Le jour où Nathalie m’a annoncé qu’elle me quittait, je me suis d’abord muré dans un silence grotesque, enroulé dans un sac de couchage qui sentait le moisi et les tripes à la cadurciennes (souvenir d’un trek en Bas-Quercy) sur la terrasse de notre maison de ville chèrement acquise l’année de notre mariage. Pendant une journée entière, sur un transat en plastique, j’ai bravé le vent de janvier en fixant le ciel. Fumant cigarette sur cigarette, me gavant de thé brûlant pour ne pas risquer l’hypothermie.
Le temps de rassembler mes esprits et quelques affaires, je suis parti m’installer à l’hôtel. On ne pouvait pas faire plus cliché. Me retrouvant seul dans une chambre impersonnelle et aussi avenante qu’un laboratoire d’analyse d’un pavillon d’oncologie, je me suis malgré tout senti rassuré. J’ai repensé au premier jour de ma vie d’étudiant quand mes géniteurs m’avaient installé dans cette petite chambre meublée avec un goût d’un autre siècle. Une pièce unique sentant le renfermé, les odeurs corporelles de plusieurs générations de zozos estudiantins qui étaient passés par ici et le chien de la logeuse qui avait pissé par là…
Dire que je me suis replié sur moi est trop faible. J’ai assurément, dans le froid de cette chambre hideuse avec son couvre-lit bleu et ses rideaux orange, redonné un sens au terme de position fœtale. Après quelques nuits insomniaques, j’aurais pu dessiner le plafond de mémoire dans ses plus infimes détails. Je ne sortais plus. J’ai mis de côté ma vie sociale. Je n’allais même plus chercher mon courrier, qui arrivait toujours à mon ancien domicile. J’avais trop peur d’y trouver un pli de l’avocat à mon attention ou un courrier des impôts me demandant si ma situation maritale avait changé ou si j’avais déménagé après le 1er janvier de l’année courante, un recommandé de l’administration… Ou des publicités pour le salon du nouveau-né et de la femme enceinte. Je ne voulais pas découvrir en ouvrant une boîte aux dimensions normalisées par directive européenne que ma vie allait radicalement changer. Parce que je les considérais comme insupportables, j’ai rejeté ces lettres écrites par des anonymes certainement contents de leur sort qui ne compatiraient jamais à ma douleur et au contraire viendraient me taxer en sus pour d’obscures raisons fiscales et réglementaires.
J’ai réussi à quitter ma chambre d’hôtel. J’ai cherché un logement qui ne serait pas qu’une salle des pas perdus ou une zone de transit. De toute façon, j’avais lu tous les vieux magazines qui trainaient dans le hall. Je me suis cherché un nouveau mode de vie. Une nouvelle existence, un nouveau quotidien, en même temps que mon futur lieu d’habitation. Je n’avais pas beaucoup réfléchi à ma vie de couple par le passé. Redevenu célibataire, dans ce nouveau « chez moi », j’ai eu tout loisir d’intérioriser mon existence. Je suis entré dans un processus d’enfermement tout en me sentant extrêmement libre. Paradoxe et privilège insupportable. J’ai su plus tard que c’était des plus classiques. J’ai d’abord vécu dans l’obscurité, n’ouvrant les volets qu’un jour sur quatre, ne sortant de chez moi que pour aller travailler, me faisant livrer par Internet. Certains week-ends, il m’arrivait de mettre la clé dans la serrure en rentrant le vendredi soir, pour ne remettre le nez dehors que le lundi matin. Entre deux, je stagnais. Je regardais des films et des séries à profusion, j’écoutais de la musique pour chanteur pas bien, je relisais en diagonale les rares livres qui m’intéressaient exhumés au hasard des cartons d’emménagement. A l’abri dans mon studio, j’en arrivais à écouter le silence. A l’extérieur, quand on me demandait comment j’allais, je l’observais.
Puis, ayant vainement tenté de faire reconnaître mon divorce par la médecine du travail comme une maladie professionnelle (mon employeur organise chaque année le salon du mariage de Marnes-La-Coquette), l’abattement a cédé alors la place à l’emportement.
J’ai jeté toute ma discothèque. Pour ne plus entendre seul ce que j’écoutais à deux. Comme le dirait Paul au sujet de ces chansons tristes interprétées avec un pathos très travaillé : on croirait qu’elles ont été écrites pour vous. Jusqu’à se les passer en boucle. La mémoire en boucle, le lecteur mp3 en position replay. Telle chanson, tel souvenir.
Ce jour-ci au bord de la Mer du Nord. En poussant le snobisme masochiste jusqu’à écouter Alain Souchon chantant Le Baiser. Les sangs et les mollets fouettés par le vent de Belgique, transporté par la musique, La plage de Malo Bray-Dunes, le grand air, l’Audi… Son mari.
Ce soir-là dans la chambre à coucher. Avec les Rolling Stones en fond sonore, des bougies sur les meubles, des foulards sur les lampes de chevet, tentant en vain de procréer sur l’air de I can’t get no (Satisfaction) tout en prenant garde de ne pas déclarer un feu de carré Hermès au prix d’un double et intense effort de concentration.
Ou cet autre soir, quand Jeff Buckley hurlait This Is Our Last Goodbye dans le salon, et que celle qui deviendrait mon ex-femme à peine la chanson finie hurlait dans la chambre qu’elle me quittait :
– (…) Tu n’écoutes personne. Tu entends, mais ton ouverture d’esprit se réduit à mesure que l’on ne s’intéresse pas à toi. (…) Ce que je prenais au début pour de l’éloquence et que j’admirais, n’est en fait que du verbiage. Je crois que tu arriverais à te captiver tout seul. (…) L’expression « s’écouter parler » a été inventée pour toi. Par toi d’ailleurs peut-être. Si tu pouvais voir cette lueur d’autosatisfaction dans ton regard quand les gens s’intéressent à toi. (…) On pourrait t’étudier en salle d’anthropologie. Un psy paierait pour t’avoir en thérapie. Rien ne t’arrête. (…) J’oubliais un point majeur : tu possèdes un esprit de contradiction hors du commun. Et encore, le commun que j’imagine ne ressemble à aucun autre. (…) Tu places la barre très haut. Tu n’as aucun respect pour qui que ce soit. Surtout pas pour moi. (…) L’autre soir chez mes amis, tu avais à peine dit bonjour, que tu en profitais déjà pour faire ton paon. A parler de tes fumeux projets de voyages et d’écriture. Qui entre nous ne sont toujours que des projets. (…) Je te le dis, ta vie est trop intéressante pour qu’on n’en parle qu’après ta mort. Tu ferais aussi bien de publier ta biographie de ton vivant, tu serais assuré d’avoir quelque chose à raconter.
Ad Lib.
Je lui ai dit que je trouvais l’idée de la biographie très intéressante. Que c’était peut-être la chance de ma vie.
Nathalie m’a répondu qu’elle n’avait jamais cru à la chance.
Elle qui me reprochait de m’écouter parler, j’ai chronométré sa diatribe : deux minutes, douze secondes et trente-quatre centièmes. Record et oreilles rebattus. Et encore, j’avais pris la discussion en route. J’ai tenté de l’adoucir d’un sourire tandis qu’elle me fixait avec colère. Je me souviens avoir articulé
« no, this can’t happen to me » tout en cherchant quoi lui dire, me sentant pressé par le temps… Ou peut-être étais-je simplement en train de fredonner, pris dans l’ambiance.
J’ai eu tout loisir de le faire après qu’elle a claqué la porte. Me laissant seul avec mes reparties. Sans même un dernier au revoir.
(A suivre)