No(s) confidence(s) – 22/24

Je profite de cette accalmie bienvenue dans nos échanges pour aller aux toilettes à mon tour. Je glisse (plus que je ne marche) sur le chemin des urinoirs collectifs dégueulasses à souhait. J’ai l’impression de m’être transformé en palet de curling avec ces pseudo sportifs à l’air pénétré et aux chaussures bicolores ridicules qui astiquent frénétiquement la piste devant le morceau de granit poli tandis qu’un serveur commence à balayer le sol devant chacun de mes pas mal assurés. J’évolue difficilement dans mes vapeurs éthérées, prudent devant ce cérémonial grotesque.

Ce qui vient de se passer ce soir dépasse mon entendement. J’essaie de rassembler mes idées en plongeant la tête sous l’eau dans le lavabo à la propreté très incertaine. Paul Newman faisait ça dans L’Arnaque de George Roy Hill. C’est complètement idiot. J’ai très vite très mal au crâne. Légèrement dégrisé, je reste quelques instants immobile et pensif, j’allume une cigarette et j’exhale la fumée à peu près aussi profondément (à m’en brûler les poumons) que je l’avale.

Une sensation de douleur intense me prend tout le corps. L’esprit d’analyse dont je suis si fier en temps normal est aux abonnés plus qu’absents, je me demande même s’il habite encore à l’adresse indiquée. Dois-je me montrer courageux et affronter mon ami Paul, pour lui avouer qu’effectivement Alice et moi avons couché ensemble et qu’elle l’a quitté pour moi ? Au soir même de leur séparation ; après la discussion qui les a vus se lancer des horreurs et écrire les premières dispositions de leur divorce sur une serviette en papier à même la table basse de leur salon que Nathalie et moi leur avions enviée parfois, répartissant de chaque côté d’un trait fin le réfrigérateur et le four micro-ondes, la télé et le Livret de Développement Durable, allouant à chacun sa quote-part du patrimoine commun… Alice avait poussé le vice jusqu’à écrire les prénoms des enfants. Je n’ai jamais osé lui demander si, comptable de métier et de leur ménage, elle les avait fait passer en profits et pertes de l’exercice de leur couple.

Quand Alice avait sonné à la porte de mon appartement, pendant que j’étais au téléphone avec Paul. Il pleurait. Il me racontait comment Alice l’avait purement et simplement mis au pied du mur « sans conciliation ni appel de la décision qu’elle avait prise ». Usant d’un jargon juridique prématuré (mais prophétique) par déformation professionnelle et pour se rassurer certainement.

J’avais fait signe à Alice d’entrer en silence d’un air entendu pour lui signifier que j’étais en ligne avec celui qui était encore techniquement son mari devant Dieu et les hommes. Elle l’avait immédiatement compris et je m’étais enfermé dans la salle de bain le téléphone et le misérabilisme de Paul collés à l’oreille pendant qu’elle investissait mon espace. Ma vie. Elle, avec ses fantasmes de femme au premier soir de sa séparation. Moi avec mes incertitudes de déjà divorcé. Selon Paul, tout était à refaire.

« Refaire sa vie ». J’ai toujours détesté cette expression. Phraséologie de psychologue spécialisé dans le gros œuvre. On ne refait pas sa vie comme on ravale une façade. Aujourd’hui encore, je tente de savoir si le costume trop petit dont parlait Paul un peu plus tôt dans la soirée n’est pas le lot de chacun d’entre nous. On vivrait comme on essaie un vêtement. Sans savoir à l’avance s’il va vous aller. De la taille à l’aspect général, avec un sentiment confus de doute, on hésite, on demande conseil autour de soi, à ses parents, à son épouse, à son mari, à sa famille, à ses amis, à la vendeuse… Au pire, on le ramène au magasin, on l’échange contre un avoir qu’on n’utilisera jamais. La plupart du temps, on s’en accommode, malgré quelques retouches ça et là. Puis, les goûts, les modes changent. Un beau jour, on ne s’en satisfait plus. Comme dans les moments les plus noirs ou les situations les plus scabreuses dans lesquels l’existence seule est capable de vous entraîner. Comme ce soir où, dans ces toilettes de pub parisien avec fontaine design et odeur de cage de zoo, mon costume ajusté me serre un peu trop. J’étouffe presque. Il est vrai aussi que j’essaie de pisser en apnée pour ne pas vomir.

Quand je sors des toilettes, Paul et Nathalie sont en pleine discussion. Paul a les mains jointes et se prosterne devant elle dans la posture d’un martyr chrétien attendant un impossible salut divin pendant qu’un fauve élevé dans le paganisme et nourri au supplicié lui dévore déjà les malléoles en attendant de lui sucer les moignons. Nathalie semble ne pas vouloir abréger ses souffrances. Je me poste à quelques mètres d’eux. J’essaie de me faire oublier. J’ai envie d’oublier. J’ai envie d’être ailleurs. Une fois de plus.

(A suivre)