman dégaine l’arme ultime à même de faire fuir la clientèle sensible : la musique déprimante à souhait qui sonne le glas des soirées agréables, vrille les cerveaux et fait remonter les souvenirs douloureux. L’horloge du bar affiche presque deux heures du matin. Dans les enceintes, Jeff Buckley chante Lilac Wine avec son éternelle voix d’ange.
When I think more than I want to think / Do things I never should do / I drink much more that I ought to drink / Because it brings me back you
(Quand je pense plus que je ne le devrais
Je fais des choses que je ne devrais pas faire
Je bois plus que je ne le devrais
Parce que ça me ramène à toi).
J’essaye de ne pas prêter attention aux paroles tout en me disant qu’il a bien fait de mourir jeune cet imbécile. Qui sait ce qu’il aurait pu chanter avec quelques années et de nombreuses désillusions de plus. Je me sers un dernier et inutile verre d’alcool fort. Je jette un rapide coup d’œil autour de moi. La clientèle encore debout qui renâcle à l’idée de quitter les lieux. Nathalie. Paul.
Machinalement, je sors mon téléphone mobile de ma poche. Appels en absence, messages. Je consulte ma messagerie vocale. J’efface au gré de mon désintérêt. Alice m’indique qu’elle a laissé ses enfants chez sa belle-mère (Paul ne les ayant pas réclamés, elle se demande « ce qu’il a dans la tête »), qu’elle devrait me rejoindre dans quelques minutes et qu’elle m’embrasse tendrement.
Nathalie revient vers moi pendant que Paul titube vers la sortie. Je raccroche.
– Ne cherche plus à me revoir, me dit-elle.
Je n’en avais pas l’intention. Mais je ne le lui dis pas. J’ai peur d’ajouter un sarcasme de plus. J’esquisse simplement un sourire.
– Tu ne dis rien ? C’est rare.
Que pourrais-je dire qui ne sonne pas faux ? Rien ne me vient à l’esprit. J’entrouvre la bouche. Fort heureusement, Nathalie pose un doigt sur mes lèvres.
– Tais-toi, tu vas dire une bêtise. Je préfère partir sur ton sourire idiot. Je l’aimais bien celui-là.
Elle tourne les talons, passe la porte, dépasse Paul qui tente de la rattraper maladroitement. Je les regarde s’éloigner sur le trottoir. Les minutes passent. Je m’efface. Je n’arrive pas à me décider à sortir à mon tour. Je ne veux pas les voir partir bras dessus bras dessous. Je n’en n’ai pas envie. Il est temps de trouver le courage de parcourir les quelques centaines de mètres qui me séparent de chez moi, où Alice doit déjà m’attendre ou être sur le point d’arriver au volant de ma voiture. Le carillon ridicule qui m’avertit très fort que j’ai reçu un SMS (deux, en fait) me tire de mes pensées. Un service payant possédant un vrai sens de l’à-propos me propose un nouveau moyen « simple et efficace pour rencontrer les femmes les plus sexy de ma région ». Alice m’annonce qu’elle a réussi à se garer et attend dans la voiture parce qu’un type hirsute et assez mal habillé est en train de téléphoner tout en urinant sur la porte de mon immeuble. J’efface tout. La sonnerie de mon téléphone retentit à nouveau. C’est Paul. Je réponds.
« Allo, c’est Paul. Nathalie part définitivement s’installer à New York. Je suis en bas de chez toi. Il faut qu’on parle ».
Tout ce qui s’est passé cette nuit-là a été d’une banalité affligeante. D’une consternante évidence. Tout ce qui précède n’a aucune importance.
C’est à ce moment précis que je suis me suis mis à courir.
Fin